El niño fundamental

07/02/10 — Edmundo Gómez Mango, Juan Gelman, André du Bouchet, Lautréamont, Mélanie Gribinski


Esto que tengo de niño fundamental
se me rebela.
Juan Gelman [1]

                                                     à un enfant
parole accordée comme par dérogation à la règle qui veut qu’elle
ne lui  soit pas  accessible — et  à laquelle, parfois,  il atteindra
cependant : presque.

                                                ou même : tout à
fait
, l’enfant alors, aussi bien que  celui qui accumule les années,
disparu tout à fait.
André du Bouchet [2]

Mais avec d’autres yeux, qui nous montreraient la vibration de la lumière, ses corpuscules, la fuite des jours, la dérive des mondes, l’éternelle métamorphose, on devinerait, à trois pas du gosse, l’adulte pour qui, sans savoir, le gosse tient registre et, plus tard, près de l’adulte aux traits marqués, l’ombre pâle, petite, impérieuse, qui lui dicte ses agissements. Et l’autre obéit.
Pierre Bergounioux [3]


Edmundo Gómez Mango, Un muet dans la langue

« André Du Bouchet, dans L’emportement du muet, figure le poète comme le muet qui habite dans sa langue : « [ ... ] pour peu que je sois dans la langue - moi,  non  la  personne  de l’autre - invariablement je suis dans la langue le muet » [4]. Cette pensée poétique saisissante a intensément résonné en moi, elle parcourt ce recueil, dont les pages ne cessent de l’interroger. Elle place au cœur même de l’expérience de la poésie la chose muette qui ne parle pas. »

Ces quelques lignes de l’introduction de Un muet dans la langue donnent le fil rouge des essais, au nombre de neuf [5] réunis par Edmundo Gómez Mango [6] et sont plus particulièrement développées au chapitre VII : Le muet des mots. Si la phrase de Du Bouchet provoque son saisissement, c’est qu’elle est en quelque sorte la reconnaissance de la double vocation [7] de l’auteur. Celle-ci nous est rappelée dans un court récit à la troisième personne, d’à peine une page, qui clôt à la fois le dernier chapitre (L’infans polyglotte) et le livre, dont voici la surprenante dernière phrase :

« Mais l’attraction de ce mystérieux voisinage des langues, de cet étrange et abyssal appel de la folie et de la poésie, qui s’était exercée sur lui quand il était un adolescent, qui a décidé de son bilinguisme profond, demeure encore, au moment où j’écris ces lignes, aussi vivaces que dans leurs commencements. »

Elle évoque le jeune uruguayen, interne en psychiatrie et professeur de littérature (à l’Ecole normale) et qui préparant le concours de chef de clinique s’employait à tâcher de chantonner Baudelaire en castillan, après avoir au long de ces journées écouté toutes sortes de délires. Le "je", plein de vivencia, qui fait retour est celui du psychanalyste vivant en France depuis les années 70, essayiste sensible et informé, et dont les travaux donnent une vue originale de ce qui serait une poïétique [8] .

Un exemple des plus parlants de cette attention aux processus de création d’une oeuvre, le chapitre V, avec ce « nom-valise » : Lautréamontevideo, avec cet arrêt sur le vol des étourneaux au commencement du Chant cinquième [9] : Lautréamont a copié, presque mot pour mot, la description du vol des étourneaux faite par le docteur Chenu dans l’Encyclopédie d’histoire naturelle, et qui s’inspire à son tour des descriptions de Buffon. « Mais le geste de l’insertion, à un lieu précis du poème, d’un corps étranger constitue une appropriation, une greffe poétique qui dissout l’hétérogénéité de ce qui vient d’ailleurs dans le mouvement d’appartenance au verbe du poème. »

Après nous avoir fait éprouver le tourbillon dans lequel nous entraîne celui qui disait pratiquer le « gongorisme métaphysique des auto parodistes », Gómez Mango n’hésite pas à conclure : « Rarement on peut éprouver avec une telle intensité, et de façon simultanée, la puissance de la parole poétique et son extrême faiblesse, son intrinsèque précarité. La création de l’œuvre semble toucher l’absence d’ œuvre, la folie, le non-sens, en même temps qu’elle nous immerge dans la richesse germinative de l’irrationnel, dans la fécondité de l’inconscient. [...]. Oui, la vraie vie est bien celle-là, celle de la métamorphose, la vie féroce et animale de la chair palpitante, la vie folle du fantasme, celle profonde et nocturne des couches inconscientes du psychisme. »

Une annexe sur Le Montevideo de Lautréamont, qui fut aussi celui de Jules Laforgue et de Jules Supervielle (p. 133-139) dit tout l’attachement poétique de l’essayiste à sa ville natale ; cet amour se traduisit plus particulièrement lorsqu’y fut célébré le poète argentin Juan Gelman [10] en 2000, après qu’il eut retrouvé vivante sa petite fille , et quand toute la ville se rassembla autour de l’écrivain pour célébrer non seulement un acte de réparation et de justice sociale, mais aussi, fait rarissime, une véritable victoire de la poésie. [11]

Ces précisions me semblent indispensables pour approcher autant que faire se peut ce qui fait la dimension énonciative propre à l’écrivain et psychanalyste, la condition d’exil, l’épreuve de l’inhumanité, et la manière de les traverser. A cet égard une anecdote de Mélanie Gribinski, photographe, réalisant son portrait est éclairante [12] :

« J’ai d’autres tableaux qui ne sont pas accrochés, je peux aller les chercher. Il est revenu avec un tableau de Tapiès qui représentait le A de Anarchie, il s’est dressé devant près à défier toutes les dictatures d’Amérique Latine, accompagné de ce "grand A" qui est aussi un concept psychanalytique. Je lui ai demandé de regarder vers la lumière. J’avais ma photo. »

Tout nourri de poésie qu’il soit, Edmundo Gómez Mango n’en énonce pas moins la théorie psychanalytique dans les termes les plus classiques, par exemple : « La parole analytique est dite dans le transfert. C’est son caractère le plus énigmatique. Elle s’approche ou s’éloigne de l’indicible, pourtant intensément éprouvé, de la présence transférentielle. Elle s’inhibe, elle se met au service de la répétition mortifère. Elle ravive, dans l’amour et la haine, l’infantile, non pas comme une histoire lointaine du passé, mais comme une réalité incarnée dans le présent. Le transfert suscite la parole ou lui fait obstacle, mais il reste souvent muet à l’intérieur de la langue elle-même. Il fait parler de lui surtout quand il se tait. Dans le transfert habite l’infans, le sans-parole, ce reste de l’infantile qui veut et ne peut pas avoir accès au langage. Ce qui demeure irrémédiablement sur le bout de la langue [13] ! ». Ce qui s’éprouvera dans les entours de cette citation au chapitre premier, De la parole poétique et de la parole en analyse, mais aussi au troisième : Voir et entendre en séance, où il est révélé que les analystes sont des oídores, des « ouïsseurs » : Les séances activent une sorte de généalogie des langues dans la langue qui parle. Celle qui dit le rêve, reprend par moments celle des fantômes du passé, ou devient celle de l’enfant, qui fait parler et penser l’infans, quand il risque de s’épuiser dans l’hallucination désirante. La langue explore les confins où les mots font défaut. Elle veut animer le muet, éprouver dans la voix ce qui n’est pas encore parole. (p. 63)

Et c’est en authentique freudien, que l’auteur propose à son lecteur, d’une part Freud et le romantisme, chapitre IV, et Un enfant entêté — il s’agit de l’Œdipe — , chapitre VIII, qui a pour sous-titre : L’Untergang, l’énigme d’un mot, dont la traduction : dissolution, déclin, ensevelissement donne à penser. Mais qu’il s’agisse de Wordsworth Proust, ou à nouveau Quignard, le poète n’est jamais loin.

Le lecteur qui a suivi jusque là tient sa récompense : à l’occasion de l’exposition La passion à l’œuvre, Rodin et Freud collectionneurs, le musée Rodin et la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, ont réalisé un site dans lequel sont réunies en particulier les conférences filmées des deux journées d’études des 16 et 17 janvier 2009, dont celle d’Edmundo Gómez Mango : Freud, le mythe et les dieux [14]

Alors convaincu, il lira sans plus tarder Un muet dans la langue [15]. Le cas échéant il voudra remonter aux livres précédents, dans la même collection Tracés [16] :

— La Place des Mères, dont la quatrième nous avertit : « Pour rester proche de l’étrangeté de l’expérience de l’analyse, il n’est pas mauvais de s’exiler dans ce royaume des Mères, des Inconnues, qui hantent l’inquiétude de la littérature. L’analyse, c’est aussi une forme d’exil. Comme les Mères de la place de Mai, la pensée de la psychanalyse, vouée au disparu, exige que le disparu ait un corps. De cette exigence naît parfois pour l’analyste le besoin d’écrire. »

— La mort enfant, dont le titre a été suggéré à l’auteur par la découverte d’une revue mexicaine reproduisant une série de portraits, peints et photographiques, d’enfants morts souvent somptueusement vêtus. Ce titre énigmatique évoque à lui seul le sentiment d’Unheimlichkeit décrit par Freud. Sont-ils morts ou vivants, ces enfants ? Dorment-ils ? Seraient-ce des images de rêves ? Les frontières entre l’animé et l’inanimé s’effacent.
Edmundo Gómez Mango accompagne ici quelques écrivains - Hofmannsthal, Octavio Paz, entre autres - dans l’arrière-pays de « l’inquiétante étrangeté ».

Avec ces trois livres, c’est comme ouvrir « Le retable des merveilles », cette évocation du Maître Pierre, entrer dans Une manière qui pense à propos de laquelle Edmundo Gómez Mango met en évidence, à l’instar de Cervantès « que ce qui intéresse dans l’écoute-lecture du récit d’un scénario fantasmatique, ce n’est pas seulement son contenu, mais encore l’histoire de son engendrement. »

© Ronald Klapka _ 7 février 2010

[1Ce que j’ai d’enfant fondamental
se révolte en moi.
Juan Gelman, Enfants, Corée, 1952, cité par Edmundo Gómez Mango ; El llamado, in Juan Gelman, écriture, mémoire et politique, Indigo & Côté-femmes éditions, 2006. Ouvrage essentiellement rédigé en espagnol.
Le lecteur français pourra découvrir de l’oeuvre du poète argentin né en 1930, L’opération d’amour - une expression de Thérèse d’Avila -, qui réunit Comentarios et Citas (citations) aux éditions Gallimard -2006- grâce à la traduction (à laquelle s’ajoute la présentation) de Jacques Ancet. Lors de l’obtention en 2007 du prix Cervantes par Gelman, Jacques Ancet lui rend hommage en publiant sur son blog quelques Citas.

[2André du Bouchet, L’emportement du muet, Mercure de France, 2000 ; Jean-Michel Maulpoix, analyse cette réunion de textes du poète, les situant dans la lignée des poèmes critiques d’un Mallarmé. Il conduit sa propre réflexion, en prenant pour fil un vers de l’ouvrage : « Dans l’incertitude j’ai tendu la main » ; Quinzaine littéraire, n° 797 (01/12/2000), article repris en ligne.

[3« Il n’a pas le choix, pas plus qu’on ne l’a eu quand on s’est trouvé inséré dans la gousse de chair, pour la durée de l’intermède, et ce qu’il y avait de beau, de plénifiant, de l’autre côté du tégument, dehors. Tout ce qu’il peut faire, l’adulte, c’est de reprendre point par point la litanie, d’ouvrir en regard, si l’on veut, une autre colonne, une comptabilité en partie double où chaque déficit sera compensé, annulé ».
Dans l’édition du Monde des Livres, du 24.09.93, Patrick Kechichian, signalait l’ouvrage paru chez Verdier, avec ces mots :
L’insecte, la cétoine à la "cuirasse d’émeraude" ou ce papillon, le grand sylvain, aux ailes postérieures "noires, avec leur boucle discale blanche frangée d’arcs fauves", appartiennent à ce monde. Plus que des symboles, ils sont ce mystère même. Loin du jeu des métamorphoses ou des tentations de l’anthropomorphisme, Bergounioux, tel un Fabre métaphysicien, observe, s’approche, n’observe que pour s’approcher et comprendre, se comprendre : "Ce qui compte, maintenant, c’est qu’on voie, qu’on ait égard à ce qui est là et dont on peut se demander si ça le serait vraiment en notre absence."
Au regard de ce livre, de quelques autres, tel Le matin des origines, l’on ne s’étonnera pas de voir figurer Pierre Bergounioux comme Edmundo Gómez Mango au sommaire du n° 1 de la revue Penser/rêver : L’enfant dans l’homme.

[4Le texte en son entier :
                                              ... pour peu que
je sois dans la langue — moi,  non  la  personne  de l’autre —
invariablement je suis  dans la langue  le muet.     et, à l’égal
des choses  sans parole,  dans la langue  par instants,  qui est
aussi celle des autres, alors même que je parle, en déplacement
silencieux.
André du Bouchet, op. cit. p. 100.

[5I. De la parole poétique et de la parole en analyse II. L’émotion poétique III. Voir et entendre pendant les séances IV. Freud et le romantisme V. Lautréamontevideo VI. Entre les morts et les vivants, le poème VII. Le muet des mots VIII. Un enfant entêté IX. L’infans polyglotte.

[6Edmundo Gómez Mango,Un muet dans la langue, Connaissance de l’inconscient, série Tracés 272 pages, 2009. Dans cette même série, La place des mères, 1999 ; La mort enfant, 2003.

[7Dépêtrons ce mot de ses connotations religieuses en particulier, pour en entendre l’étymologie. Un magnifique ouvrage publié chez Hermann le fait dès son titre : La voix déliée de Bernard Baas.
Cf. « Mais, comme la compréhension du sens ne peut s’affranchir de la médiation linguistique, l’instance qui, dans la parole, appelle à la présence immédiate ne peut être que ce qui, de cette parole, est indépendant du discours : la voix, la voix en tant que déliée de la contrainte discursive de la parole. C’est donc la voix qui appelle à la présence et à la jouissance de la présence. Elle est essentiellement appel. Dire de l’homme qu’il est par essence parlant est aussi bien dire qu’il est par essence appelé - appelé par la voix à se porter au-delà de la parole.
Telle est sa vocation. » (op. cit. p. 18.)

[8Nous entendrons dans ce terme la conscience réflexive de l’instauration d’une œuvre, selon cette définition.

[9« Les bandes d’étourneaux ont une manière de voler qui leur est propre, et semble soumise à une tactique uniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupe disciplinée, obéissant avec précision à la voix d’un seul chef... » Les chants de Maldoror, in Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, O.C. , Poésie/Gallimard, pp. 189 sq.

[10Le chapitre VI : Entre les morts et les vivants, le poème, pp 141-169, fait l’objet d’une lecture freudienne, métapsychologique, avec centralement ces questions :
la douleur/donnera-t-elle beauté ensuite ? tant de/douleur ici/donnera-t-elle beauté un jour ? Juan Gelman, « Réunions », traduction Jean Portante. Ce qui a pour effet en ce qui concerne le poème :
Dans Commentaires et Citations, il rejoint Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, tous deux descendants des familles marranes, ou des « chrétiens récents » comme on les appelait pour distinguer les « convertis » des « vieux chrétiens ». Dans son dialogue avec la Nuit obscure de Jean, avec Las Moradas (Le Livre des demeures ou Le château de l’âme) de Thérèse, le dire poétique de Gelman semble atteindre l’absent et disparaître avec lui dans la présence sonore du poème. Gelman écrit ses livres en exil, et rejoint les poètes contemporains du grand exil des juifs d’Espagne. Comme si sa parole s’exilait dans la langue de l’autre pour retrouver en elle l’intimité native de la sienne.

[11« Une sorte d’alliance intrinsèque entre la parole poétique et la vie de la ville s’est manifestée, est venue au jour, tel l’envers soutenant les événements et les péripéties de cette renaissance d’une origine. Quelque chose d’inattendu, d’imprévisible est arrivé : la présence de la poésie au cœur même de la ville. [...] Comme si la poésie, malgré l’indifférence contemporaine à son égard, redevenait une présence capable de changer la vie, comme l’avait souhaité Rimbaud. [...] Le poète lisant ses poèmes entouré par le silence ému des gens rappelait que la mémoire populaire se construit autour de la parole poétique, que le mythe, la légende des origines d’une collectivité, est fait par l’épos, par l’élément épique du langage, et devient épopée ou chanson de geste. Les peuples latino-américains l’ont montré une fois encore dans l’histoire récente : la liberté de la parole s’était réfugiée dans la chanson populaire ; la langue, que le discours officiel de la terreur d’État prétendait avilir par l’usure qu’exerçait sur elle la routine de la propagande, s’est retirée en elle-même, s’est sauvegardée dans la chanson et dans l’expression artistique de la production littéraire. » In Edmundo Gómez Mango, La poésie de Juan Gelman et l’appel des disparus, éditions Myriam Solal, 2002.

[12Pour l’anecdote, elle se trouve dans cet entretien avec Roland Quilici pour Actuphoto ; pour le portrait, sur le site de la photographe.

[13Pascal Quignard, Le Nom sur le bout de la langue, POL, 1993, Gallimard/folio, n° 2698, 1995.
Voir en particulier la seconde partie : Petit traité sur Méduse. François Gantheret y fait référence dans La Nostalgie du présent, voir lettre du 27 janvier 2010, note 7.

[14Le texte intégral et la video accessibles à cette page.

[15Selon son désir, il pourra aussi entendre — avant ou après sa lecture — Edmundo Gómez Mango répondre longuement à ses interlocuteurs d’une rencontre organisée par la librairie Mollat, dont les podcasts sont permanents.

[16Notre mémoire inconsciente est, selon Freud, faite de traces inaltérables, souvent infimes, plutôt que de souvenirs, qui, eux, sont toujours remaniés, reconstruits.
D’une trace à l’autre, se dessinent des tracés multiples, entrecroisés, déroutants. Le tracé de l’écriture tente de leur donner des figures sensibles. Difficulté particulière pour le psychanalyste : comment effectuer le passage de l’oral dans l’écrit sans perdre le vif de la chose ?
Tracés accueille des ouvrages de psychanalyse qui ne prétendent pas présenter une théorie achevée mais retracer un trajet singulier.
Collection dirigée par J.-B. Pontalis. En ce qui concerne ce dernier, Le Royaume intermédiaire, colloque de Cerisy en hommage à son oeuvre, est lisible dans la collection Gallimard/folio, n° 491.