Philippines

07/02/09 — Hélène Cixous, George du Maurier, Raoul Vaneigem, Peter Hathaway, Patrice Robin, Christian Prigent, Bénédicte Gorrillot, Le Matricule des anges n° 100


Hélène Cixous, Philippines, Prédelles

Le Matricule des Anges, centième du nom, outre qu’il accueille Chloé Delaume, demande à une quarantaine d’écrivains (une belle totalité biblique en ces temps de désert) : quelle critique littéraire attendez-vous ? Et je lis sous la plume de Philippe Forest l’encouragement à ne pas céder sur son désir.

Quoi de commun donc entre : Hélène Cixous, Raymond Queneau et Raoul Vaneigem ?

Peter Ibbetson, de George du Maurier.

Raymond Queneau traduisit en 1946 le livre que Peter Hathaway avait porté à l’écran en 1935 (avec Gary Cooper) et dans lequel André Breton voyait "le triomphe de la pensée surréaliste".

Raoul Vaneigem, auteur de la notice biographique de George du Maurier pour l’Encyclopaedia Universalis, a donné une postface à la réédition du livre aux éditions L’Or des fous.

Elle s’éclaire de ces propos adressés à François Bott : L’amour apparaît d’abord comme un refuge contre la détresse, mais il devient détresse lui-même s’il renonce à implanter partout le ferment de la vie, la jouissance créatrice, l’intelligence sensible, la générosité. J’incline à penser qu’il est notre vraie gravitation. Pour détourner Fourier sans le trahir, je dirai : l’amour est la science des jouissances qui organise les destinées. En ce sens, j’ai toujours aspiré à un amour absolu.

Et Peter Ibbetson est l’histoire d’un amour fou qui se joue de la séparation, fût-elle celle de la mort.

Dans le dernier livre d’Hélène Cixous, Philippines - Prédelles (eds Galilée), je trouve :

« Comme deux amandes dans un même noyau, des « philippines » comme les appelait Mary, nous nous touchions par plus de points et étions plus près l’un de l’autre que tout le reste du monde (bien que chacun de nous dans un noyau séparé). Nous en fîmes l’épreuve de toutes les façons que nous pûmes imaginer, et jamais nous ne nous trouvâmes en faute, et jamais nous ne cessâmes de nous étonner d’une si grande merveille. »

Philippine. Un mot pour deux.
(35)

La Puissance, gardée cachée, du Point de Départ, dans toutes nos expériences de vie. (31)

Entre guillemets ce qui se passe à la p. 267 de la version Queneau, pp. 34/35 chez Hélène Cixous. Je ne vous raconterai pas cette conférence donnée le 18 juin 2008 à la Maison Heine de Paris, en clôture du colloque : Hélène Cixous. Croire rêver. Arts de pensée. Juste qu’il est question, on l’a deviné, entre autres, de Peter Ibbetson, un livre auquel l’auteure "tient comme à la prunelle de ses yeux, comme elle tient à ce qui est la condition, la loi, la grâce de toute sa vie : le don de rêver vrai à travers les barreaux de la prison". Voyez la prière d’insérer.

Outre ce livre miraculeux, excursus proustiens, freudiens (Nouvelles conférences sur la psychanalyse), télépathiques avec Jacques Derrida (morceau de bravoure des pp. 89-91, où l’auteur de La Science des Rêves et celui de Psyché se prennent la tête), et j’en passe.

Une allocution des plus vivantes par celle que Ginette Michaud qualifie d’hyperlectrice – à propos d’Hyperrêve, qui charrie une vraie joie, celle de lire bien sûr, par exemple entre les mailles PeteR IbbetSON, soit état de prison et de liberté d’esprit dans son pays étranger intérieur...

Mais que l’on ne vienne pas me dire que c’est la science de l’auteure qui m’abuse, m’ensorcelle, me philtre ! Le charme, c’est : revenir à, et chacun pour soi, lecteur/lectrice. « Il n’y a pas que le premier pas qui coûte, …das weitere findet sich » (Sigmund F.)

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Patrice Robin Le Commerce du père

Dans le Matricule des Anges, centième du nom, je lis sous la plume de Christian Prigent le vœu que la critique ne cède pas au journalisme, et l’invite à ne pas cesser de guetter l’apparition des « grandes irrégularités » qui forcent à réapprendre à lire.

Le moins que je puisse dire, c’est que je n’ai pas aperçu de grandes irrégularités (du langage) dans Le Commerce du père de Patrice Robin chez POL. Ce qui invite ici à une attention au-delà de l’empathie surgissant assez spontanément au récit si pudique soit-il (et peut-être davantage encore en raison de cette pudeur) du parcours d’un écrivain assez représentatif de ce que Jean-Claude Pinson range sous la bannière du poétariat. Ce n’est sans doute pas par hasard que François Bon met en ligne [ces] « trois documents, un autour, un en-deçà de l’écriture » dont, dit-il : "nous décidons que c’est cela aussi, la matière de l’écriture. Question à la figure de l’écrivain, à l’invention et au statut de l’écrivain. Question au temps et à la durée de l’apprentissage : tenir, remonter."

Paul Otchakovsky-Laurens parle de neutralité de proximité, je crois saisir, dans ce qu’il énonce ainsi, une manière d’être proche sans empiéter sur la liberté de l’autre (ici le lecteur) ; je crains, je le dis tout de go, que la proximité ne soit neutralisée. Les touches (légères) d’humour/ironie, de poésie, de sens épique dans le minuscule (cf. l’épisode du verglas, en fin d’ouvrage), les « habiletés » (l’« habitus » façonné par la pratique des ateliers d’écriture), indexent une grande retenue, pour ne pas dire une grande prudence. Mais alors quels mondes nouveaux nous ouvrent ces pages dans lesquelles il est si tentant de se reconnaître et de se conforter : récits de vie, récits de filiation, récits de formation ?

J’ai sans doute trop conduit ce type de travaux, j’en connais trop les matrices et l’outillage, pour apprécier à leur juste valeur les livres dont la construction et les procédures ne sauraient me dérouter, et dont quant à moi, je ne saurais décider de leur littérareté.

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Christian Prigent, quatre temps

Le Matricule des Anges n’a pas interrogé d’éditeurs pour ce numéro, il le fait régulièrement, mais j’imagine qu’il aurait pu être utile de réunir les avis de quelques uns sur la question de la critique littéraire, ce qu’ils en attendent. Christian Prigent a été cité plus haut. Dans quelques jours paraîtra Christian Prigent, quatre temps aux éditions Argol. La collection Les Singuliers initiée au temps des Flohic éditeurs se porte bien. Dans ma bibliothèque assurément ; j’ai pu ici ou là dire tout le bien que je pensais des livres d’entretiens avec les Bergounioux, Quignard, Beck, Lucot, Jeannet, Federman. Ce n’est donc pas fini !

Une fois encore Catherine Flohic est à féliciter. Le livre est parfaitement réussi : ceux qui connaissent bien Christian Prigent affineront ici leur optique ; ceux qui abordent l’œuvre ne seront nullement dispensés de s’immerger dans poèmes, essais ou grands récits, et de faire retour ensuite à l’ouvrage critique pour mesurer « la science de leur jubilation », c’est-à-dire sans mesure. Bénédicte Gorrillot (à son actif, un « galop d’essai » qui ouvre la conversation : le prologue de Le sens du toucher, eds Cadex) a réalisé avec Christian Prigent, un ouvrage de référence, utile assurément pour le jeune chercheur (au sens universitaire), mais surtout indispensable pour tout chercheur-questionneur d’écriture.

Rapide indication des quatre temps : D’où ça vient, Comment c’est apparu, Comment c’est fait, De quoi ça parle (comme un moteur ou motif beckettien) avec pour la dernière partie le dépli : Biographie, Sexe, Théorie, Oralité, Lisibilité/Illisibilité et pour la Biographie, ce « Rappel d’évidences : chacun de nous vit sidéré par l’énigme que pour lui-même il est et que le monde alentour est pour lui. En outre, aucun de nous n’a le choix de seulement vivre sa vie. Chacun la pense et la représente. Par exemple en écrivant. »

TeXTo !

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Toujours feuilletant Le Matricule, Pascal Commère :

Mais voilà que, écrit-il, feuilletant le dernier livre d’Annie Wellens, je tombe sur ces lignes de Paul Beauchamp :

« Un livre ne "peut" rien. Tout dépend de qui l’ouvre et de sa manière de lire. Mais ce qui reste mystérieux, c’est ce que nous ne pourrions pas trouver, sans le livre, ce qui nous est donné par lui. Sans le livre ou sans le secours d’autres lecteurs du livre. »

Un poète, une libraire, un exégète, et un mystère qui reste entier : ça suffit bien pour aujourd’hui .


Bonus : liens et compléments, ad libitum...

Image extraite du film de Peter Hathaway, à partir de ce blog.

Le Matricule des Anges, n° 100, février 2009, Numéro spécial : Quelle critique littéraire attendez-vous ? et dossier Chloé Delaume et rubriques habituelles.

Peter Ibbetson, de George du Maurier, versions Gallimard et L’Or des fous.

Raoul Vaneigem, entretien avec François Bott le 12.09.03 pour le quotidien Le Monde, à l’occasion de la parution de Le Chevalier, la Dame, le Diable et la Mort (éd. Cherche Midi), disponible désormais en folio.

Philippines, Prédelles, sur le site des éditions Galilée (avec la prière d’insérer).

Ginette Michaud : Le sommier de Benjamin ou l’hyperlecture d’Hélène Cixous, revue Spirale n° 217 (2007). Sur Hyperrêve, la recension sensible d’Isabelle Baladine Howald.

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En référence aux "grandes irrégularités du langage", un numéro de Littérature (Larousse/Colin) à propos de Bataille écrivain.

Le Commerce du père aux éditions POL.

Entretien de Patrice Robin avec Pierre Hild, (Matricule des Anges).

Article de Jean-Claude Pinson : Du prolétariat au « poétariat ».

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Editions Argol : la collection Les Singuliers.

Le Sens du toucher, aux éditions Cadex.

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Pascal Commère, aux éditions Le Temps qu’il fait.

Annie Wellens, dernier ouvrage : Qui a peur de la Bible ? éditions Bayard.

Paul Beauchamp, immense bibliste, v. en particulier les deux tomes de L’Un et l’Autre Testament, aux éditions du Seuil, lecteur "interminable".

© Ronald Klapka _ 7 février 2009