Littoralement, et en plus d’un sens

lettre du 15 mai 2008


sous le pont Mirabeau coule la Seine primitive


Poète, psychanalyste, professeur de lettres, Esther Tellermann, répond à Anne Malaprade la questionnant sur la parution tardive de son premier livre (Première apparition avec épaisseur, 1986)

Ce n’est qu’avec le franchissement des frontières que j’ai pu laisser parler en moi les rythmes de la langue française. C’est cela pour moi cette « première apparition », cette première brèche dans l’idéalisation de l’autre et de soi. La littérature a alors perdu son « L » majuscule pour prendre le sens que lui donne Lacan dans son article « Lituraterre » du Séminaire de 1971, le sens de littoral », de lisière, de frontière entre ce qu’il en serait du sens plein et de ce qui peut en choir : une lettre.

Elle précise, in fine :

Les psychanalystes interrogent les écrivains non seulement par le biais du mythe mais aussi parce que le rêve par exemple, « voie royale pour la découverte de l’inconscient », est un rébus, un écrit. Les écrivains ne questionnent pas les psychanalystes, ils questionnent le savoir inconscient inscrit dans la langue. D’ailleurs un analysant n’interroge pas son psychanalyste. Il s’ouvre à son propre savoir inconscient. L’écrivain, lui, met en scène ce savoir inconscient dans une forme. L’écriture n’est pas une thérapie, une thérapie s’articule sur le transfert et la parole. Mon travail poétique se nourrit forcément de l’analyse mais ce qui est sûr, c’est qu’il l’anticipe.

Ces deux points serviront de guides pour passer de l’un à l’autre des livres assemblés sur la table de la magdelaine.

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Il est un que l’on risque de ne retrouver qu’en librairie spécialisée, et c’est des plus dommage : « Lacan et la littérature », textes rassemblés par Eric Marty, issus d’un colloque à Paris VII, parmi lesquels Jacques Lacan, « L’Autre » d’André Breton nous apprend que le psychiatre pas encore psychanalyste rêvait d’une science de la personnalité et que l’ « écriture automatique » doit beaucoup à la découverte de l’inconscient ; quant à la liste de Lacan, elle en laissera sans doute plus d’un rêveur.

Un récit d’Esther Tellermann « Une odeur humaine » (farrago/leo scheer, 2004), prose poétique (car « le récit n’empêche rien ») égratigne le bel amour, fondement de notre folie meurtrière (c’est la psychanalyste qui parle, cf. cette conférence à propos de Bataille (Ma mère), Prigent (Une phrase pour ma mère), Fourcade dont La Laisse sera mise en consonance avec celle d’Abou Graïb,). Patrick Née a donné de ce livre une analyse très attentive, en ligne, sur le site de Jean-Michel Maulpoix.

Ce spécialiste d’Yves Bonnefoy (de ses rhétoriques profondes) a publié à La lettre volée un Zeuxis auto-analyste, où l’œuvre est reconsidérée sous l’angle de l’analyse avec des aperçus très éclairants sur le Giacometti, les convergences et les écarts avec Bataille (franchissement versus transgression) et des hypothèses (convaincantes) sur le dernier Bonnefoy (celui des Planches courbes). Comme dans l’article consacré à Une odeur humaine référence est faite à Monique Schneider. De celle-ci un livre récent, La cause amoureuse, prolongera à coup sûr la réflexion. Et puisque « on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade », on sera tout heureux (sous les regards de Freud et Spinoza) de se (re) mettre à l’école de Racine : « Ah ! si je vous suis cher, ma Princesse, vivez ! » (Iphig. III, 6)
Son chapitre II : Spinoza et la destitution de l’amour, apporte d’utiles résonances/consonances aux propos d’Heitor O’Dwyer de Macedo dans ses Lettres à une jeune psychanalyste, dont l’objet comme son titre l’indique est de témoigner des conditions d’une pratique de la psychanalyse aujourd’hui (inséparablement de théories, de rencontres, d’un trajet personnel), v. en particulier la dernière lettre : Freud et Spinoza.

Publié chez Stock (L’autre pensée), ce livre est très attentif à son lecteur, tant dans la forme (celle adoptée facilite la progression de la lecture) que dans ses contenus, et devrait lui valoir des lecteurs au-delà de la communauté analytique qui s’y retrouvera certainement : dans le trajet d’un praticien, ses bonnes rencontres (Dolto et son « amoralisme psychanalytique », Pankow), ses compagnonnages intellectuels (Michel Neyraut, Philippe Réfabert, Françoise Davoine (qui a « oublié d’être psychopathologue », et qui professe comme son compagnon Jean-Max Gaudillière, « que la folie est une réponse à la perversion, une manière de préserver la vie vivante »), ses allers-retours entre la clinique et la théorie (en bref quelques grands : Freud, bien sûr, mais aussi Ferenczi, Winnicott). Relativement à Spinoza et à « connaissance du troisième type », la référence au physicien Loup Verlet est particulièrement probante, en ce qui concerne la « révolution du cadre de pensée », il faut effectivement retourner à « La Malle de Newton », aux « Chimères et paradoxes ».

L’ouvrage est aussi bienvenu eu égard au contexte que l’on connaît. Il recoupe des propos du prologue de la réédition (Erès) du livre de Roland Gori : La preuve par la parole (essai sur la causalité en psychanalyse) qui souligne que ce ne sont pas les conditions de validité épistémologique de la psychanalyse qui la menacent mais plus encore les conditions sociales de sa mise en œuvre (cf. intervention récente dans « Le Monde » ).

Heitor O’ Dwyer de Macedo a choisi un beau titre rilkéen, on ne s’étonnera donc pas de trouver cette affirmation : c’est seulement par le poème que peuvent être pensées les blessures incurables de l’Histoire (236 ; je remarque : penser plutôt que panser, Histoire plutôt qu’histoire).

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Pour ne pas conclure, le poème, donc (l’auteur a vérifié sa prose) : « expérience de soi-même, parcours ironique d’une candide dans la folie contemporaine, au terme de quoi rien n’est révélé que l’urgence du désir. » :

Requiem, j’augmente les factures de téléphone à proportion de l’angoisse de la montée du jour, nombreux sont ceux qui peuvent écouter la même histoire, ce sont des fantômes, des cadavres, j’en prélève un peu de mort, ça les empêche de passer à l’insurrection. C’est trop lourd de rester seul à seul, ça devient gênant, la haine flanche, on finit par se croire immortel, aucune raison de s’alarmer, aucune descendance, il faut brûler les preuves, c’est l’amour posé là, l’incandescence de l’inceste magnifiée en lyrique destinale, je suis poète, je dresse à ton nom ô aimé un monument aussi pur qu’une séparation éternelle, oui le poème est l’allégorie d’un nom féminin où toute langue de poésie prend source, car l’être aimé, sachez-le, s’écrit mais ne s’incarne que par accident, tel est le secret de l’âme, « onoma », d’où consonne l’ascèse qui nous mène au sublime, « nomen absconditum », celui de la déesse, elle frappe, j’ai bien le droit de tuer, on me tue, c’est minable cette partie immergée où le monde s’asservit à une fiction, ouvrez vos cuisses, recevez l’impossible anagramme du nom absent, c’est celui de la morte Perséphone Artémis, elle signe l’unique ressemblance, l’unique étoile du premier amour, je frappe Sylvie Delphine Adrienne, ô phonème unique, âge d’or d’un seul sexe, il pourrit Delfica, mère et fils, l’un seul d’une pensée théogonique, ô joie, cris d’ivresse du nouveau sauveur, Osiris venu combler le trou noir de l’aube, il doit accoucher de la morte, la Reine à qui attribuer l’épitaphe où consumer l’amour éternel, il s’impose, oui l’amour éternel s’impose comme un néologisme, coercition immaculée du quotidien, bave, fatigue, perte de poids, vertige.

Une odeur humaine, pp. 36-37

Notes (dans l’ordre d’apparition)

Nouveau Recueil n° 70, mars-mai 2004, pp. 162-173

Première « apparition » en ce qui me concerne dans : Contemporary French Women Poets, vol. 1 : From Chedid and Dohollau to Tellermann and Bancquart. (Rodopi 1996). Soit :

It is only in 1986 that Esther Tellermann’s first collection, Première apparition avec épaisseur, appears, with Flammarion’s series, "Textes". Offered as a "journal métaphysique", it seeks to articulate those points of intersection of the "quotidian" and the "imperceptible", where surface attains to some depth and phenomena attach themselves to at least tentative meaning. The "autobiography" that ensues establishes distance both voluntarily via the discretion of its veiled scenes, personas and events, and involuntarily through the lived difficulties of utterance ; but its mission remains clear : a "recherche du sens" that, without ever acceding to the "subjectivité brûlante" surprisingly evoked, nevertheless etches out a direction and an articulation quite distinctive. (116)

Michaël Bishop, universitaire canadien, inlassable passeur de la poésie contemporaine outre-atlantique, a fondé sa propre maison d’éditions VVV.

Lituraterre séminaire (1971) D’un discours qui ne serait pas du semblant, Séminaire, livre XVIII, Seuil, pp. 113-127

Lacan et la littérature, Editions Manucius, CATHERINE MILLOT Pourquoi des écrivains ? ; JACQUELINE CHÉNIEUX-GENDRON Jacques Lacan, « L’Autre » d’André Breton ; HERVÉ CASTANET Antonin Artaud et le « littoral » (Lacan) ; ÉRIK PORGE Lacan, la poésie de inconscient ; ANTOINE COMPAGNON Instance de la lettre et histoire de la rhétorique ; PIERRE PACHET Goût et mauvais goût de Jacques Lacan ; SABINE BAUER La Trilogie de Claudel au Séminaire ; DANIEL SIBONY Lacan et Shakespeare : autour d’Hamlet ; ÉRIC MARTY Lacan et Gide, ou l’autre école ; ÉVELYNE GROSSMAN « Il n’y a pas de métalangage » (Lacan et Beckett) ; JEAN-MICHEL RABATÉ, Qui jouit de la joie de Joyce ? ; ELISABETH ROUDINESCO La liste de Lacan. Inventaire de choses disparues .

© Ronald Klapka _ 15 mai 2008