Vengeance ? & Réponse à Charles Eubé / Robert Antelme

04/08/2005 — Robert Antelme, Christophe Bident, Jean-Luc Nancy


« Il n’y a pas de problème : le prisonnier est un être sacré parce que c’est un être livré et qu’il a perdu toutes ses chances. » « Nous ne voulons plus que l’on « joue » avec les hommes. Tout ce qui peut ressembler même de loin à ce que nous avons vu là-bas, nous décompose littéralement. »

Ces phrases écrites par Robert Antelme, en 1945, peu après sa sortie du camp de Dachau, en rapport au sort réservé en France aux Allemands prisonniers, nous ont semblé d’une actualité telle qu’elle justifie la réédition aujourd’hui de ces deux courts textes parus dans la revue Les vivants. Cahiers publiés par des prisonniers et déportés.


Qu’ajouter à la quatrième de couverture de cette indispensable réédition [1] ? peut-être le rappel, en complément, de quelques éléments bibliographiques :

— L’Espèce humaine, dans la collection Tel (Gallimard) ; que des textes inédits : Essais et témoignages ont été réunis en 1996 aux mêmes éditions par Daniel Dobbels, dont Vengeance ?, alors que le second texte dont l’a acompagné l’éditeur tourangeau : Réponse à Charles Eubé était resté inédit depuis 1946.

Pour mémoire, dans les essais publiés en 96, un ange passe :

« Si le sourire de Reims n’est pas celui de l’autorité, c’est que l’ange est dans la ville, comme perdu et pourtant le seul visible. Il n’est pas la pierre qui avec d’autres pierres porte l’ensemble de cette famille serrée sur elle-même, énorme, diverse et étroite, où chacun garde un nom et qui a couronné de ces noms tant de postérité. Ce qu’il est, c’est écrasé. Pourtant, il n’est pas écrasé par cet édifice-là, par cet événement, par ce pouvoir-là, il est écrasé de toujours pour toujours. Être sans pouvoir, c’est son essence : son sourire ne peut être celui du règne. Être de toujours, mais surtout devoir être toujours, et ce sourire ne peut être celui de l’ironie.

La légère inclination de la tête, où sont la connaissance et l’obéissance : l’habitude. Le commandement auquel il obéit, c’est le regard, n’importe quel regard, sur n’importe quoi. De l’homme à l’herbe, de l’homme à l’homme, de l’homme à l’absent, ce qui est là, c’est sa figure. Étouffée ou radieuse, elle est là, obligée. Parole, image, musique, tout le dit et rien. Il est au cœur du domaine où toute relation va naître. Éternellement recommencée. Ne possédant rien, ne pouvant rien, il est obligé d’être là toujours. Et s’il arrive que l’on dise : “ la seule transcendance c’est la relation entre les êtres ”, dans le bonheur et dans les larmes, c’est lui que l’on voit. Otage régulier de cette prodigieuse bastille, ni maître ni frère, il est dans ce qui se passe, ce qui ne peut pas ne pas être reconnu... »

— Reconnaissances, Calmann-Lévy, novembre 2003 de Christophe Bident : l’exergue "C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS..." et le chapitre III : Y-A-T-IL UNE RECONNAISSANCE EN PROPRE ? pp 59-87. Voir cette recension.

— Robert Antelme, l’humanité irréductible, Léo Scheer (Lignes), janvier 2004 de Martin Crowley, préface d’Edgar Morin

— La revue Lignes, n° 21, janvier 1994 : Robert Antelme, Présence de L’Espèce humaine

— Le Monde du 15 nov 1996, un article de Pierre Lepape titré : « Reconnaître autrui est le souverain bien », qui donne la circonstance des diverses parutions du moment :

« Le livre de Robert Antelme a paru pour la première fois en 1947 dans la petite maison d’édition qu’il avait fondée l’année précédente avec Marguerite Duras et Dionys Mascolo. Dix ans plus tard, sur l’intervention de Camus, il reparaît dans une version définitive chez Gallimard. Il figure depuis longtemps sur le catalogue des livres de poche de cette maison. Il ne s’agit donc pas d’un livre oublié. Pas davantage d’un livre manqué par la critique. Dès sa sortie, Maurice Blanchot, dans L’Entretien infini, en a, de manière éclatante, souligné la grandeur et la portée. Puis ce furent Perec, Sarah Kofman, d’autres encore. En 1994, la revue Lignes a publié un numéro spécial intitulé « Présence de L’Espèce humaine », qui a d’ailleurs servi de base à l’ouvrage présent. Pourquoi, dès lors, cette insistance ? La seule réponse possible est qu’un lecteur de L’Espèce humaine supporte mal l’idée que tout le monde n’ait pas lu ce livre. C’est un texte qu’on ne se résigne jamais à garder pour soi. C’est une expérience si importante qu’il manquera toujours quelque chose à ceux qui ne l’ont pas eue. »
© Ronald Klapka _ 4 août 2005

[1Vengeance ? de Robert Antelme, est publié aux éditions Farrago, après une première publication -en livre - dans Robert Antelme, Textes inédits sur L’espèce humaine, essais et témoignages, Gallimard 1996.

Les éditions Hermann ont repris à leur catalogue les textes de Vengeance ? y adjoignant une postface de Jean-Luc Nancy, dont voici un extrait :

« Devant des violences infligées à des prisonniers allemands après la guerre, Robert Antelme, tout juste lui-même revenu d’un camp allemand, déclare l’exigence absolue du droit – car en vérité il ne s’agit de rien d’autre que du respect du droit de la guerre – contre l’instinct de vengeance. Il sait qu’il va choquer certains rescapés des camps de concentration, il sait qu’il rencontrera plus largement la réticence d’une opinion que cet instinct ne manque pas de travailler. Au nom de quoi parle-t-il ?

Il parle au nom des « notions simples de justice, de liberté, de respect de l’homme ». Elles ne sont simples que si on les considère dans leur contenu : la dignité égale de chacun, “l’homme” comme une valeur en soi, qu’on ne peut subordonner à rien ni rende équivalente à aucune autre espèce de valeur. Mais cette simplicité est d’accès difficile : elle demande qu’on sorte de la croyance dans les puissances de bien et de mal – c’est-à-dire de la croyance en général. Or cette sortie est difficile – elle est le long chemin de la « culture » et ce chemin n’a pas de terme car “l’homme” dont on veut assurer le respect n’est rien de donné, rien de déterminé. Ce n’est pas une nature, ce n’est pas une puissance – et cela tout d’abord, pour prendre les choses au plus élémentaire, parce qu’il est générique et non singulier. “L’homme” est un universel sans réalité tangible et qui ne vaut que ce que vaut la suspension de la croyance.

Avec la croyance on suspend la peur des démons mais aussi la satisfaction qu’on peut trouver à les vaincre par le secours d’autres démons. On suspend les identifications des puissances et on désigne un au-delà, une autre puissance dont la force symbolique est en somme le symbole à l’état pur et nu : la possibilité du rapport entre ceux qui sont également dépourvus de force “naturelle” et d’assistance démoniaque [...]. »