29/04/10 — Nicolas Pesquès, Emily Dickinson, Claire Malroux, Françoise Clédat, Christian Hubin, Sarah Plimpton,
Christian Prigent, Gérard Cartier, Penser/rêver n° 17, Alain Didier-Weill
A cause d’un « sentier de jaune conduisant à un bois pourpre », Emily Dickinson aura été l’accompagnante de cette lettre.
Au surplus, un livre numérique paru aux presses de l’ENS, Rue d’Ulm, Emily Dickinson, les éclipses du sens, aura pour cause de (non) définition de la Beauté suggéré l’idée qu’il serait possible de rassembler à cette enseigne des ouvrages aux esthétiques diverses voire opposées.
M’ont également aidé les (re)lectures de Claire Malroux, Edmundo Gómez Mango, Maria Gabriela Llansol !
Aussi, ai-je pris ce risque, m’en tenant prudemment (en apparence) à une formule anthologique convenant au format de la lettre (que les auteurs, leurs éditeurs me pardonnent ainsi le goût de trop peu !).
Voici les livres : Nicolas Pesquès, La face Nord de Juliau, sept (André Dimanche), Françoise Clédat,
L’Adresse (Tarabuste), Christian Hubin,
Greffes (José Corti), Sarah Plimpton,
L’autre soleil (Le Cormier), Dominique Quélen,
Loque — une élégie — (Fissile), Christian Prigent,
Météo des plages (POL), Gérard Cartier,
Tristran (Obsidiane)
& pour faire bonne mesure, un peu de psychanalyse :
penser/rêver 17 : A quoi servent les enfants ? (l’Olivier), Alain Didier-Weill, Un mystère plus loin que l’inconscient (Aubier/Psychanalyse)
To make a prairie it takes a clover and one bee,
One clover, and a bee,
And revery.
The revery alone will do
If bees are few.
Emily Dickinson [1]
How to define what it would be so much better not to know ?
Jed Deppman [2]
J’avais la manie de n’aimer dans les oeuvres que leur génération.
Paul Valéry [3]
C’est peut-être le poème, la pensée qui chante, le chant qui pense, le seul à dire son intime pensée.
Edmundo Gómez Mango [4]
Ah ce renfort de citations ! Les livres qui seront présentés se tiennent tout seuls, imparablement beaux, sans mes commentaires ; alors il me faut m’encourager, un peu comme Claire Malroux à l’orée de son livre, lui aussi très beau : Chambre avec vue sur l’éternité [5] ; le geste est donc faire sans tergiverser, obéir au "muet dans la langue", l’autre en moi, c’est l’heure, que je le veuille ou non, de prendre la parole à leur sujet. La dame blanche m’accompagne !
Et qu’elle éclaire, si elle le veut bien, cette présentation d’allure « anthologique » !
Nicolas Pesquès, « Sentier de jaune conduisant à un bois pourpre »
La face Nord de Juliau, sept (André Dimanche)
« Sentier de jaune conduisant à un bois pourpre »
Comment a-t-elle pu m’écrire ça ? Un tel tunnel de
vibration. Comment a t’elle pu voir ça ? Avec des yeux qui
cessent de voir pour dire, des yeux submergés qui se taisent
devant un manchon de chair. Il ne s’agit plus de regard et
ce n’est que ça : « corps clairvoyant »
« Sentier de jaune conduisant à un bois pourpre » , la section IV de J7 (La face nord de Juliau, sept [6]) intitulée E/J, s’ouvre en effet avec Emily (A lane of Yellow led the eye/Unto a Purple Wood [7]).
Qui lit Juliau depuis 1988, fréquente assidûment Dickinson depuis des lustres, pourrait s’en tenir là, comblé.
Mais non, la couverture elle-même, un dessin original de Paul Wallach emprunte le sentier pour nous conduire au bois sacré, et c’est la démarche de Nicolas Pesquès [8] renouvelée pour ses lecteurs anciens, très précisément exposée pour qui l’aborde pour la première fois.
Pour cause d’Emily, j’en redonne la matière ainsi :
Avec Emily je pense que la couleur a une histoire plus
ancienne que nos yeux. Mais ils doivent l’inventer, la
fouiller.
Nue, nuées sont des mots convenables pour avancer ;
terre aussi, mais ils ne sont possibles que pour décrire une
compulsion, et conduire une telle description — au sens de :
ne pas avoir besoin d’écrire— est finalement impossible.
Jaune de la même couleur que
Jaune aussi et d’autres questions
pulvérisées par le brun rose inassouvi [9]
L’agraphe sera aisément faite pour le lecteur de Surjaune (Juliau, six) :
souvent, lisant ce qui m’enlève/ ce qui me jette// les yeux sur le paysage font de même/// je note, /et tout de suite l’envie d’arpenter la colline avec ça//// avec une règle rabroueuse : je brise la merveille/ je brise le cadrage/// jaune poursuivi comme ça, à la renverse/ à base de terre et de lecture /// pour accomplir un autre sentir/ un genêt neuf, un escalier dedans (40)
exigeant et admirable projet (et art) poétique de Nicolas Pesquès : l’écriture, la couleur, la règle — et paysage n’existe qu’à être nommé, et les mots vus.
Françoise Clédat, « à quoi notre présence se trouve liée »
L’Adresse (Tarabuste)
« Ecrire ne sauve de rien, et surtout pas de la mort, et surtout pas de l’amour » [10].
Lire dans la juste distance, L’Adresse, de Françoise Clédat, inséparablement thrène et livre d’amour, n’est possible que par la force de l’écriture qui en commande le respect.
Alors pas de glose. Silence, place à l’écoute, à la lecture, au respect têtu :
Le cimetière
où ta tombe
Les franges de lumière fusent, intensifient l’éclat
de l’herbe, la luxuriance des hauts châtaigners,
toute une verte abondance qui peu à peu s’assom-
brit, devient masse noire tandis que les chants
d’oiseaux graduellement s’espacent, s’amenuisent,
seul, éperdu, le chant des grillons. Soudain s’ar-
rête net.
Le cliché qui s’impose de la perfection
d’instrumentistes répondant à quelque signe imper-
ceptible envoyé par la baguette du chef d’orchestre
immédiatement se transfigure, réenchanté par le
lien fulgurant de la lumière et du chant
à quoi notre présence se trouve liée
et le lieu
que l’enchantement gagne
où
nous englobe.
Christian Hubin, « — Cesse de voir. »
Greffes (José Corti)
« Entre, où l’une l’autre par suppression, par
en elles plus vite qu’elles, plus elles qu’où
les désassemblant, plus que le simultané, les
jumelées, la plus précédente, sa double cou-
leur, compulsion - aux gènes, au plus volatil — à contre
— Cesse de voir.
La vitesse avant l’agi, la chute supprimant,
montrant tout. »
A l’injonction de Christian Hubin dans ce dernier recueil paru comme les précédents chez José Corti [11] , il faut se rendre pour se faire autrement voyant, mais aussi autrement entendant :
« Greffes de ce qui n’entend pas
Dont on est la répercussion »
Le lecteur de Dont bouge, ne sera pas dépaysé. L’exigeant cheminement de Christian Hubin se poursuit « Avec », c’est le nom de la seconde section, qui a connu une première édition accompagnée d’une oeuvre originale de Gilles du Bouchet. [12]
A ce lecteur, il dit : Je te reconnais.
Sarah Plimpton, « à un fil »
L’autre soleil (Le Cormier)
Sarah Plimpton est plasticienne. Elle est aussi poète. [13] Les éditions du Cormier dirigées par Pierre-Yves Soucy, ont réuni sous le titre L’autre soleil, dans une présentation bilingue particulièrement élégante, des textes dont la traduction française s’est échelonnée dans diverses revues : L’Ire des vents, Po&sie, Le Mâche-laurier, L’étrangère entre 1985 et 2007.
La délicatesse (sans la moindre afféterie) qui s’y déploie dans de très fines variations sur le voir, le visible, l’invisible, l’invu, sera sans doute perceptible dans le poème qui suit :
thin edge
the day stretched too thin
tearing off
to see
an eye you hadn’t closed
the light would disappear
pulled so tight with
the breath
I held too long
shalll go to look
where the broken blue
has turned to
night [14]
Dominique Quélen, « la formule qui s’impose immédiatement »
Loque — une élégie — (Fissile)
Récitez le poème à mi-voix : Macchia lunulare biancastra / Alla base dell’unghia ... Reprenez à la manière d’un chant, dans un souffle. Et l’eau du fleuve à quinze ou vingt degrés pour essorer tout ce linge à la fin des fins. C’est la foule des grands jours est la formule qui s’impose immédiatement te vient à l’esprit. Une série de fragments remontés à la surface en mille huit cent deux, belle tête courroucée, l’expression des traits, les sourcils, une juste colère en marbre. Un Christ au moment qu’il entre dans les pourceaux, tout maigre, jaune, laid comme un pou. Appareil, pompe, ressorts. Statue de saint qui saigne, en promo. C’est de l’eau du robinet, de l’eau de ville.
La formule qui s’impose à la lecture de ce denier ouvrage de Dominique Quélen est qu’une étape est manifestement franchie, avec l’ampleur, l’énergie, le souffle trouvés et manifestés dans une prose torrentueuse, un humour qui met en pièces la langue (après tout, loque et loquèle), et dans laquelle le poète ne lâche rien sur l’exigence et en même temps lâche la bride des « petites formes » : de plus en plus, un penchant (une fascination) pour des textes en expansion , écrivait-il il y a peu, en conservant (au moins en tant que désir) une fluidité de la langue (et en se méfiant des métaphores) [15].
Peut-être faudrait-il recommander au lecteur-chercheur, qui connaît bien et apprécie les précédents livres de Dominique Quelen, de se rendre d’abord à la page 123. D’ailleurs la page 122 y invite : Cet Ouvrage Est En Travaux/Lecteurs Veuillez Emprunter/ LA PAGE D’EN FACE.
« Certains chaussent leur monture, d’autres la chevauchent : il importe d’être précis dans le choix des termes. Un usage réglé de la langue, messieurs, etc. » (127)
Voilà, vous êtres prévenu, et vous terminerez saucisse en poche avec Pétrarque (petit braquet) l’ascension du Ventoux.
Christian Prigent, « (tissus d’alors) »
Météo des plages (POL)
« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »
Ce ne sera pas faire injure à Christian Prigent de déclarer que Météo des plages poursuit sans faiblesse ce « geste d’effraction dans le corps de la langue. Elle cherche à y faire craquer les coutures épidermico-sémantiques. » [16]. En voici donc l’étoffe, (presque) au hasard :
Les étoffes (pas d’époque le string en python moka
Ni lamé peau d’skaï ou le pyrénéen damas
Pour l’after, ni pour la trempette à niveau thermique
Bas, le néoprène stretch comme genre de peau de bique)
Sont de la couleur époustouflée de l’air quand ça
Souffle, donc invues, vierges, mousselines non,
Même pas. Sept Voiles, on a dansé comme corps là
Dedans — puis plus : tout a roulé dans la dissolution
Des gazes en gaz, nébulisés, éblouissements, bulles.
Ô vos anatomies mes filles mes sœurs mes cousines
Sont effacées légères sont des plumes quasi nulles
Dans ces strip-teases extrêmes : adieu aux zéroïnes !
Météo des plages, roman en vers apporte au lecteur sa dose de réel (12), mais à l’y expédier, lui signifie :
Et si tu pars dans la distance de toi/A toi par ça instituée tu rames en joie/ Ton vrai nom est âme - tu es sauvé.
Cette distance de soi à soi par "ça", le lecteur en la parcourant, en l’éprouvant, sera tour à tour, émerveillé, groggy, tourneboulé, chahuté, ravi, complice, et essentiellement renouvelé.
Il n’est pas sûr que tout un chacun soit prêt à accepter l’exigeant pacte de lecture de Christian Prigent. Mais c’est l’amour, à la fois contrato de iguais et contrat leonin sinon rien.
Une magnifique traversée (la baie), avec (in petto) ses embardées, ses éclats de rire, ses "tu exagères", "mais oui c’est bien ça", ses " "mais qu’est-ce que tu as dit là ?". En prime, bien des relectures : les noms propres (!) certainement pas là pour la connivence ou le joli — que faut il préférer : « L’été, les fesses sont pâles » ou « The very deep did rot, ô Christ/That ever this should be » ?
Que cette odyssée vous laisse sur le sable : here comes everybody ! pour y assister à la Naissance de Vénus (avec un peu de mythologie...) :
En paillasse dessous, ou foutre. La nuit, ça luit
Par clins mathématiques en rougeoiements
De gland. Aphrodite écarte dans ces jusants
Ses cuisses ruisselantes en poésie et c’est joli. [17]
chapitre VIII, p. 78.
Gérard Cartier, « Où est l’innocence des débuts ? »
Tristran (Obsidiane)
Si Météo des plages s’affiche roman en vers, peut-on dire que Tristran en est un ? Des vers, il en est de toutes sortes, versets, laisses, vers libres, distiques, une grande variété d’approches qui épousent soit récit, soit déclamation, soit la confidence (le retrait cher à Seamus Heaney, dont la présence est discrètement sensible) ; la légende s’entremêle à l’aujourd’hui de l’écriture ; lorsque celle-ci prend fin : le poète nous dit « j’ai été homme et femme/J’ai éprouvé les deux désirs à présent/ Frappant le mur de mon cabinet plus rien/ Ne me répond »
reste néanmoins ceci :
« C’est encore être même seul sous un toit/ Sans rêver les bras et les lèvres serrés Et l’âme étroitement maintenant »
Sans doute l’écriture du livre : 1992 ? 2000-2008, aura-t-elle été la basse continue de l’oeuvre d’écriture qui s’est poursuivie dans le même temps.
Assurément il faut être poète et avoir écrit « dans les années de cet âge », ces pages aussi pleines de mélancolie que de beautés ; celle-ci me touche spécialement :
« Les deux Ysé.
Je peux flétrir ce que j’ai loué. oublier le désert et mépriser mon vœu. les couleurs renaissent, un printemps rachète encore le monde. il franchit la Liffey et la rejoint. elle l’embrasse, lui baise la bouche et la face. elle l’étreint et se plaint, et désire ce qu’il ne veut pas. que je me refuse ou que j’aime, ce sera la même peine.
Je ne sais à laquelle mentir ... à nous la dialectique et l’algèbre implacable. laquelle aimer, laquelle trahir ... revenir à la Grammaire de l’art d’écrire et aux premiers principes, et mettre de l’ordre dans l’argumentation : d’où résultera cette clarté qui seule est admirable. car il me faut tromper et décevoir, et tricher avec les deux ...
Où est l’innocence des débuts ? si diverse à présent la matière ! ce qu’ils ont mis par écrit, et ce qu’ils prétendent sans le dire, je ne sais m’y résigner. ils enfantent un livre pour la main gauche. j’aurais voulu ... si divers le récit ! il aurait fallu n’en garder que la pointe et laisser le surplus.
J’aurais voulu que tout finît d’un trait. ils auraient lentement glissé dans le marais. Un coudrier sauvage en aurait jailli, un églantier s’y serait mêlé. les sentiments seraient gravés sur une pierre, simples et purs. au lieu qu’il me faut façonner ce morceau qui déforme le conte, comme la queue écailleuse sous le ventre d’une sirène. »
Tristran, de Gérard Cartier est publié aux éditions Obsidiane, dans la collection Les Solitudes [18].
Pollens : penser/rêver 17 : A quoi servent les enfants ?
La quatrième de couverture de ce numéro 17, excellente, n’étant pas en ligne, il vaut la peine de la reproduire :
“À quoi servent les enfants ? ou à qui ?
« Un bébé sain et bien nourri constitue à l’âge d’un an un plat délicieux, riche en calories et hygiénique ironise Swift ; « Le corps de l’enfant revient au pédiatre. Son âme aux hommes de la religion. Sa psyché appartient au psychanalyste. L’esprit est pour le philosophe. Le psychiatre veut les troubles mentaux [...] » répond Winnicott.
Swift et Winnicott sont d’accord : l’enfant est au cœur d’un fantasme d’objet à dépecer. Avec les usages sexuels, économiques, médiatiques que l’on fait de lui, avec sa fonction de sauveur, avec sa toute-puissance (His Majesty the Baby) et son impuissance radicale, avec le narcissisme qu’il confère au cercle de famille ou qu’il blesse, l’enfant est (d’un emploi) incertain et peu raisonnable. Comme la sexualité dont il est l’avatar ?”
Le ton est donné. La revue ne se lit pas en un jour. Pour les fidèles de Pierre Bergounioux, j’indique l’entretien qu’il a avec Michel et Michela Gribinski et Jean-Michel Rey : Rien de moins. L’homme de Brive y est tel qu’en lui-même et que le montrent deux récents petits livres qui feront les délices de ses amis : Chasseur à la manque (Gallimard, Le Promeneur), rehaussé des fusains de Phillippe Ségéral (nostalgie garantie, avec le retour d’un monde à la Raboliot) et Les reste du monde (Fata Morgana), dans lequel l’intervention plastique de Joël Leick sur des photographies, souligne le retour au détail des "prestations subjectives" du temps d’avant. [19]
La revue a fait appel aussi à d’autres lettrés : Christian Doumet pour L’ours du réel, à propos de Tu vas être père d’Henri Michaux, et à Colette Kerber et Geneviève Brisac pour une très belle passation d’insignes, qui nous délivre joliment par le biais du récit familial que ces cérémonies peuvent être aussi l’occasion de la transmission de ce à quoi à l’on croit.
Du côté de l’analyse, Antonio Alberto Semi nous donne avec l’histoire d’un patient (un médecin "modèle") qui "ne voulait pas déranger" mieux qu’une vignette illustrative, plutôt une manière de philosophie du geste analytique sous couvert de narration pleine d’humour et d’humanité. L’humour, bien présent, avec « Je t’expliquerai quand tu seras petit », sublime antiphrase et l’incontournable Adam Phillips, le chapitre 2 « Bombs away » de Promises, Promises (Faber & Faber, 2000) dont nous est promise la version française prochainement aux éditions de l’Olivier.
Pour le reste, à suivre...
Coda : Alain Didier-Weill, Un mystère plus loin que l’inconscient
Le complexe d’Œdipe pas assez complexe...
Il est vraisemblable de présumer que l’oeuvre d’Alain Didier-Weill n’est pas connue que des seuls psychanalystes. Il y a aussi l’homme de théâtre, le vulgarisateur (Quartier Lacan), l’homme qui intervient dans le débat public : la question des droits de l’homme à l’UNESCO, enfin le président d’Insistance, « mouvement de recherche sur la part de l’être parlant mise en jeu dans l’acte de création », et directeur de la revue du même nom [20].
Le dernier ouvrage paru : Un mystère plus loin que l’inconscient, prolonge la (longue) réflexion de l’auteur, en prenant pour point de départ la formule de Lacan :« J’ai essayé d’introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient » [21]. J’en résume la table :
I. La question la plus originaire (Les pourquoi ?). II. L’interruption de la question et de l’appel : le traumatisme (dont Les trois temps de Thanatos). III. La réapparition de la question : le signifiant sidérant. IV La réponse (la réponse de l’hérétique et l’invention du sinthome ; la réponse par le dogme. V. La psychanalyse et les Lumières, quels droits de l’homme.
Le dernier paragraphe de la quatrième comme une clé :
« L’étonnement est ce qui cesse avec le dogme : lorsqu’il est la voie par laquelle le sujet entre en résonance avec la loi et l’outrepasse ; lorsqu’il rend le complexe d’Œdipe plus complexe en le renvoyant à son ancêtre Dionysos, dieu de ce qui sonne et résonne ; lorsqu’il donne accès au nouveau absolu délivrable par le réel. »
Plus précisément formulé à la page 79 :
« S’il existe - pour employer une expression de Freud - une perception endopsychique qui nous transmet une « claire audience » nous ouvrant à l’ouïr de la pulsation du temps, il faut cesser de parler de la disposition mystique dont seraient pourvus certains êtres très particuliers : comme M. Jourdain qui ne savait pas qu’il parlait en prose, M. Tout-le-Monde ne sait pas que, s’il résonne à la musique et à son rythme, c’est parce qu’il est capable, sans le savoir, de dire « oui » sans raisonner. Résonner sans raisonner est l’acte mystique par excellence. »
Fred Astaire qui fait la photographie de couverture, en donne une magnifique illustration [22] , dont je pense que Pascale Bouhénic ne la démentirait pas.
Et bien, dansez maintenant...
[1] Emily Dickinson, To make a prairie, poème n° 1755 de l’édition Johnson ; traduction de Philippe Denis, La Dogana, catalogue poésie, 1986 :
Pour faire une prairie il faut un trèfle et une abeille,
Un trèfle, et une abeille,
Et la rêverie.
La rêverie seule y suffirait,
Si les abeilles venaient à manquer.
[2] Jed Deppman, Trying to Think with Emily Dickinson, cité en exergue « The Definition of Beauty Is », Questions d’esthétique chez Emily Dickinson, article d’Antoine Cazé, in Agnès Derail-Imbert (dir.), Emily Dickinson. Eclipses du sens, Editions Rue d’Ulm, Domaine étranger
édition numérique
Claire Malroux, traces, sillons (Corti, 2009), aux pages 140-141, traduit :
La Définition de la Beauté, est
Qu’il n’est pas de Définition—
Du Ciel, facilitant l’Analyse,
Puisque le Ciel et Elle
Ne font qu’Un—
À ces pages d’un 18 avril, succèdent celles du lendemain rapprochant Dickinson et Pessoa ; il est à cet égard frappant de lire dans l’espace édénique :
Il ne restait plus que la poésie, où ils furent, par moments, exceptionnellement brillants, mais la poésie, telle qu’ils la voulaient, invocatrice de puissance, cessa d’exister.
C’est émouvant d’assister aux efforts de Emily Dickinson et, après elle, de Rilke et Pessoa, pour l’élever à cette hauteur-là ; elle est stupéfiante la lutte de ce dernier, cherchant des angles de constructions très différents, pour ne pas la laisser tomber dans de purs jeux de mots, pour qu’à nouveau elle exprime le réel. Voir à ce sujet Maria Gabriela Llansol, figures du livre intérieur.
[3] Edmundo Gómez Mango, donne cette citation de Valéry, en exergue de la troisième partie : L’intime pensée du Chapitre II (Des amours sans remède) de La Place des mères, Gallimard, 1999, pp. 128-154. En ce qui concerne ce psychanalyste et écrivain, v. El niño fundamental. La citation exacte : « J’avais la manie de n’aimer que le fonctionnement des êtres, et dans les œuvres, que leur génération ». In Œuvres, I, p. 1230-31 ; (Note et digression, 1919).
[4] Edmundo Gómez Mango, L’intime pensée in La Place des mères, op. laud., p. 154. Avec une belle audace de pensée, de laquelle sourd sa pensée poétique, l’auteur convoque l’écriture de Thérèse d’Avila, celle de Montaigne, et la pratique analytique.
[5] Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, Emily Dickinson, Gallimard NRF, 2005 ; est-il besoin de pointer la bibliographie de la poète et traductrice ? fléchons alors les éditions José Corti, et pour le dernier paru, traces, sillons, quelques propos tenus à son égard... ; les mots qui viennent, une manière de paraphrase de la dernière phrase du Prologue.
[6] Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, sept, aux éditions André Dimanche, 2010 ; à propos des précédentes versions de Juliau, lire « la colline pour motif » , lettre du 14 juillet 2008, voir également le site personnel de l’auteur.
[7] A lane of Yellow led the eye
Unto a Purple Wood
Whose soft inhabitants to be
Surpasses solitude
If Bird the silence contradict
Or flower presume to show
In that low summer of the West
Impossible to know —
Ce poème est numéroté 1650, dans l’édition Johnson, 1741, dans celle de Françoise Delphy qui traduit : Une allée de Jaune menait l’oeil/vers un Bois Pourpre/Dont les doux habitants à venir/Auront une solitude insurpassée/Si un Oiseau contredit le silence/Ou qu’une fleur ose se montrer/Dans cet été bas de l’Ouest/ Impossible de le savoir —
[8] Comme dite dans le début de cet entretien donné à la revue Scherzo (n°14/15, 2002) :
La majeure partie de ton travail a élu cette colline ardéchoise, non seulement dans les quatre Juliau successifs, mais égalernent dans les autres recueils publiés au fil du temps. Revenant, comme tu le fais, incessamment sur le motif, éprouves-tu toujours cette sorte de « syndrome cézannien » qui ouvrait la première des Face nord de Juliau ?
C’est l’envie physique d’affronter l’apparence dans toute l’ampleur de son chatoiement qui aura déclenché, outre le souci d’un motif commun, le désir de transposer une méthode picturale. Ecrire comme si on pouvait se passer de mots, c’est exploiter l’étonnement de nos sens face au paysage. En même temps, l’écriture ne peut faire taire cette pulsion d’embrassade ; elle l’enhardit et la décharne ; elle incorpore ses déceptions.
Tenter d’écrire comme si on pouvait se passer des mots : est-ce que cela signifie que le mot, qui voudrait montrer, ne constitue bien souvent qu’un écran à la vision ?
Les mots sont ce que nous voyons. Ils fouillent de leur côté le corps grammatical d’une ressemblance. Lire chemine en autarcie et tout ce à quoi écrire touche est le résultat d’une construction corporelle qui élargit et tourmente nos rêves d’élucidation. C’est un combat pour que la porosité verbale vienne boire où le pouvoir des mots prend fin, où l’obstruction devenant palpable, cesse peut-être l’autonomie du langage. Les mots tremblent dans cette épaisseur qui les rejette.
[9] Juliau, sept, p. 87
[10] Marguerite Duras, entretien avec Michelle Porte. Phrase déjà citée à propos du magistral livre « de deuil » de Sylvie Dreyfus-Asséo, Les plumes du quetzal, aux éditions encre marine, 2009. Également psychanalyste — nul n’est parfait, assume-t-elle —, Laurie Laufer, auteur de L’énigme du deuil, a récemment donné à propos de Pour un tombeau d’Anatole, une réflexion confinant à la méditation poétique : La sépulture mallarméenne, dans la revue Cliniques méditerranéennes n° 80, pp. 97-110., où le point de vue de la psychanalyste amplifie le propos du critique (Jean-Pierre Richard, qui a réuni un dossier éclairant aux feuillets de Mallarmé, paru dans la collection points-poésie.)
[12] V. aussi Christian Hubin, sans commencement ; squame.
[14] à un fil
le jour jusqu’à sa lame effilée
s’étire s’arrachant
pour voir
un œil que tu n’avais pas fermé
la lumière disparaît
tendue à ses limites par
le souffle
que j’avais trop longtemps retenu
irais-je voir
où le bleu brisé
s’est changé
en nuit
Traduction de Gilbert Beaume et François Rannou
[15] Voir L’étrangère, 23/24, octobre 2009, p. 79.
[16] Christian Prigent et Bénédicte Gorrillot, Prigent, quatre temps, Argol, 2009, p. 67), cité dans l’entretien avec Roger-Michel Allemand, revue @nalyses.
[17] Ici sans prudence je glisse « métaphore absolue » (Blumenberg, ). Inconvenant ? Voir(e).
Par exemple, Paradigmes pour une métaphorologie, Vrin, 2006, ou encore La lisibilité du monde, CERF, 2007
[18] Bibliographie de Gérard Cartier, site personnel.
[19] Pierre Bergounioux et Joël Leick, Les restes du monde, Fata Morgana, 2010.
Quant à Phillippe Ségéral, son site personnel donne un aperçu des illustrations qu’il apporte à un certain nombre de livres et revues.
[20] A découvrir sur Insistance, le site.
[21] Cette année, disons que, avec cet " insu que sait de l’une-bévue ", j’essaie d’introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient.. , 16 novembre 1976.
[22] Voici un détail - le plan plus large, plus aérien pour notre livre ; quant à Pascale Bouhénic, son ouvrage Le versant de la joie / Fred Astaire, jambes, action, a été recensé dans la lettre du 7 août 2009.