L’Iliade, poème du XXI° siècle

texte du 2 décembre 2006


Réunion aux éditions Arléa, de la magistrale introduction de l’helléniste Bernard Knox, et du Poème de la force de Simone Weil


Si l’image de couverture du livre est un détail de la fresque de Tiepolo, villa Valmarana à Vicence, c’est que la Colère d’Achille est bien plus que la prise d’Ilion, le ressort principal de l’action du poème homérique.

Enrique Escobar qui propose l’édition de ce livre chez Arléa, avec Myrto Gondicas et Pascal Vernay, souligne dans l’avant-propos à l’enseigne d’André Breton : Quelque lumière dans cette fosse aux murènes, que l’idée de la réunion des deux textes lui est venue en travaillant sur des séminaires de Cornélius Castoriadis consacrés à la Grèce ancienne.

Il précise également :

Ces deux lecteurs de l’Iliade (B. Knox et S. Weil) ont pleinement participé aux luttes de leur temps, et ils ont été tous deux, en particulier, confrontés à ces circonstances où, pour reprendre le mot de Simone Weil, « il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer ». Avant d’être un helléniste distingué, le jeune Knox prit part, dans les rangs des Brigades internationales, aux combats pour la défense de Madrid pendant la guerre d’Espagne. Quant à celle qui fut un temps collaboratrice de la revue syndicaliste révolutionnaire La Révolution prolétarienne, et qui fut aussi présente en Espagne, les articles repris dans Oppression et liberté ou dans les Écrits historiques et politiques permettent d’apprécier l’acuité du regard qu’elle porta sur quelques-uns des grands problèmes de l’époque - de ces problèmes qui ont, d’ailleurs, fait trébucher tant d’autres observateurs qui auraient dû être, par formation ou par vocation, bien plus au fait des choses terrestres que notre future mystique.

L’introduction à l’Iliade

de Bernard Knox est substantielle : une centaine de pages. Elle est aussi un modèle de clarté et de courtoisie lorsqu’il s’agit d’examiner des hypothèses contradictoires.

Elle est passionnante par plus d’un aspect : la question du mélange des dialectes ionien et éolien, digressions sur la semi-consonne digamma (le w anglais), rôle de la fameuse épithète homérique (qui varie selon la place dans le vers : les Achéens peuvent être "aux belles cnémides", chevelus, ou "qui portent des cuirasses" ! ) ; la datation : boucliers en bronze, mais pointes de flèches en fer ; places respectives de l’oral (cf. les fameux bardes illettrés de Yougoslavie) et de l’écrit (tablettes, peaux, parchemin ?) ; destin, dieux et humains (la tragédie, Sophocle, tout proches) jusqu’à la rémanence de valeurs aristocratiques chez un Socrate :

[…] chose à première vue étonnante, l’un des citoyens les plus célèbres de cette démocratie, un homme qui, par sa vie et sa pensée, semblerait occuper le pôle opposé à celui du héros d’Homère, un homme si éloigné des réactions aveugles et instinctives d’Achille qu’il déclarait la vie sans réflexion indigne d’être vécue, Socrate, au procès qui devait lui coûter la vie, a invoqué le nom d’Achille. Au moment où il explique à ses juges pourquoi il n’a ni honte ni regret d’une conduite qui lui vaut d’être confronté à la peine capitale, rejetant toute idée d’un compromis qui pourrait lui sauver la vie (et que ses concitoyens auraient été heureux de lui offrir), il cite comme son modèle Achille, cet Achille qui, apprenant de sa mère que sa mort suivra de très près celle d’Hector, répond : « que je meure tout de suite » plutôt que de « rester ainsi, inactif, près des nefs, vain fardeau de la terre » (XVIII, 98 ; 104).

Mais à y bien réfléchir, cela n’est pas si étonnant. Comme Achille, Socrate défiait la communauté, suivant obstinément son chemin solitaire, fidèle à un idéal per sonnel de conduite et d’honneur. En dernière analyse, le guerrier tout couvert de sang et le philosophe pacifique se conforment à un même modèle de vie et de mort héroïque, et tragique.

Quant au texte de Simone Weil

qui offre une traduction de bien des fragments de l’Iliade, j’en rappelle la conclusion :

Malgré la brève ivresse causée lors de la Renaissance par la découverte des lettres grecques, le génie de la Grèce n’a pas ressuscité au cours de vingt siècles. Il en apparaît quelque chose dans Villon, Shakespeare, Cervantès, Molière, et une fois dans Racine. La misère humaine est mise à nu, à propos de l’amour, dans L École des Femmes, dans Phèdre ; étrange siècle d’ailleurs, où, au contraire de l’âge épique, il n’était permis d’apercevoir la misère de l’homme que dans l’amour, au lieu que les effets de la force dans la guerre et dans la politique devaient toujours être enveloppés de gloire. On pourrait peut-être citer encore d’autres noms. Mais rien de ce qu’ont produit les peuples d’Europe ne vaut le premier poème connu qui soit apparu chez l’un d’eux. Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. II est douteux que ce soit pour bientôt.

Et je ne manquerai pas de mentionner, écrites à la même époque les très perspicaces pages de Rachel Bespaloff (je pense aux "portraits" d’Hélène ou de Priam, mais aussi à la limpide confrontation qui clôt l’essai : Source antique et source biblique, réflexion sur l’éthique, qui n’a pas pris une ride) dans son petit livre De l’Iliade, récemment reparu chez Allia, accompagné d’une présentation de Monique Jutrin.

© Ronald Klapka _ 2 décembre 2006