texte du 10 décembre 2006 en cours de révision
« L’entretien, comme d’autres genres dits « mineurs », m’a toujours semblé apte à révéler, sous l’effet d’une sollicitation extérieure, ce qui dans l’œuvre interrogée reste souvent implicite ; apte à y ouvrir ainsi, peut-être, quelques nouvelles fenêtres. Dans le meilleur des cas, cette forme peut même conduire sur des sentiers de traverse que l’œuvre n’emprunte pas »
un livre d’entretiens (éds Argol) et l’émission de Francesca Isidori, rencontres avec l’auteur de Si loin de nulle part
Pour avoir lu :
Et le 27 juin 1999, encore : « J’espère, sans en avoir du tout la certitude, qu’à travers les sujets que je traite, les phrases que j’écris, je trouverai un passage vers quelque chose de nouveau. »
Ces sujets qu’il traite, ces phrases qu’il écrit, me sont devenus un exemple, une sorte d’étoile polaire : ne jamais renoncer, poursuivre invariablement, aussi loin que possible et sans se détourner, la recherche du Nord magnétique. Tant que durera - ma vie entière, ou à tout le moins ma vie dans l’écriture, sans laquelle l’autre serait inhabitable - l’incandescence de cette étoile, la trajectoire de ce satellite, Une vie, qu’il a su mettre en orbite, Roger Laporte ne sera pas mort en moi. Et ce mouvement continuera bien après nous.
en préface de la réédition de Quinze variations sur un thème biographique [1], j’ai aussitôt cherché à savoir qui était Frédéric-Yves Jeannet dont la "fraternité de lecture" me sautait au coeur.
Et comment n’aurais-je pas été ému, découvrant quelques paragraphes plus haut :
Roger Laporte, dont l’œuvre de « création » (les guillemets signalent ici l’inadéquation du terme, mais je n’en vois pas d’autre, et « fiction » conviendrait moins encore), rassemblée sous le titre Une vie, est d’une importance capitale pour quiconque s’intéresse à l’écriture, à l’élaboration d’une oeuvre littéraire, et pour quiconque écrit (c’est-à-dire la plupart des gens, souvent à leur insu), reste un auteur méconnu sauf par un cercle restreint de lecteurs, commentateurs et amis […] Mais n’ayons pas d’inquiétude : « on s’en avisera un jour », Philippe Lacoue-Labarthe [2] l’a encore écrit récemment, et cela ne fait pour moi aucun doute, de l’importance de cette oeuvre qui, comme tout grand projet novateur, aura besoin de temps pour s’installer définitivement.
Aussi, un premier parcours de lectures effectué, et un bonheur n’arrivant jamais seul : Catherine Flohic [3] a rassemblé le plus parlant des matériaux et fait appel à un intime de l’oeuvre, alors que Francesca Isidori vient de lui donner voix [4], je vais m’essayer, quelques extraits aidant, de te parler d’une aventure d’écriture plutôt rare, d’une oeuvre dont la reconnaissance se fond aussi avec la maturité de celui qui la porte, je ne m’exprime pas bien sûr en termes psychologiques ! mais en termes de convivance permise désormais avec un nombre de lecteurs élargi.
En tout premier lieu ce livre que je cite plus haut, réalisé avec Annie Ernaux, dont Frédéric-Yves Jeannet interroge (par mail) la vérité et la précision et dont Mona Chollet a rendu compte pour Inventaire/invention. Lorsque je dis interroge la vérité et la précision, c’est que l’intervieweur n’a cessé de le faire pour lui-même depuis des décennies, qu’il s’agisse des matériaux accumulés dans la malle noire, des choix de vie, des compagnonnages d’écriture, dont deux autres ont acquis une visibilité et surtout une épaisseur plus grandes grâce à la dimension temporelle, les rencontres « en vrai » et les entretiens réalisés, peut-être aussi une proximité d’écriture plus grande. Dans tous les cas une empathie vraie qui exclut autant le mimétisme que la divagation dévote. Rien de tel que de limer sa cervelle à celle de fortes personnalités. Aussi rien de plus recommandable que de se livrer à la Rencontre terrestre d’Hélène Cixous (Galilée, 2004) ou de prendre De la distance (Castor astral) avec Michel Butor. Comme leur amitié naît en 1975 (le jeune homme a 16 ans et réalise un entretien pour le compte de son journal lycéen) , tu comprendras que Frédéric-Yves Jeannet était plus qu’indiqué pour préfacer L’Anthologie nomade, parue en Poésie/Gallimard et énoncer une fois pour toutes que l’oeuvre entier est sous le signe de la poésie.
Bien sûr, Frédéric-Yves Jeannet n’a pas toujours été un inconnu pour tout le monde, certains de ses textes (parfois très tôt) ont été publiés en revue ; le passage par la publication à compte d’auteur : Si loin nulle part, De la distance, ont fini par déclencher l’intérêt des éditeurs et la mise en oeuvre de la reconnaissance (René de Ceccatty pour Le Monde, Bertrand Leclair, Tiphaine Samoyault, Arno Bertina dans la Quinzaine Littéraire). ]]. Il faut noter aussi qu’une part importante de l’oeuvre est en langue espagnole (et non traduite) : très tôt ce furent des fonctions d’enseignement au Mexique (Cuernacava — oui, Under the volcano, de juvénile et émue mémoire). La carrière de fonctionnaire international de l’épouse a conduit aux Etats Unis (d’où le livre avec le photographe Philippe Dollo : L’île Dollo, édité par Léo Scheer) et maintenant à Wellington (Nouvelle Zélande).
Dans sa préface qui évoque à la fois « les oignons d’Egypte » convoque pour cela le dernier chapitre (XLVIII) d’un livre tellement construit, Jean Roudaut a raison de souligner l’enjeu de la correspondance Butor-Jeannet et de sa publication :
L’enjeu de l’ouvrage n’est ni décoratif ni sociologique ni même psychologique, si l’on songe aux confessions et aux confidences. Mais ontologique. L’interrogation porte sur notre nature, tantôt ange et tantôt bête, sur le rôle que nous entendons jouer, passagèrement, en ce monde.
Il ajoute, in fine :
Grâce à [l’amitié], le regard porté sur autrui, ou sur le monde, se change continûment : ce qui paraissait figé se fait parlant ; tout répond à l’attention, tout nous parle, tout nous regarde.
Il y a donc infiniment plus qu’un intérêt historique (une tranche du riche parcours d’écrivain et de professeur - quoique refusé par l’Université française pour manque d’agrégation et pour cause de brio !) dans cette correspondance qui est je le répète reconstruite, réordonnée en particulier grâce aux entretiens et commentaires critiques, c’est bien du bios du graphein dont il est question dans ces onze années d’échange. (Vite ! un ou une secrétaire pour aider Frédéric-Yves Jeannet à éditer sa correspndance avec Roger Laporte. De la sorte, il pourra voyager encore plus léger [5].
Le mot d’accompagnement mutuel me vient en reparcourant cet ouvrage en souhaitant qu’il devienne à son tour, pour d’autres, un ouvrage-compagnon.
Que dire maintenant de la rencontre avec Hélène Cixous - je veux parler du livre - cette grande amante des mots, aussi inflexible dans sa rigueur intellectuelle que terriblement souple, vivace et profondément humaine. [6]. Ici l’essence dialogique de la littérature, est plus vivement manifestée encore par la connaissance mutuelle des oeuvres (tu me diras c’est le moins qu’on puisse attendre - garde la dimension temporelle du verbe !) , la connaissance analytique, la pratique de plusieurs langues, celle de l’enseignement, et bien entendu l’expérience (au sens épreuve & sentir intérieur) de la table d’écriture. Ici belle reconstruction : inclusion de la dimension d’inconnu appelée « Dieu » dès le premier chapitre (se souvenir de Le Prénom de Dieu (1967), et de Beethoven à jamais sous-titré ou l’existence de Dieu) et manifestée dans le dernier : « Retours de Dieu », sous la figure d’Agar, à cause de l’énigme du crime. HC d’ajouter : « Vu par Dieu et par moi, c’est même le contraire d’un crime, c’est une action d’innocence, mais très coûteuse, très dangereuse. Vu par d’autres [...]. »
Kierkegaard, Derrida pas loin bien sûr. Je rappelle que c’est l’intervieweur qui suscite ces réflexions, dont celle-ci, que je te laisse méditer :
Mais j’ai toujour préféré imaginer que cet épisode de la Genèse était un écran, une façon de dépister les curiosités, et de dissimuler un
autre secret d’Abraham, une autre division inavouable, un amour,
par exemple fatidique pour Agar, qui n’a pu, n’avait pu subsister
à travers les millénaires que sous un déguisement contraire : ainsi
un crime légitimé par Dieu couvrirait un crime causé par Dieu, etc.
Voilà un peu comment je me figure les relations humaines intimes,
comme toujours reléguées dans les déserts, sous la terre, traversées, effrayées et merveilleuses, mais porteuses d’une menace de
mort. On a ça aussi dans les contes de fées où si souvent la vie
tient à un mot qu’il ne faut pas dire ; ou qu’il aurait fallu ne pas
dire ; ou fallu dire...
Voilà qui plus qu’un excursus cixaldien, est bien une manière de clé de sol, d’ut ou de fa à l’entrée de tous les livres de Frédéric-Yves Jeannet (comme de nos vies, qui ainsi ne cessent de s’écrire [7].
Nous voici donc à l’orée des livres.
Et tout d’abord, celui réalisé avec Robert Guyon :
Il fait partie de la collection les Singuliers ; il mêle donc entretiens, anthologie et iconographie. Philippe Beck, à une remarque que je lui adressais sur le questionneur, me confiait [8] les questions de Gérard Tessier sont nobles. L’adjectif me plaît, il convient absolument pour Robert Guyon, aussi délicat qu’incisif, précis et amical. Lui-même poète, enseignant (formateur de maîtres à Lyon), il a rencontré Jeannet en 1979 à Cuernavaca.
Si tout m’intéresse dans ce livre, je te dirais que l’ultime chapitre — qui recueille entre autres la réponse à l’enquête de La Quinzaine littéraire de l’été 2004 : Pour qui vous prenez-vous ? — a particulièrement retenu mon attention : oui quelque soit le tirage, Frédéric-Yves Jeannet doit rester un écrivain confidentiel :
Oui, je souhaite rester confidentiel. Une poignée de vrais lecteurs et la transfusion qui s’opère parfois entre le lecteur, la lectrice, et ce qu’ils lisent, cela suffit à justifier tout mon travail.
Pour entrer dans la confidence, il y a les annexes du livre, un texte de Xavier Nouvel (1997) sur Cyclone qui éclaire aussi le livre d’entretiens avec Hélène Cixous, convoquant L’Entretien infini de Blanchot, et l’orientation du narrateur vers une interprétation judéo_chrétienne de son « récit », qui n’est autre qu’une relation et la transmutation du fragmentaire insensé en Parole de Recueillement.
Il y a également des extraits de Apprentissage de l’écriture et maîtrise des pulsions, contribution de Robert Guyon à la décade de Cerisy 1998 : « Le roman d’apprentissage : lectures plurielles ». En deux mots éclairants : palimpseste et palingénésie (cela fait tout de même huit pages !).
Il me semble qu’il faille commencer tout d’abord par Si loin de nulle part pour entrer dans le mouvement de l’écriture :
Tant de dépossessions, pour finir sur ce rivage du recommencement. Descente vers les années sans fond. Le tain des années noires. La brûlure de Babel. Dire la mort. Dire dans toutes les langues cette avant-mort qu’est la langue. L’écriture donne à ceux qui en usent un avant-goût de la mort. Jacob Orfeo, comme Montaigne, devait l’apprendre au fil de l’encre. A ses dépens. S’il ne s’agissait, ne s’était agi que de mourir, il n’eût pas hésité. Mais c’était ailleurs, dans l’avant-mort, la souffrance blanche, là où la langue échappe, là où elle n’est plus langue ni désert ni rien d’humain, qu’avait vogué si longtemps la nef de Jacob Orfeo [9] (pp. 62-63, éds Ubacs, 1989).
Tu le vois, ce livre aurait pu être le dernier. Il n’en est rien, heureusement. Sache, l’entretien avec Francesca Isidori le révèle, qu’une version (la troisième déjà) aurait pu voir le jour dans la collection Le Chemin de Georges Lambrichs en 1978 ou 79. Mais - dans la chronologie du lecteur, se perçoit la matrice [10] des écritures à venir (ce mot de matrice provient, me semble-t-il de Butor : Cyclone, au Castor Astral, puis Charité chez Flammarion, enfin La lumière naturelle, repris chez Galilée.
Ce dernier titre me renvoie illico à Descartes : Inquisitio veritatis per lumen naturale (en latin 1647, publ. 1701). L’exergue de Charité [11] me donne cette clé musicale : Non intratur in veritatem nisi per caritatem [12].
Dis-moi, la malle est pleine me semble-t-il. J’ajoute un petit (un grand !) plaisir : d’avoir re-trouvé en librairie, La légende de Novogorode [13], ce premier écrit "mythique" comme on dit même sur Arte, de Frédéric Sauser, alias Blaise Cendrars, et ce sera aussi terminer sur un clin d’oeil avec ces mots :
C’est alors seulement que j’étais un vrai poète.
Lorsqu’on a dix-sept ans - comme a dit Arthur Rimbaud -
on n’a que poésie et amour en tête... C’était une même soirée suffocante,
les tilleuls enivraient comme la bière de Munich. Et le vent somnolent
goûtait l’écume des papillons autour des réverbères... Et les villas
des honorables Suisses
en troupeaux de fringants moutons roses descendaient à l’abreuvoir.
Et moi, comme un somnambule, je descendais du cinquième étage
le long de la gouttière ;
moi, ce jour-là, je m’enfuyais de la maison de mon père.
Je voulais m’engouffrer dans la vie de la poésie
et pour cela il me fallait traverser la poésie de la vie.
alors que s’élève en moi la voix qui dit :
c’est moi, là, toi qui me connais même si je ne te connais pas encore.
[1] Flammarion/Leo Scheer, 2003)
[2] Avant-propos de Le carnet posthume, lignes Leo Scheer, avril 2002
[3] Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre avec Robert Guyon, éds Argol, septembre 2006
[4] Emission Affinités électives du jeudi 7 décembre
[5] Voyager léger, livre à paraître, lire cet inédit sur le site Inventaire/invention.
Dans l’attente que les mots viennent – car toujours ils reviennent, finissent par revenir –, il me faut prendre leur abandon en patience, ne pas les effaroucher surtout lorsqu’ils arrivent, sur la pointe des pieds ou en sabots, lorsqu’ils s’approchent en rampant, se tiennent là, interdits, puis s’enhardissent, se mettent à sourdre goutte à goutte, puis à couler ou déferler, à lentement me submerger...
[6] Priorité des priorités : lire Hyperrêve aux éditions Galilée, si bien lu par Isabelle Baladine Hohwald
[7] l’italique, aussi hocquardienne que la grammaire l’autorise
[8] Pour l’ouvrage le concernant dans la même collection
[9] J’ai accumulé des milliers de pages, une vingtaine de versions successives. Les strates précédentes étaient strictement rocambolesques. L’action tournait autour d’un personnage, tour à tour premier et troisième du singulier, que je traquais sur toute la planète. Au fil des pages de ce faux roman qu’il m’a fallu élaguer à grands pans, son nom revenait plus de mille fois : Jacob Orfeo. Me suis-je projeté en lui, ou est-ce le contraire ? Comment croire à cette fiction nébuleuse que je me suis racontée, par duplicité ou dédoublement, mais qui n’avait vraiment rien d’extérieur à moi ? Quelle réalité pouvait avoir cet assemblage de lieux défaits pour quiconque autre que moi ? Comment insuffler une vie aux personnages de papier qui gravitaient autour de Jacob Orfeo ? p. 51
[10] Les bibliographies citent en premier lieu : Marée matrice Salina Cruz, Atelier de l’Agneau, Liège, 1983
[11] Les sens, l’inclination, les précepteurs,
et l’entendement sont les peintres différents, qui peuvent travailler à cet ouvrage ; entre lesquels ceux qui en sont moins capables, sont les premiers qui s’en mêlent, à savoir des sens imparfaits, un instinct aveugle, et des nourrices impertinentes. Le meilleur vient le dernier, qui
est l’entendement ; et encore faut-il qu’il fasse plusieurs années d’apprentissage, et qu’il suive longtemps l’exemple de ses
maîtres, avant qu’il ose entreprendre de corriger aucune de leurs fautes. Ce qui est, à mon avis, une des principales causes pourquoi nous avons tant de peine à connaître. Car nos sens ne voient rien au-
delà des choses plus grossières et communes, notre inclination naturelle est toute corrompue ; et pour les précepteurs, encore qu’il s’en puisse trouver sans doute de très parfaits, si est-ce qu’ils ne sauraient forcer notre créance de recevoir leurs raisons, jusqu’à ce que notre entendement les ait examinées, auquel seul il appartient de parachever cet ouvrage.
René Descartes, La Recherche de la vérité.
[12] Je fais le savant ? non, non, non : réminiscence, reviviscence de Une demande d’amour « Que ta volonté soit faite », où cette citation d’Augustin est donnée en exergue du chapitre 5 de la lecture lacano-ignatienne de Thérèse d’Avila par Denis Vasse , tout comme celle d’Edith Stein :
« Dès ma jeunesse, je savais que la bonté vaut mieux que l’intelligence ».
[13] édition bilingue chez Fata Morgana, avec contributions d’Alechinsky, et notes de Miriam Cendrars