Mallarmé , « tel qu’en les autres aussi ... »
avec Yves Bonnefoy

texte du 13 juillet 2006


Le colloque de Tournon, Le secret de la pénultième, & les préfaces d’Yves Bonnefoy

Voici le propos du colloque de Tournon (24-27 octobre 1998), Mallarmé, et après ? Fortunes d’une œuvre, sous la direction de Daniel Bilous :

« En des temps où se célébrait un peu partout un Mallarmé-tel-qu’en-lui-même-enfin..., l’idée d’un Mallarmé « tel qu’en les autres aussi... » a paru s’imposer. Le sort (fortuna) d’un écrivain majeur est peut-être de donner sa chance à l’avenir, en le dotant d’un capital qu’il appartient à d’autres d’exploiter, d’augmenter ou de brûler. Pour désigner « l’après » d’une œuvre, ce vieux mot de fortune est peut-être le moins calamiteux, malgré (?) ses connotations économistes. Il suffit, pour le comprendre, de lui comparer « influence », « héritage », « école », « filiation » ou encore « postérité ». Loin des affaires de famille mais près des œuvres, l’on s’est proposé, au Colloque de Tournon (24-27 octobre 1998) d’interroger les théories et les pratiques de ceux qui, lisant Mallarmé, en ont tiré quelque profit ou conséquence dans leur travail, des voies nouvelles que l’on se devait d’explorer tant sur le front de l’écriture, poétique, romanesque, critique ou mixte, que du côté d’autres arts (musique, peinture). Le Colloque a réuni des chercheurs, théoriciens, écrivains, venus d’horizons multiples : Thierry Alcoloumbre, Michel Beyrand, Marcel Bénabou, Jany Berretti, Nicole Biagioli, Daniel Bilous, Jean-Pierre Bobillot, Eric Clemens, Didier Coste, Pascal Durand, Vincent Kaufmann, Mireille Ribière, Jean Ricardou, Léon Robel et Bernardo Schiavetta. Plus que de commémorer un écrivain qui disait « n’existe[r], et si peu, que sur du papier, préférablement blanc », il s’est agi, pour ceux-là, de prolonger sa réflexion et son travail, sans se dissimuler le caractère inexorablement inachevé de l’entreprise. Au reste, pour laisser au poète l’avant-dernier mot, « un livre ne commence ni ne finit. Tout au plus fait-il semblant ».

Autant le dire plaisir et science sont au rendez-vous : et voici TXT, Kandinsky, Duchamp, Perec et toute l’Oulipie, mais aussi Debussy/Strauss. Certes il y a ici "effet d’école" avec la collection Formules (du nom de la Revue des littératures à contraintes) [1] , mais comment bouder son plaisir à la lecture de Jean-Pierre Bobillot par exemple ?

Puisque Daniel Bilous laisse au poète l’antépénultième mot, nous le gardons ! avec cet essai d’Yves Bonnefoy, paru aux éditions Abstème et Bobance

Voici un essai qui à l’instar de La Stratégie de l’Enigme, paru chez Galilée [2] , et qui à propos de La Flagellation du Christ de Piero della Francesca, s’interroge, nous interroge sur la stratégie de l’artiste, et questionne le contexte énonciateur à partir de quelques traits (on pense, après coup, à « La Lettre volée ») et ne reste pas collé à un énoncé qui peut égarer !

Belle manière de dire à quel point Mallarmé est tout comme Baudelaire redevable à Edgar Poë, et dont on sait que tant poète que professeur d’anglais, il a scruté (traduit) des poèmes (Gallimard, 1992). Ici, c’est le Démon (et penser au socratique daîmon) de la perversité qui met sur la voie (la voix !).

Edition extrêmement soignée (les dessins d’Agnès Prévost de très très belle tenue) de cette "elucidatio brevis" ainsi qu’il est dit de la collection "Notule" : Petite note que l’on met en marge d’un livre, pour l’éclaircissement de quelques endroits qui méritent une explication. [3], qui porte sur Le Démon de l’Analogie. [4] ]

Nous avons déjà cité Edgar Poe, mais nous ne serons serons pas "fool enough to make open confession" : simplement la pénultième est ici l’avant-dernière syllabe accentuée — in english, of course — ce qui n’est pas le cas dans notre belle langue, et diérèse à part, la pénultième de pénultième (I repeat ?) c’est nul : qui creuse la vers, s’aperçoit donc que la pénultième est(nul/le) donc morte/ paix à la pénultième !
Et la phrase (le poème ?) qui trotte dans la tête de Stéphane, et qui séjourne sur ses lèvres, lui donne à penser (panser ?) (à) ce crime parfait, silencieux de notre prosodie (folie utile ?), mais s’il sera de plus en plus difficile de « penser de la tête », rien n’empêchera de « travailler du coeur ».

Magnifique, oui, magnifique lecture d’Yves Bonnefoy ! et désir de retourner aux préfaces subtiles des oeuvres de Mallarmé données en poche :

— en premier lieu : les Poésies (Poésie/Gallimard)

— ensuite (même édition) les Vers de circonstance

— enfin (et surtout ?) la Correspondance et des Lettres sur la poésie en Folio-classique

Alors, lisible l’affirmation de Patrick Laupin :

« Le Mystère ontologique et le Mystère dans les Lettres triompheront du malheur de l’existence séparée quand dans la primitivité retrouvée et écrite être et pensée ne seront qu’une seule et même chose adressée au Monde. La puissance énigmatique de l’oeuvre “quelque devoir de tout recréer avec des réminiscences, pour avérer qu’on est bien là où l’on doit être” devient un rapport « clair comme le jour » et tendue vers l“’acte magnifique de vivre” ». [5]

© Ronald Klapka _ 13 juillet 2006

[1Formules

[2Yves Bonnefoy, La stratégie de l’énigme, Galilée.

[3Yves Bonnefoy, Le Secret de la pénultième, Abstème et Bobance, mai 2006.

[4Le Démon de l’Analogie

Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d’une phrase absurde ?

Je sortis de mon appartement avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix prononçant les mots sur un ton descendant : « La Pénultième est morte », de façon que

La Pénultième

finit le vers et

Est morte
se détacha

de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique, qui était oublié et que le glorieux Souvenir certainement venait de visiter de son aile ou d’une palme et, le doigt sur l’artifice du mystère, je souris et implorai de voeux intellectuels une spéculation différente. La phrase revint, virtuelle, dégagée d’une chute antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité. J’allais (ne me contentant plus d’une perception) la lisant en fin de vers, et, une fois, comme un essai, l’adaptant â mon parler ; bientôt la prononçant avec un silence après « Pénultième », dans lequel le trouvais une pénible jouissance : « La Pénultième puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli sur le son nul, cassait sans doute et j’ajoutais en manière d’oraison : « Est morte. » Je ne discontinuai pas de tenter un retour à des pensées de prédilection, alléguant, pour me calmer, que, certes, pénultième est le terme du lexique qui signifie l’avant-dernière syllabe des vocables, et son apparition, le reste mal abjuré d’un labeur de linguistique par lequel quotidiennement sanglote de s’interrompre ma noble faculté poétique : la sonorité même et l’air de mensonge assumé par la hâte de la facile affirmation étaient une cause de tourment. Harcelé, je résolus de laisser les mots de triste nature errer eux-mêmes sur ma bouche, et j’allai murmurant avec l’intonation susceptible de condoléance : « La Pénultième est morte, elle est morte, bien morte, la désespérée Pénultième », croyant par là satisfaire l’inquiétude, et non sans le secret espoir de l’ensevelir en l’amplification de la psalmodie quand, effroi ! - d’une magie aisément déductible et nerveuse - je sentis que j’avais, ma main réfléchie par un vitrage de boutique y faisant le geste d’une caresse qui descend sur quelque chose, la voix même (la première, qui indubitablement avait été l’unique).

Mais où s’installe l’irrécusable intervention du surnaturel, et le commencement de l’angoisse sous laquelle agonise mon esprit naguère seigneur c’est quand je vis, levant les yeux, dans la rue des antiquaires instinctivement suivie, que j’étais devant la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens. Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième.

[5Patrick Laupin, Stéphane Mallarmé, aux éditions Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 2004.