anamorphoses
6. naturellement

12/09/2011 — Hélène Lenoir


« Le naturel, parlons-en, c’est tout ce qui s’habille de la livrée du savoir, et Dieu sait que ça ne manque pas. Le discours universitaire est fait uniquement pour que le savoir fasse livrée. L’habillement dont il s’agit, c’est l’idée de la nature. Elle n’est pas près de disparaître du devant de la scène. Non pas que j’essaie de lui en substituer une autre. Ne vous imaginez pas que je suis de ceux qui opposent la culture à la nature, ne serait-ce que parce que la nature est précisément un fruit de la culture. Mais enfin, à ce rapport le savoir/la vérité ou la vérité/le savoir, comme vous voudrez, nous n’avons même pas commencé d’avoir le plus petit commencement d’adhésion, comme à ce que nous disons de la médecine, de la psychiatrie, et d’un tas d’autres problèmes. » [1]

« Elle est écrivain à plein temps, un plein temps qui fait eau de toutes parts, parce qu’il faut bien vivre et que vivre n’est pas donné, il ne suffit pas de naître, ensuite, il faut regagner sa vie. » [2]


Hélène Lenoir, Pièce rapportée

« Ville d’Avray, Saint-Cloud... son intuition l’avait donc mise sur la bonne route et, en passant non loin de la clinique où était mort son beau-père, elle se demanda absurdement si ce n’était pas lui qui l’avait dissuadée de filer à l’anglaise comme elle comptait le faire en sortant de la chambre de Claire... Pierre Bohlander, si présent pour elle dans son insupportable absence, elle le sentait maintenant dans la voiture, comprenait que c’était tout simplement lui qu’elle avait invoqué en remarquant dès son arrivée qu’il manquait quelqu’un, je l’ai dit sans savoir et c’était lui, mais il était là. Comme s’il lui avait fait comprendre d’un geste qu’elle devait retourner à la salle à manger, reprendre sa place au bout de la table et dire Anne, ma famille allemande ... elle avait dit ça, les cartons de Claire, l’ultimatum, ce bluff qui les avait pétrifiés, et lui, debout près de la porte face à elle et en même temps derrière elle, lui soufflant, la tenant, la ...Ich habe genug... »

Voici un passage de Pièce rapportée, le dernier livre d’Hélène Lenoir, que Minuit, éditeur fidèle, vient de faire paraître [3]. A l’aide duquel, il ne serait pas impossible de reconstituer le livre en son entier, du moins, son économie narrative : complications, résolution. Et c’est assez... en effet. Sur ce genug (le lecteur trouvera à se contenter du leitmotiv [4]), je brode volontiers à cause d’une "mère abominablement bonne" rencontrée dans un autre livre d’Hélène Lenoir [5], d’autant que le enough ici parodié a la même étymologie que l’adverbe allemand. Dans l’espace transitionnel de la littérature, il est bon que le lecteur suffoque, la joie devant la mort [6], obole pour l’alethéia, qui donne de vivre, et c’est assez... que le mort saisisse le vif, en ce qu’un geste posé, une parole donnée, un air (ré)entendu communiquent la force vitale, l’énergie nécessaire, qu’appelle le moment où assez c’est assez...

Et voilà pourquoi peut-être dans Elvire, s’entendent : elle vire — de bord, elle vire également ce qui n’est plus bon que pour “les encombrants”, et ne s’entend plus une Elvire fascinée par un quelconque burlador, elle ne s’en laisse plus conter [7]. Et c’est aussi ce qui éclaire ce roman si noir à première vue — où va jusqu’à se poser la question : « Combien faudra-t-il de morts ? » — que ce soit un éclair d’humanité, une parole confiée et reçue, si ténu qu’il ait été à un moment donné [8] qui réoriente le cours d’une vie, quand bien même le temps de comprendre peut être long, très long, ou, disent les derniers mots : Très loin.

A l’évidence, cela vient de se lire, se dire, l’écrit d’Hélène Lenoir embarque son lecteur dans son tumulte intérieur, et à lui d’attraper comme il peut, telle bouée, telle balise, repérer tel amer. Ce qui fait son effroi, et aussi sa joie, retour de l’épreuve.

Bien sûr, je plaide ici vivement pour la littérature, qui compte au nombre des rencontres vraies, et ici, c’est pure littérature, vraiment, que de travail ! pas des habiletés, pas et puisque l’on cite souvent Sarraute à propos d’Hélène Lenoir [9], pas ce qui fascinait-révulsait celle-ci : the ’terrible desire to establish contact’, pas de démagogie...

Mais venons-en au livre ! Bien des lectures, des réceptions en seront possibles (toute ressemblance avec des personnes etc. ne sera pas fortuite). Par exemple, voilà une chronique parfaitement menée de la séparation annoncée d’avec une part de soi-même (et le débrouillage d’une énigme familiale qui va de pair). Ou encore l’accident, comme analyseur des relations de couple, des relations intra-familiales (leurs violences). Ou encore la satire d’un milieu bourgeois catholique (avocat, médecin, prêtre, et pour les deux premiers cas des épouses, au foyer, censées avoir gagné le gros lot, à charge pour elles la perpétuation de l’excellence atteinte, sous forme d’héritiers). Une lecture féministe (version première génération) non moins possible. Le lacanien se verra confirmé dans l’inexistence du rapport sexuel, d’où les tribulations du désir ; repèrera, presque trop facilement, l’instance du nom-du-père. Cependant, au-delà de tout cela, l’écriture, pleno sensu, dans son rythme, ses rythmes, ses variations, ses écarts, ses reprises, ses chevauchements, donne son meilleur mais non sans en réclamer la pareille de son lecteur (les reins et les coeurs, comme on disait autrefois) !

J’aurai l’extrême cruauté de relever ce passage du chapitre III (un acte, quatre scènes) en forme de pièce, rapportée ; c’est l’anniversaire de l’aïeule :

« GISÈLE (à Bernard) : Elle est épatante, là, je dois dire que... et jolie en plus... non ? Vous ne ? je trouve qu’elle a du chien, on sent qu’elle vient d’un milieu... Qu’est-ce qu’on sait sur la famille ?... Autre chose, mon très cher gendre, quelle heure est-il ? Je voudrais beaucoup qu’on ait le temps de se recueillir et de prier ensemble, d’avoir un vrai Benedicite qui ne soit pas escamoté par le rôti ou je ne sais quel soufflé.
BERNARD : Bien sûr, bien sûr... » (134)

Norbert Czarny pourrait, à recenser ce nouvel ouvrage, sans déroger reprendre ce paragraphe de La folie Silaz (Folie ordinaire, titrait-il) telle qu’il la lut :

« Le mélange, la confusion, sont rendus par l’écriture "au microscope" d’Hélène Lenoir. Pour qui a déjà lu un de ses romans, sa façon de glisser d’un point de vue à l’autre, de passer du récit au monologue, de rendre les sensations et sentiments dans ce qu’ils ont de précipité, de heurté, n’est pas surprenant ou neuf. Disons que chaque roman est une étape vers plus de souplesse, vers plus de virtuosité, à condition de ne pas voir dans cette virtuosité le jeu gratuit d’un acrobate. Chez Hélène Lenoir, le fait d’accéder à ces zones où les mots se cherchent, se bousculent, où l’inachèvement des phrases coïncide avec la douleur ou l’effarement n’est jamais facile. C’est la seule manière de montrer la toile d’araignée que peut être une famille, toile dans laquelle on s’attire, on s’entre-dévore, et se fuit. » [10]

Au centre de la toile, ici, non pas Odette, mais Gisèle, celle dont aux premières pages on rappelle qu’en bonne grand-mère, elle admoneste Claire - qui annonce un gain au loto - : tu n’as aucun sens des vraies valeurs, à ton âge, tu devrais pourtant savoir que l’argent, ça se gagne à la sueur de son front ! Elle qui roule sur l’or sans jamais avoir eu à gagner un sou de sa vie, comme maman et toutes ces bonnes femmes qui ont tiré le gros lot rien qu’en.. et moi, si j’épouse Antoine, si... mon gros lot, lui, mon... ? (8)
Et l’instant d’après (ces lignes), un moment de pure poésie, très cinéphilique, de la même jeune femme en pensées d’amour.

La virtuosité pointée plus haut par le critique, avec de justes réticences, le mot ne fait qu’approcher ce qu’il en est, se déploie en tous domaines : quoi de plus vrai, de plus puissamment vrai, que le relevé des messages recueillis sur un mobile tel que donné aux pages 42 à 45, quoi de plus fort que la sensation produite par la phrase qui dit l’accident : « je tombe, grelots, Anne ma soeur Anne et Claas et Nathalie, maman et Claas, maman, vrombissement aigu de son cri rouge, orange, bolide, fusée plongeant soudain dans du caoutchouc élastique puis dur, noir, et tout fut silencieux » (10) ou à l’autre extrêmité ce « moment of being » (dans le séjour à soi) :

« Elle emporta son dîner dans le séjour, alluma la télé en réglant le volume au plus bas et stoppa son zapping sur des défilés de filles anorexiques et glaciales martelant le sol dans des accoutrements inqualifiables en se succédant mécaniquement beaucoup trop vite pour qu’on ait le temps de vraiment les voir, mais elle ne les regardait même pas, mangeait, hagarde, son plateau sur les genoux, la bouteille par terre à côté d’elle était aux trois quarts vides. » (177-178)

Manière de réaliser ce que signifie l’adjectif dans l’expression un art consommé, voire pourquoi Lacan aurait parlé lui de consumation, le fading de l’image féminine donnée par la société de consommation et celle de la bouteille de vin...

Pour clore ce qui est à peine un exercice d’admiration (quelques unes s’en sont déjà, remarquablement, chargé, merci à elles ! [11]), mais juste une tentative de faire ressentir quelques effets de lecture, je voudrais juste ajouter à quel point Hélène Lenoir excelle aussi dans l’art si difficile de la nouvelle (v. La Brisure et L’Entracte, et dans ce livre, électivement L’Infidèle), combien compte sa relation avec les éditions de Minuit (et aujourd’hui Irène Lindon), qu’elle est une des voix incontournables de la modernité littéraire, et que Pièce rapportée, très abouti, donne autant à lire (et beaucoup !) qu’à faire saisir (être saisi) de ce qu’écrire (intensif) veut dire...

© Ronald Klapka _ 12 septembre 2011

[1Jacques Lacan, Je parle aux murs, pp. 36-37, conférence du 4/11/1971 : Savoir, ignorance, vérité et jouissance, Seuil, 2011.

[2Jean-Baptiste Harang, rendu à Bad Nauheim pour une rencontre autour de « l’Entracte », dit cela d’Hélène Lenoir, dans une phrase qui signe toute son empathie pour l’écriture de celle-ci, allant jusqu’à en calquer l’endophasie. In Libération, 06/09/2005. Voir extraits.

[3Hélène Lenoir, Pièce rapportée, éditions de Minuit, 2011.

[4La cantate de Bach — dernier mouvement : Ich freue mich auf meinen Tod. — reçue ici comme le cantique de Syméon, celui que l’on chante à complies, le vieillard doublement rassasié de jours, la descendance assurée.
Si au chapitre 2 de Luc (versets 29 à 32), il s’agit de descendance spirituelle, la problématique de l’héritier mâle chez les Bohlander obscurcit manifestement les esprits.

[5Ainsi est qualifiée Odette Silaz. La folie Silaz, Minuit, 2008.

[6Le jubilant : « Frères et soeurs, réjouissez-vous, il est vivant ! » pris selon une certaine lettre, ne serait pas loin de "démontrer" ce que Lacan appelait l’increvable de la religion. V. la conférence de presse, au Centre culturel français, Rome, le 29 octobre 1974. L’équivoque, l’antiphrase suggèrent qu’il est ici possible de remailler autrement les rets du langage.

[7Voire compter : mille et tre, c’est fini, et pourquoi pas d’ailleurs, eu égard aux considérations du passage retenu pour ouvrir cette lettre, le dîner de têtes du chapitre III, en festin de Pierre...

[8Pièce rapportée, pp. 61-63.

[9Elin Beate Tobiassen problématise cette assertion dans le cinquième des essais réunis sous le chef de La relation écriture-lecture, aux éditions L’Harmattan, 2009, pp. 141-168. Mettant en évidence (lectures croisées de textes de Tropismes et de La Brisure) que sensualité, sexualité, désir apportent un tout autre souffle à l’écriture. J’ajouterai que mot foutoir jouit dans cette prose d’une place qui ne laisse pas de doute quant à une érotique du désordre, qu’il soit celui des vies, ou des lieux où elles s’écrivent.

[10Norbert Czarny, La Quinzaine littéraire, n° 978 parue le 16-10-2008.
Pour ce qui est de la fuite, on lira dans Etudes françaises, n° 46, 2010, Anne Caumartin, La fuite comme acte éthique : le discours générationnel chez Hélène Lenoir et Suzanne Jacob, pp. 53-61.

[11Le Monde des livres du 8/09 nous a gratifié :

— d’une lecture de Camille Laurens

— d’une recension de Christine Rousseau

— d’un entretien (par mail) avec Hélène Lenoir à propos de son dernier livre.