Beckett/Anzieu

06/10/05 — Samuel Beckett, Didier Anzieu


C’est pourquoi il faut partir de la beauté de la prose.
C’est elle qui nous instruit de ce qu’il importe à Beckett
de sauver. Parce que toute beauté, et singulièrement
celle qu’il vise, a pour destin de séparer. Séparer l’apparence,
qu’elle restitue et oblitère, de ce qui est le noyau universel
de l’expérience. Prendre Beckett à la lettre est indispensable.
A la lettre de la beauté. Dans sa fonction séparatrice,
la lettre nous annonce ce qu’il faut négliger pour se tenir
en face de ce qui peut valoir.
Alain Badiou [1]


Beckett et le psychanalyste, de Didier Anzieu (1992).
Beckett, dans les rééditions ultérieures.

Qui dira pourquoi la mention "et le psychanalyste" a disparu du titre de l’ouvrage publié par Didier Anzieu en 1992 aux éditions Mentha/Archimbaud, dans les rééditions qui ont suivi : collection de poche Folio/Essais chez Gallimard en 1999 et récemment Le Seuil/Archimbaud en 2004 ?

Cela nous vaut, certes, pour le dernier ouvrage, la magnifique photographie d’Hermine Karagheuz. Sans doute fallait-il être la compagne de Roger Blin, pour capt(ur)er cette intelligence au/en travail. [2]

Cependant, le psychanalyste ?

Faut-il se reporter à l’aphorisme alexandrin de Manhattan Terminus :

Le barman comme le psychanalyste est haï  [3] ?

Celui qui nous concerne (Anzieu, Bion ?), nous lui sommes pourtant particulièrement redevable(s).

Dédoublons.

La quatrième de couverture (ne varietur, pour chacune des éditions, modulo les premiers mots - il faudra un psychanalyste pour nous éclairer là-dessus - ), précise d’emblée :

« Samuel Beckett auteur irlandais jusque-là peu connu est devenu un des plus grands écrivains français dans l’après-coup d’une cure psychanalytique à Londres avec Wilfred Ruprecht Bion, qui allait lui-même de venir un des théoriciens les plus originaux de la psychanalyse. »

Cela peut évidemment paraître un raccourci. Qui aura à portée de main ou de bibliothèque l’ouvrage de James Knowlson [4], pourra effectivement en savoir davantage sur l’étonnant thérapeute de la Tavistock Clinic (comme Balint), son parcours atypique (pp. 239 - 246).

Mais pour imaginer, à coup sûr, c’est vers Didier Anzieu qu’il faut se tourner.

Lecteur de Beckett, depuis une quarantaine d’années, Anzieu a dans l’après-coup de la mort de son auteur de prédilection [5] pu s’atteler à la tâche dont il sera rendu compte.

Tout d’abord, relever, car bien utiles, les bonnes résolutions, les règles de travail pour la mener à bien :

La première est de transcrire en priorité dans mon livre les id« ées, les images, les sensations qui se présentent pendant la vie nocturne de mon esprit. La seconde est de m’imposer d’écrire chaque jour un passage en rapport - de ressemblance, de contiguïté, de contraste - avec le sujet de mon ouvrage. La troisième est de me tenir à l’écoute de ce qui est réveillé en moi de Beckett par la nuit. La quatrième est de n’anticiper en rien sur ce qui pourrait ou devrait advenir de la suite de mon texte, m’efforçant d’être réceptif aussi bien à la nécessité qu’à la contingence. La cinquième est de traverser avec humilité et espérance les moments de sécheresse où l’écran du rêve reste gris. La sixième est de recourir le moins possible à cette facilité du commentateur qui multiplie les citations ou les paraphrases, au lieu de se confronter à l’auteur et de confronter l’auteur à soi-même. La septième est de renoncer à confectionner mon livre à partir de mes notes accumulées, de mes brouillons, de mes plans, mais de m’en tenir à ce qui, des textes de Beckett ou des miens, me reste vivant et prompt à revenir à mon esprit. »

La critique "génétique" y retrouvera ses petits !

Sept chapitres précédés chacun d’un résumé, sept post-scriptum et un "finale", donnent au travail d’Anzieu une forme à la structure très particulière : le lecteur y est analyste et l’analyste constamment lecteur : quatre mois pour écrire (c’est à dire composer) un livre porté pendant près de trente ans. Gestation d’éléphant, d’ichtyosaure ! s’exclame-t-il.

L’histoire ne dit pas s’il y eut dépression post-partum, ou si l’auteur se reposa au dernier jour !

Un livre qui est un dialogue constant de l’auteur avec lui-même, avec les personnages de Beckett qui semblent eux-mêmes en auto-analyse, avec le lecteur, avec Beckett lui-même, voire avec Bion.

De suggérer d’ailleurs que le célèbre soliloque du narrateur beckettien est composé d’associations libres adressées à un psychanalyste fictif.

Un livre d’une grande richesse, donc associant de nombreux genres : l’essai littéraire, l’observation clinique, le pastiche enjoué, le propre journal de bord de l’analyste, la narration biographique. Qui n’aurait envie de se précipiter sur le Cahier de L’Herne pour comparer les dix versions de Bing alors qu’Anzieu nous confie ses propres palimpsestes !

Se vit alors ce qu’Alain Badiou dépeint dans son court mais stimulant essai comme l’increvable désir de penser. [6]

© Ronald Klapka _ 6 octobre 2005

[1Alain Badiou, Beckett, L’increvable désir ; Hachette, 1995.

[2Le Monde des Livres du 10.01.03 a rendu compte de l’émouvant Roger Blin, une dette d’amour, évoquant par delà le temps le metteur en scène de Beckett.

[3Est-ce à Gog, est-ce à Magog qu’il faut imputer l’amer constat ? - pour le savoir se reporter au livre de Michel Rio (disponible en édition Folio).

[4Beckett, biographie traduite de l’anglais par Oristelle Bonis, Solin Actes Sud, 1999 ; titre original : Damned to fame : The Life of Samuel Beckett, Bloomsbury Publishing plc, Londres, 1996.

[5En 1953, il assistait, à la fois furieux et fasciné à un spectacle dans lequel un de ses rêves prenait corps : voir les Pensées de Pascal transposées à la scène, soit assister à En attendant Godot.

[6Alain Badiou, op.cit., lire cette conclusion :

Pour Beckett comme pour Mallarmé, il est faux de dire que « rien n’a eu lieu que le lieu ». L’existence ne se dissout pas dans l’anonymat de la pénombre. Elle ne coïncide pas non plus avec le solipsisme. Ni elle n’est asservie dans le rapport aux autres, à des lois imprescriptibles, fût-ce de prétendues lois du désir, ou de l’amour, l’amour, comme dit Malone, « considéré comme une sorte d’agglutinant mortel ».

Il arrive que quelque chose arrive. Que quelque chose nous arrive. Et ces points d’exception, dont toute vérité procède, l’art a pour mission de les garder, de les faire briller, de les détenir, stellaires, dans le tissu reconstitué de notre patience.

C’est un rude travail. Il y faut l’élément de la beauté, comme une sorte de lumière diffuse dans les mots, un éclairage souterrain que nous avons nommé le poème latent de la prose. Un rythme, de rares couleurs, une nécessité contrôlée des images, la construction lente d’un monde fait pour laisser voir, en un point éloigné, le trou d’épingle qui nous sauve : par ce trou viennent à nous la vérité et le courage.

Beckett a accompli cette tâche. Il a disposé le poème de l’increvable désir de penser.