lettre du 20 avril 2009
Qu’y-a-t-il dans la parole de tellement redoutable que, si souvent, l’homme choisit de l’accepter pour la faire bavarder plutôt que de la faire parler ?
Alain Didier-Weil [1]
Ma splendi nel mio cuore come splende una stella
Coi suoi fuochi perduti in sentieri lontani
Léo Ferré [2]
Carré Misère d’Yves Boudier, Entre ciel et terre de Fabienne Verdier, la Chine de la psychanalyse, En cas d’amour d’Anne Dufourmantelle, Cabine double de Bruno Fern.
Commentant la pièce aux cent florins [3], Paul Baudiquey allait disant « qu’il faut misère pour avoir cœur ». Aujourd’hui Misère est au carré. Les Vanités d’Yves Boudier, aux éditions L’ACT MEM [4], prennent pour hypothèse — liber terribilis — que « ces hommes et ces femmes que nous laissons mourir à nos pieds sont les Vanités d’aujourd’hui ». Et le poète ajoute, en mémoire sans doute du livre de Patrick Declerck, convoqué en exergue, qui déclarait l’ordre social à ce prix : « Elles nous somment de conjurer la mort pour consentir à nos vies mercenaires ».
Michel Deguy prend au sérieux cette hypothèse dans ce qu’il intitule un « Propos d’avant ». Outre qu’il rappelle l’économie du livre : neuf stations sur un chemin de perdition – pour qui aura fait une croix sur sa vie – parcours scandé par neuf citations de La ballade des pendus, pour en appeler aux « frères humains », Michel Deguy s’interroge, nous interroge, à la suite d’Yves Boudier : « Que peut faire un poème ? Qu’y peut le poème ? » D’une manière certaine, l’auteur de Fins, avec cette évocation sans équivoque : Terrer/ l’intime/// au champ ---- d’horreur, y avait répondu :
...Et j’ai compris alors qu’il fallait contredire les mots d’Adorno en répondant : raison de plus ! , sans oublier d’inscrire un terrible et sinistre pluriel au mot raison, la déraison humaine étant, elle, éternelle et singulière. Mais toujours prompte à se décliner sous les formes les plus barbares si nous ne veillons plus."
Et c’est ainsi qu’il décline en listes se répondant tous les objets appartenant au genre « vanité » : pinceaux, couleurs, sanguines et tout ce qui fait le quotidien d’un sans-abri : les caves, les tunnels, les replis, comme s’opposent p. 17, le tableau du XVII° siècle et la photographie d’un « SDF » parisien de 2005. Voici un poème de la seconde section, qui signale la manière – disposition en colonnes, italiques, blancs, espacements - et la matière du recueil :
Les jours sont courts
l’un-l’autre inséparés
pour
atteindre la
dépersonne
cicatrice
cousue
scellée
nue
Il arrive aussi que les pages se répondent (cf. pp. 120 & 121). Par exemple à Nos mains se posent/sur le rebord/ d’une vie // ---- : mesure toi à ta misère, fait écho : Leurs yeux/sont nos miroirs ---- ils imposent/le vertige // : retourne/ces images ---- vers le sol
de même à : Ne touche pas aux pauvres même/frappés/à terre appelle Accoutume-toi/à ton issue
puisque conclut cette section (la huitième) Chacun paiera sa dette/ : horizontal.
A cela il sera possible de répondre par l’anastasis même du poème, de ce poème de notre aujourd’hui ; ici l’économie de moyens (paucité, brièveté, parataxe) dénonce a contrario les moyens de l’économie (la soûlerie consumériste), et le « vanitas vanitatum » que rappelle en filigrane l’isotopie latine du livre, est bien appel à la lucidité tout comme le Qohelet le porte en son nom même : celui qui appelle à l’assemblée, ses « frères humains ».
Mais il est aussi possible de puiser l’énergie qui s’oppose à la désagrégation de l’humain, dans ce qu’il est convenu d’appeler (en période de « fêtes »), un « beau livre » parce qu’il s’agit avant tout d’un livre beau. C’est en Chine, (sa Chine intérieure très certainement) que Fabienne Verdier [5], calligraphe et peintre est allée la chercher. Entre ciel et terre (merci la lecture publique !) est un ouvrage magnifique, avec une présentation de Charlet Juliet, un entretien entre le poète et l’artiste, un autre avec Denis Valode, concepteur de l’atelier de Fabienne Verdier, des photographies de Dolorès Marat et Naroya Hatakeyama, et des carnets d’atelier. Pour ce qui est de l’entretien avec Charles Juliet
[6], « Hors du temps », il est, et ce qui donne lieu de signaler le livre, disponible en version « économique » chez le même éditeur Albin Michel. S’il n’y avait qu’une seule expression à en retenir : « Un abandon d’apparence », un véritable koan zen à soi tout seul.
Si des citations éclairent chacun des chapitres d’Entre ciel et terre, de Jean Tauler à en Huang Po passant par Agrippa de Nettesheim, cela rejoint le goût de Charles Juliet qui a consenti à ce que POL publie en 2008 : Ces mots qui nourrissent et qui apaisent, Phrases et textes relevés au cours de mes lectures [7], où l’on trouve ces mots de saison :
« À la fin d’une vie, une fois dépassés les interdits qui ont étouffé notre jeunesse, on devrait pouvoir s’offrir quelques années de printemps. » (Marguerite Duras)
La réalisation de livres en commun avec François Cheng, ce qui en soi n’a rien d’étonnant, offre une perspective inattendue sur une autre Chine intérieure, celle de la psychanalyse. En effet si les rapports de Cheng et de Lacan à ce sujet furent des plus féconds à ce qu’ils en déclarent (v. le site Lacanchine), des questions telles que : La féminité est-elle subversive ? gagnent à être examinées à l’aune de la littérature chinoise : Ying Chen, L’ingratitude, Babel, Paris,1995. A ce sujet Véronique Porret redit :
« On ne devient pas femme, mais une femme. Ce devenir singulier est angoissant car solitaire ; avec la peur d’être folle, d’être en dehors, d’être incomprise, inadéquate. Hystérique ? C’est cette traversée que permet l’analyse là où la psychiatrie, le discours ambiant enfermeraient. C’est ce que Lacan a appris de Marguerite Duras [8]. »
Et il n’avait pas lu L’Amant de la Chine du Nord ! dont, dit-elle :
« J’ai écrit l’histoire de l’amant de la Chine du Nord et de l’enfant : elle n’était pas encore là dans l’amant, le temps manquait autour d’eux. »
[9]
« Le temps manquait autour d’eux ». Marguerite Duras fait certainement partie des romanciers contemporains dont l’œuvre fournit en mots, en phrases les « insights » auxquels Anne Dufourmantelle [10]
Il y a ceci dans l’amour
que, par simple effet de syntaxe,
des hommes trouvent des femmes et joignent
le corps à l’esprit
— qui a tant besoin d’acquérir
une continuité, un lieu,
une démonstration que ce doit
être de chacun la propre phrase
est de Robert Creeley (Le sortilège) [11] ; cet auteur figure en exergue de Cabine double, de Bruno Fern aux éditions Ragage [12]. Soulignons de suite l’élégance de l’édition qui se marie avec la finesse du propos : si P. J. J. est un diseur de mots, Bruno Fern est un écriveur de phrases (P. J. J. comme R. H., comme J. R., P. V., C. R., W. C. W. etc. que des italiques signalent en elles comme les propulseurs d’icelles, mais aussi selon les lois de l’hospitalité, dès lors que la syntaxe constitue le tissu, il est licite de donner à exposer l’épiderme de Robert (prononcer ou filer à l’anglaise). En voici un exemple :
dans l’intimité latérale d’un long Et caetera
(P. V.) glissent des chaussures à noirs
lacets puis le peu baissé paupières sans or
bite laissant paraître l’engouement fait par simple afflux parler avec ça dans
la bouche s’avère pourtant une nécessité.
quant à la mise en espace
le blanc lui va si bien
des épaules à l’aine et retour maintenant
l’oblong devenu invisible essai
de saisir l’événement le poème aussi
avancé dans la masse qu’il se peut
On le voit, une érotique de l’intelligence (D. J.) est à l’œuvre dans son désœuvrement même, dans le déhanchement de la phrase, c’est son style.
La poésie de Bruno Fern joueuse et sérieuse à la fois (elle prend la poésie très au sérieux, mais elle, ne se prend pas au sérieux) peut surprendre, par sa façon d’embarquer son lecteur et de le planter ailleurs (là où il était sûrement !). Depuis 111 points de contrôle, elle ne cesse de s’affiner, s’affirmer comme une des les plus voix originales du présent ; elle rend souvent hommage à celles qui l’ont précédée, propter chorum sans doute ; sa propre maîtrise de cœur domine désormais l’ouvrage.
[1] première phrase de la 4° de couverture du livre d’Alain Didier-Weil, Les Trois temps de la loi, un maître-livre réédité au Seuil (coll. La Couleur des idées, 1° éd. 1995), l’ « inspiration » de ces lignes lui doit beaucoup ; voir le site du mouvement Insistance, et ce texte : Le mouvement Insistance.
[2] Léo Ferré, Tu non dici mai niente, La Solitudine, CD Barclay 2008.
[3] Paul Baudiquey, un Evangile selon Rembrandtt , éditons Mame, 2004.
Patrick Genevaz, Sur trois gravures de Rembrandt, éditions La Délirante, 2008.
[4] Yves Boudier, Vanités Carré Misère, aux éditions l’ACT MEM, « nous sommes des sans-abri de tout, sinon de paroles » ; aux mêmes éditions Fins après L’enfant second
[5] Fabienne Verdier a donné à l’occasion de la parution de Entre ciel et terre (éditions Albin Michel) de nombreux entretiens, auxquels on préfèrera entre tous celui réalisé avec Charles Juliet, qui a donné ce « tiré à part » accessible à tous : Entretien avec Fabienne Verdier, chez le même éditeur.
[6] Un site est dédié à l’œuvre de Charles Juliet, attentivement, espace de documentation et de rencontre entre ses lecteurs et l’association "La Cause des Causeuses".
[7] En 2008, Ces mots qui nourrissent et qui apaisent, de Charles Juliet aux éditions POL
[8] Lacanchine est un site qui comme son nom l’indique, s’intéresse à la psychanalyse et à la Chine ; pour Cheng ces liens, pour Véronique Porret, ce texte : La féminité est-elle subversive ? (magistri certant).
[9] En ce qui concerne L’Amant de la Chine du Nord (Goncourt in petto), une fois encore le regard critique le plus acéré a été celui de John Taylor (Paths to Contemporary French Literature, I, 2004, pp. 114-116) qui conclut : From the pains of her ruptured passion, this « she » will become a writer ; it matters not that writer is Marguerite Duras. The emotions are more intricate, more compelling, more tragic, and somehow more real — such is the miracle of literature — than they can ever be in real life.
[10] Anne Dufourmantelle, En cas d’amour, aux éditions Payot, 2009, à écouter, Du jour au lendemain, tant qu’il est temps.
Entretiens :
— avec Jacques Derrida : De l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997
— avec Antonio Negri : Du retour, abécédaire biopolitique, en poche Biblio-essais, 2004
— avec Avital Ronell : American philo, aux éditions Stock, 2006 ; rend attentifs les auditeurs de son séminaire sur la « prophétie intime ». Alain Veinstein qui la recevait récemment dans son émission en raison de la parution de : « En cas d’amour » déclarait avoir constellé le livre de post-its (une technologie toujours d’avant-garde). En voici un, page 97 :
« La rencontre est un événement philosophique. Un éblouissement. Il est difficile de parler d’une expérience vécue, car si elle est encore vive, les mots seront toujours inadéquats à traduire cette qualité de présence à l’autre, d’excitation intellectuelle, de fièvre d’écriture à laquelle ouvre une vraie rencontre. A vouloir l’expliquer on risque de la dénaturer, de la ramener du côté des choses partageables. Cet appel auquel vous répondez n’a pas de limites, si ce n’est la capacité du corps à le soutenir, à faire hospitalité précisément à la pensée. La philosophie n’est rien d’autre que la vie en acte, « la vie dans l’amplitude », écrivait Patocka. »
Elle ajoute :
« Un pan de mur blanc éclairé par le soleil de septembre suffit, dans sa simplicité, à résumer ce qui dans le réel apparaît sans jamais se rendre à nous. Et c’est ce double mouvement à la fois de présence à notre perception – simple, univoque – et ce retrait à l’intérieur même du visible de ce qui le fonde, ce qui le rend absolument singulier, qui nous oblige à penser. A aimer aussi, si par aimer on entend cette rencontre d’un autre qui nous bouleverse en nous atteignant au coeur et vous échappe aussi, exactement. »
Les dernières pages de ce livre en adresse aux « frères humains » : Philosopher, c’est faire hospitalité à la pensée (v. le livre d’entretiens avec Jacques Derrida) sont aussi un plaidoyer en faveur de la « talking cure » :
« Et le miracle est que, parfois, entre ces deux méconnaissances, celle du sujet sur sa propre histoire, son désir, les raisons ou déraisons de son amour et celle de l’analyste, son ignorance, son absence d’entendement de cette histoire-là – ce qui a eu lieu dans votre vie – se produise un événement […] qui est une rencontre. De cette méconnaissance naît un savoir étrange, un savoir « en avance », […] une prophétie intime, adressée à un autre qui l’entend, qui entend se former ce trésor très simple et très pur d’une parole nouvelle dans un corps délivré. » (pp. 226-227 ; voir aussi Accueillir l’inespéré )
[11] Sortilège de Robert Creeley a été traduit par Stéphane Bouquet pour le compte des édition NOUS à Caen.
[12] Cabine double, de Bruno Fern aux éditions Ragage ; du même aux éditions Voix : mécaniquement « 111 points de contrôle » (v. recension d’Alain Helissen) et équestrement Cheval porteur aux éditions publie.net.