La secrète

lettre du 12 avril 2009


Cette lettre revient sur la lecture par Francis Marmande, d’un documentaire sur Nevedic, un hameau breton entre 1972 et 2007, la réédition de premiers livres de Claude Louis-Combet chez Corti, la revue (NU(e)40 consacrée à Yves Charnet, enfin fera la part belle au dernier roman de John Berger : De A à X.


Un secret bien gardé

E Breizh e kan al laboused e brezhoneg.

« Un secret bien gardé, film de Patrick Prado (DVD Mirage illimité), dure trente-huit minutes qui s’écoutent, sans nostalgie, comme un oratorio tremblé : ouverture, Catalogue de Jac Berrocal - Pauvros, guitare, Artman, percussions, Patrick Prado, parfois. Puis, dans l’ordre, Les Quatre Saisons, de Jean Schwarz (électro-acoustique), Keith Jarrett en solo, Brigitte Fontaine et Higelin (Cet enfant que tu m’avais fait), Stan Getz, Johan Strauss, Brahms, Alan Stivell...

" C’était la fin des paysans ; ils étaient partis du village, et nous, nous arrivions chez eux. Ils ne sont jamais revenus. Nous nous sommes installés à leur place. Une population est remplacée par une autre, un sauve-qui-peut général, un village siphonné. Le village s’appelle Nevedic, en Bretagne."

Un secret bien gardé, un film sur ce "nous" sans charte : "Nous voulions juste sauver notre peau." Un film qui, en peu de temps, raconte le remembrement, la mort des paysages, une disparition et des séparations. Plus l’avènement du consommateur sans mémoire. Plus le passage d’actions pratiques - remonter un village comme on remonte un film - à des violences urbaines. En fait, un film d’actualité et d’anticipation. »

Je reprends ces lignes légèrement remixées que vous aurez peut-être lues dans le Monde — édition du 08.04.09, à Francis Marmande dont les chroniques ne manquent jamais de piquant, qu’elles soient jazzistiques : hommage récent à Petrucciani, taurines : « Quatre oreilles pour José Tomas », voire vélivoles (il y a sapience en ce genre d’âmes) : atterrissage sur l’Hudson, mais aussi intrépide association de Bashung, du héros de A à X de John Berger, et d’une inénarrable boucle du genre tire-bouchon pour liège récalcitrant. En effet, le film accessible en ligne, à la fois « chante en breton » (cf. la citation d’Anjela Duval en exergue), et dans la langue de notre temps, comme le précise la seconde partie de son titre : Le basculement, que corroborent les propos du chroniqueur averti et sensible.

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La Sphère des Mères

Depuis 1990, les éditions José Corti se sont attachées à publier Claude Louis-Combet. Aujourd’hui avec La sphère des mères, elles réunissent en un volume trois textes parfaitement matriciels de l’œuvre à venir : Infernaux Paluds (1970), Voyage au centre de la ville (1974) et Mère des Croyants, qui met en œuvre le principe mythobiographique surgi avec Marinus et Marina (1979) et ici la figure d’Antoinette Bourignon. Le second ouvrage est précédé d’un avertissement de l’éditeur (Paul Otchakovsky-Laurens, à l’époque chez Flammarion) précisant que la lettre de l’auteur fit revenir le comité de lecture de sa décision d’écarter provisoirement le texte. Louis-Combet écrivit – entre autres :

Je pense que nous ne connaissons pas exactement la même attente de l’écriture. Vous visez l’œuvre achevée, équilibrée dans ses proportions, claire dans ses desseins, et à chaque instant pleine de son évidence intérieure. […] J’ai surtout voulu créer une prose dont la substance et la dynamique fussent révélatrices de la réalité physique elle-même, quelque chose qui exprimât, de la façon la plus approchée possible, les mouvements péristaltiques de l’âme empêtrée dans son corps. Car je pense que l’objet du livre est la matière verbale – jusqu’au point où le signifiant est exactement le signifié.

La postface, pp. 649-662, est l’explication d’une entreprise qui ne « relevait pas des sciences humaines mais de la poésie ». Faut-il préciser qu’il est question de la thématique de l’inceste, du féminin à (et dans) l’œuvre, dans le sillage (et le détachement) d’une culture sui generis, celle des écrivains catholiques : Mauriac, Graham Greene, Bernanos, Van der Meersch…

Je retiens surtout, à partir de l’évocation de Mère des Croyants, la manière d’envisager la fiction :

Loin d’être un divertissement et loin de toute ambition de réussite littéraire, elle est, avant tout, une affaire entre soi et soi, dans le silence et le secret, là où se joue, sur le nu tableau des projections de l’âme ou de l’être (comme l’on voudra), au fil du texte en devenir, la plus intime des expériences intérieures – de celles qui creusent la ténèbre du désir afin de lui conférer la transparence des mots.

Lisant ceci, me remémorant quelques conversations, je ne puis m’empêcher de penser à l’œuvre de Jean Rustin, dont Louis-Combet est d’ailleurs un admirateur et qui, dans son registre propre est, elle aussi, une œuvre d’éros, qui demande longue contemplation, dépouillement, acceptation du ressassement, de l’infime variation, de la mise en péril de soi par soi, au cours d’un long et difficile voyage au centre de soi-même.

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NU (e) 40 Yves Charnet

Du « cœur mis à nu » dans l’œuvre d’Yves Charnet, il est aussi question, de façon toute différente, dans l’hommage de ses amis par l’entremise de la revue NU(e), le numéro 40. Si ces mélanges réunis par Philippe Met obéissent à la loi du genre, la donne affective, empathique, les fraternités (Bergounioux, Emaz, Pinson, Jacques Ancet, Marmande, Bernard Noël, Deguy) n’empêchent pas quelques fortes analyses. Ainsi « Dire « je » n’est pas si facile » d’Arnaud Rykner, et son évocation de Parapets (premier titre de Proses du fils), « la voix sous les mots » qu’entend Michèle Finck, la « configuration » de Petite chambre, par Dominique Rabaté.

Du « sujet Charnet », la revue nous donne à lire Tranches d’âmes, textes qui ont été retranchés de la version définitive de Proses du fils, poèmes dont l’évidence éclate qu’ils sont à dire (évidence aussi du compagnonnage avec les Podalydès et Bonnafé) ; il y a aussi Funambule, pages de journal, et un échange épistolaire avec Antoine Emaz à propos du « quotidien-Guillevic » pour comprendre « ce qui reste d’un poète dans un autre ». Et là s’exprime la passion du passeur, poète et aussi professeur (à Supaero, Toulouse).

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De A à X ; John Berger

De lettres il est question également dans « De A à X  », le dernier livre de John Berger aux éditions de l’Olivier.

Si le documentaire, la réédition, la revue donnaient de mettre en perspective une période de l’existence des protagonistes, tout autre est le propos de ce roman, qui donne à toucher le présent du monde en ses tumultes, en ses points de vive douleur (Gaza comme ailleurs) et sa marche (mondialisée). Toutefois, et comme le suggère Maryline Desbiolles dans son éloquent article de la Quinzaine Littéraire : l’érotique (Mon Lion-à-terre, Mi Guapo, Mi solete, Ya Nour, Mi Kanadim, Habibi, Mi Golondrino, Mon Soudeur), le chant de vie en est extraordinaire. D’ailleurs le cantique (Le Chant des chants, ô Meschonnic, « plus par toi que pour toi ») y est explicitement appelé :

« Aujourd’hui, parce que c’est mon anniversaire, je répète tout le temps OUI. Je me regarde dans le miroir. Je suis debout, les cheveux détachés et je dis oui. Je me rappelle avoir lu un texte où un amant compare le haut du corps de sa bien-aimée au camphre, le milieu à l’ambre, et le bas au musc, et je dis oui ». (p. 205)

C’est l’amour ici qui est chant de résistance. Et Francis Marmande a raison qui écrit :

« Le roman le plus décisif de l’heure, De A à X, en donne une idée exacte. L’amoureuse Aïda écrit à son amoureux [Xavier], qu’elle désigne à chaque lettre, il est incarcéré, d’un petit nom différent. Elle raconte le premier et dernier vol que son amoureux lui avait offert. Un vol où il lui fit passer trois loopings : "Je te donne ma version. La tienne sera différente. Tu faisais le pilote. A moi, tout m’arrivait pour la première fois - comme dans un voyage de noces." Le côté exact du récit des loopings par l’amoureuse tient à sa naïveté. Neuf pages dans le roman qui en compte 211 ».

John Berger et quelques lecteurs souriront de ladite naïveté – seconde, celle de l’écriture. Oui « la fille de l’air », rien de plus « décisif », c’est bien là, aux pages 64-73 (the « pitch », what else ?) – pour ceux qui voudraient feuilleter avant d’acheter et qui achèteront – même ceux qui ont lu The writing life d’Annie Dillard< en son chapitre VII.

Le pacte de lecture est donné par l’avant-propos de l’ouvrage « Des lettres recueillies par John Berger », résumé en quatrième de couverture :

« Xavier est incarcéré dans la cellule n°73 de la prison de Suse, où il purge une peine de détention à vie pour terrorisme.

Aida est l’amante de Xavier. Elle est libre. Elle lui écrit. De A à X est l’ensemble de ces lettres, "miraculeusement" retrouvées par John Berger, et dont certaines n’ont jamais été envoyées ».

Et le miracle dure : beauté de l’adresse des lettres de l’amante, notes « théoriques » de l’amant au dos de ces lettres, comme pour attester de sa réalité et de ce qui fonde sa lutte :

« Dans ma cellule, je lis et je prends des notes. Là où il n’y a pas grand-chose d’autre, les mots comptent. Pour la première fois de l’histoire, on est en train de réduire l’intégralité de la planète à la simple différence — qui équivaut à une source de profit énorme — entre valeur d’usage et valeur d’échange ». (p. 113)

Comme le note Camille Decisier, ces lettres sont « l’essence de la fidélité à un double idéal, dans lequel s’épousent en permanence l’amour et le politique, sans désespoir, mais sans aveuglement. »

Les magnifiques portraits du Fayoum dont l’un (Aïda ?) ouvre, et l’autre (Xavier ?) ferme le livre, sont comme un témoignage d’une vitalité qui échappe aux forces de mort, et on en trouvera de multiples exemples dans ce livre où les corps sont a priori empêchés (la prison, la menace des chars, des Humvees ou des hélicoptères Apache, la difficulté des soins - l’héroïne est pharmacienne - etc.). Ces portraits rappellent aussi la foi en l’art, du peintre, critique d’art, scénariste (d’Alain Tanner) et de l’écrivain qui pour la rédaction de G. (sept ans) avait choisi Musil pour compagnon, et qui s’apprête à donner une traduction anglaise des poèmes de Mahmoud Darwich, car sa philosophie n’ignore ni la science ni la poésie :

« La découverte par la neurobiologie des anges que sont les ligands modifie notre perception de l’esprit. […] Ce qui nous entoure fait partie de la même toile unique, aussi » (p. 174). Et c’est ainsi qu’une phrase écrite au septième siècle par Ibn Arabi : « Dieu n’apparaît nulle part aussi parfait que dans le corps d’une femme » (p. 168) aboutit à cette conclusion :

« La nature entière est un filtre où se lit l’intelligence qui l’a traversée. Nos corps font partie de ce filtre, et de notre corps vient l’esprit grâce auquel nous lisons l’image révélée. J’enlève mes habits pour te dire cela.

A. » (p. 175)


Notes, liens, compléments

Un secret bien gardé – Le basculement (1972-2007), documentaire de Patrick Prado, CNRS, visible (Quicktime) sur le site du Réseau Académique Parisien.

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Francis Marmande bio-bibliographie sur le site des éditions Verdier.

La chronique relative au Secret bien gardé : Le Monde, édition du 08.04.09.

La chronique Bashung en boucle qui mentionne De A à X : Le Monde édition du 24.03.09.

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Anjela Duval, poète bretonne (1905-1981), fait l’objet d’une présentation par Ronan Le Coadic, et d’un recueil Quatre poires, traduit par Paol Keineg.

E Breizh e kan al laboused e brezhoneg : En Bretagne les oiseaux chantent en breton ; grâce au concours amical de Francis Favereau, professeur des universités de langue et littérature bretonnes à Rennes 2.

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La bibliographie de Claude Louis-Combet sur le site des éditions José Corti, dont La Sphère des Mères.

Jean Rustin a donné un récent entretien à la revue Art press n° 355, il exposera à la Halle saint Pierre à Paris du 10 septembre au 18 octobre 2009 ; exposition récente galerie Polad-Hardouin.

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Bibliographie d‘Yves Charnet aux éditions de La Table ronde avec le sommaire de la Revue NU(e)40 .

Pour Lettres à Bautista la voix d’Yves Charnet au colloque Éthique et esthétique de la corrida (16-17 décembre 2005, Ecole normale supérieure).

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John Berger aux éditions Champ Vallon, aux éditions de l’Olivier.

Le Matricule des Anges n° 71 mars 2006, dossier, voir les diverses recensions.
Le Matricules Anges, n° 101, mars 2009, recension de Camille Decisier

Sur le site Périphéries : entretien et un texte : L’Exil.

Dans Le Monde diplomatique : Les portraits du Fayoum et cette chronique très actuelle : Dix dépêches sur le sens du lieu.

Pour De A à X, l’article de Maryline Desbiolles, Quinzaine Littéraire n° 987, 1 au 15 mars 2009, met en outre l’accent sur Un métier idéal (avec photographies de Jean Mohr) qui reparaît concomitamment aux éditions de l’Olivier.

The writing life, Annie Dillard, traduction En vivant en écrivant (Bourgois) : cf en lisant en écrivant :

« pour mon compte je lirai toujours cet ouvrage à l’aune de son chapitre VII, où un as de l’aviation, Rahm, nous entraîne dans virevoltes, piqués, rase-mottes, tonneaux, dans une écriture des plus aériennes - forcément - des plus risquées aussi et cependant des plus irrésistiblement attirantes » (lettre à Magdelaine, 5 déc. 2006).

© Ronald Klapka _ 12 avril 2009