dans un déchirement immense de la voix

03/06/06 — Gilles Jallet, Laurent Cassagnau, Hölderlin, Novalis, Schiller, Roger Laporte, Mallarmé, Joë Bousquet, Paul Celan, André du Bouchet


avec Gillet Jallet, s’entend


Enigme peut-être ce titre : le crâne de Schiller, et plus encore ce sous-titre : langue incomparable de la tête de mort

Le livre de Gilles Jallet, publié chez Hermann, est l’une des réflexions les plus remarquables, sur la langue de poésie, l’écriture, et ce qui lie celles-ci à la vie.

Je commence par la fin, puisque c’est là qu’il nous faut être conduits, avec la conclusion du préambule — tout de concision et de clarté — de Laurent Cassagnau :

Le Crâne de Schiller (le titre renvoie à la méditation de Goethe devant le crâne de son ami mort dans lequel il reconnaît la trace du divin, méditation à laquelle Gilles Jallet oppose « l’incomparable langue de la tête de mort », figure de l’Inexpressif dont parle Walter Benjamin dans Sens unique) s’achève sur une analyse du poème Tübingen Jänner où Paul Celan oppose à la parole hölderlinienne tournée vers le monde grec, vers cette origine dont la poésie doit tenter de dire le pur jaillissement, sa propre parole engloutie : après Auschwitz, la parole poétique ne peut plus que sombrer, s’immerger dans le « pourri » que Celan - selon l’énigmatique phrase prononcée devant André du Bouchet - avait décelé chez Hölderlin (« II y a quelque chose de pourri dans la poésie de Hölderlin »).

C’est en effet l’arc de ce livre qui propose un parcours assez rare dans la littérature [1], de Goethe à Celan donc, en passant par Novalis, Hölderlin, Mallarmé, Joë Bousquet, Roger Laporte et André du Bouchet, afin d’étudier cette « langue incomparable » qui, de l’intérieur, vient ruiner, briser et désintégrer, comme une tête de mort, la belle totalité et l’ordonnance harmonieuse du poème goethéen.

Comme on peut s’en douter, le livre ne s’est pas écrit en un jour ; cette méditation est constituée d’essais la plupart inédits dont certains parus en revues entre 1988 et 2005. Ajoutons pour compléter l’éclairage, que l’auteur a donné naguère chez Seghers un Hölderlin et un Novalis, et très récemment un recueil de poésie chez Comp’Act : L’ombre qui marche, et a contribué au collectif Suspendu aux récits, chez le même éditeur.

Allé à la rencontre d’André du Bouchet, tout premier traducteur de Tübingen, Jänner, que la réflexion de Celan (le« pourri » au royaume (Reich ?) d’Hölderlin) laissera interdit (16 ans), Gilles Jallet relève opportunément qu’au Pallaksch ! Pallaksch [2] ! qui clôt le poème, fera écho : « Souvenez-vous : le vivant, le vivant. » Et de « conclure » : Qui sait, le vivant ? Et lacune de la poésie qui peut être aussi bien une forme de mort qu’une forme de vie. [3]

C’est pourquoi, dans son préambule, Laurent Cassagnau évoque Joë Bousquet :

« Aventure merveilleusement périlleuse où les mots ont surgi et comme des expressions, non pas de la pensée, mais de la parole, dans un déchirement immense de la voix, laquelle, sans doute, est l’Être même. » [4]

"Fil directeur" que marque fortement la parole engloutie de Celan dans son opposition à l’hypothétique pur jaillissement hölderlinien dont est alors mise en lumière « la pourriture ».

Contrainte de lumière, la poésie est donc l’impossible, c’est à dire le Réel, et ne cesse pas de ne pas s’écrire, brûlure de sens comme l’exprime Nancy [5] avec les mots de Celan pour la jouissance, « rien qu’on puisse atteindre : elle est ce qui s’atteint et se consume en s’atteignant, brûlant son propre sens, c’est à dire l’illuminant en le calcinant ».

Et chez Hölderlin lui-même : « par l’abîme en effet », « vu que la vacance du partage est notre faible », se fera la rencontre de quelque chose, à la condition de "l’apriorité de l’individuel". Citons la fin de la reconstitution de D.E. Satler (traduit par Gilles Jallet) :

« Vous fleurs d’Allemagne, ô mon coeur devient
Infaillible cristal auquel
La lumière s’éprouve, quand Allemagne et allez
lors de la danse du mariage et bouquet de promenade. »

C’est donc avec une attention toute particulière qu’on abordera le chapitre Hölderlin, 1804 où se lit qu’à partir du cahier de Hombourg : inachèvement et discontinuité ne constituent plus des signes d’échec, mais déterminent la forme de l’oeuvre en tant que telle, en s’en tenant à ce strict préalable : la langue en tant que telle.

La constellation des essais de Gilles Jallet gravite autour de l’oeuvre et la vie d’Hölderlin. Celles-ci irradient par exemple l’essai sur Roger Laporte. Et c’est pourquoi il importe de relever la phrase de Hölderlin sur laquelle Roger Laporte a beaucoup médité :

« La psyché entre amis, la naissance de la pensée dans la conversation et la correspondance est nécessaire aux artistes. Autrement, nous n’avons pas de pensée pour nous-mêmes ; la pensée, au contraire, appartient à la figure sacrée que nous formons. »

Ce que Gilles Jallet commente un peu plus loin :

« Dans la phrase [...] citée de Hölderlin le mot Bild est singulièrement redoublé et soutenu par le verbe bilden : " La pensée appartient à la figure sacrée que nous formons. » Pour autant, la figure n’apparaît pas par génération spontanée, mais elle se déploie dans la contrée même de l’expérience, au sens d’une formation ou d’un apprentissage : Etwas treffen zu können. La chance est de « pouvoir rencontrer quelque chose ». Cette manifestation de la « chose » dans le partage de la pensée forme la « figure sacrée » de l’amitié. En fin de compte, ne serait-elle pas cela, la « chose », non une chose, mais la chose que nous aurions à faire à plusieurs, la figure de l’amitié [6] ?

Si, à bout de course, j’ai transmis le message, ne puis-je être tenu pour quitte ? Poursuivre. Poursuivre : silencieuse injonction à laquelle d’autres plus tard répondront.(Moriendo) »

Les lecteurs du Crâne de Schiller, auront sans conteste la chance de rencontrer quelque chose, et surtout quelqu’un : Gilles Jallet nous a fait l’amitié de nous donner à partager son compagnonnage avec quelques uns de ceux qui parmi les poètes (nous n’avons fait qu’esquisser et n’avons pas développé en ce qui concerne Novalis, une réflexion seconde ou encore Mallarmé, le silence de la lumière, pas plus que le romantisme réfléchi de Joë Bousquet) ont porté le plus loin la réflexion sur la langue dans ses rapports avec la pensée, indispensable, pour exercer « le métier de vivre ».

© Ronald Klapka _ 3 juin 2006

[1L’excellent ouvrage d’Amelia Valtolina, chez Galilée, traduit par Philippe Bonnefis : Bleu, pourra, entendons Else Lasker-Schüler : un poète ne dit pas azur, un poète dit : blau, lui offrir un contrepoint tout aussi rare : en lire l’exergue de Cristina Campo :

La beauté n’est-elle pas ce dont on devrait nécessairement partir ? C’est une jacinthe bleue qui, grâce à son parfum, attire Perséphone dans les royaumes souterrains de la connaissance et de la destinée. On peut, sans doute aucun, appeler « exorcisme » le geste qui, au moyen de figures, consiste à attirer l’esprit, qui a toujours grand peur de certaines choses. C’est ce que font les mythes. C’est ce que devrait faire la poésie. Si le lecteur ne tombe pas dans le précipice où est tombée Perséphone mais se borne à regarder la jacinthe de loin, cela signifie que l’écrivain n’a pas assez bien écrit (ou que les royaumes souterrains lui refusent l’hospitalité).

[2Mot yiddisch, signifiant « peut-être », dont usait Hölderlin pour signifier indistinctement « oui et non, ni oui ni non ».

[3Vertige de l’existence, « comme reste à chanter » : cf. La poésie comme expérience, Philippe Lacoue Labarthe, Bourgois, 1986,1997, notamment pp. 36-37, et le rôle de la mémoire : souvenez-vous, dit du Bouchet à son interlocuteur.

[4Lumière, infranchissable pourriture et autres essais sur Jouve ; Fata Morgana, 1987
Citons in extenso le contexte :

Mais, tranchant sur cet aperçu superficiel, apparait la conséquence souterraine de ce que nous avions supposé plus haut et que la seule analyse du style nous aura déjà aidés à dégager un peu plus. Il me semble que le poète a dû cesser d’adhérer au tout s’il a voulu le connaître ou l’amener à se décrire et que c’est une rude audace de n’unir l’homme et le tout que dans l’idée-limite de ce que cet homme peut concevoir. Ne dirait-on pas que celui qui connaît Dieu au lieu de l’aimer se manifeste comme homme par son refus de s’absorber en lui ; et qu’alors seulement il connaît le monde qui, en tant qu’il est réel, est une négation de ce Dieu ! Aventure merveilleusement périlleuse où les mots ont surgi et comme des expressions, non pas de la pensée, mais de la parole, dans un déchirement immense de la voix, laquelle, sans doute, est l’Être même. Véritable éboulement poétique où le poème tient dans ce que peuvent porter des mains humaines. En sorte que l’homme s’instruira de son destin à travers une certaine conscience physique de lui-même et de ses moyens ; à moins qu’il ne se reprenne, recule devant les produits de la révélation et les regarde de loin comme une ruine magnifique que l’esprit rebâtit à la lumière du jour et ne peut s’empêcher de relier à tous les versants de la campagne qui l’environne.

Sur ce livre, voir la note : Bousquet lecteur de Jouve.

[6Chance, amitié, ne laissent pas de donner à penser à Nietzsche lu en particulier par Bataille, et Maurice Blanchot. Pour la communauté, je me permets de renvoyer à Hölderlin et la fête de la vie , qui évoque outre le livre de Michèle Desbordes, le Cahier Hölderlin dirigé par Jean-Yves Masson.