texte du 24 juillet 2006
Françoise Dastur, a réuni, et publié grâce à Michel Deguy, bien plus qu’un hommage à la mémoire de Dominique Janicaud.
Certes, il y a peu [1], ont déjà été évoqués l’intelligence du partage et Dominique Janicaud. Ce bis repetita n’est pas de trop au vu du volume publié dans la collection l’Extrême contemporain (Belin) dirigée par Michel Deguy.
Comme ce fut le cas pour Gérard Granel [2], outre s’acquitter d’une dette d’admiration et d’amitié, il ne s’agit pas du genre convenu "mélanges en l’honneur de" fussent-ils posthumes, mais de l’invitation à continuer un travail de penser(/pensée), que la mort ne devrait pas avoir interrompu, et si notre lot, notre partage est bien la finitude, une "salve d’avenir" est bien contenue dans l’oeuvre du philosophe niçois, ce que ses amis, collègues ont souhaité nous donner dans ce partage d’intelligence -ce qui n’est pas jeu de mots, en réaffirmant toutefois que c’est bien l’expression retenue par Arnaud Villani et qui a donné au recueil son titre qui a toute notre faveur (du Logos d’Héraclite, ce qui nous est échu en propre, à l’heideggerienne Ereignis, l’événement appropriant).
Longue phrase qui essaie de dire confusément, maladroitement un essentiel, à cause d’une pensée riche, d’une pensée forte, d’une pensée qui n’a certainement pas encore atteint sa pleine reconnaissance ; mais dans dix ans pour nos étudiants en philo, les deux tomes sur Heidegger (en poche Pluriel) feront partie de leurs usuels. Prenons date.
Pour ouvrir ce volume, Françoise Dastur insiste sur la leçon de Dominique Janicaud :
« Ce n’est donc pas à la pure rationalité en nous qu’il s’agit alors d’en appeler, mais bien plutôt à l’intelligence, qui est non pas maîtrise du réel, mais accueil du possible, intelligence de notre partage fini, auquel il nous faut nous « redomicilier » comme à ce site à partir duquel seul peut se déployer au sens plein l’existence. Car renoncer aux mirages métaphysiques comme aux promesses théologiques ne signifie pas se laisser submerger par « cet océan de nihilisme » qui déferle aujourd’hui, mais s’ouvrir au contraire à la multiplicité des énigmes que contient le monde. »
Michel Deguy, complète :
« Arracher les sourds-muets de naissance que nous sommes à leur sort de futurs enfants sauvages pour lui substituer la formation de l’intelligence et du jugement - ces mots devenant concepts et idées, « dialectiquement » articulés, donc en membrure intelligible de notre existence cherchant un sens, ou cohérence, tel est le « don » d’une donation que désire faire le maître de philosophie, identiquement disciple socratique [3] : tout le contraire du dressage intolérant qui réduirait les fils à la mutité ou à la conviction unilatérale. »
Plaidant pour « la synapse philosophique » que le poète et philosophe trouve bien proche de « la fonction métaphore ».
Dans son évocation de La puissance du rationnel, et des sites de recours, John Sallis précise que Dominique Janicaud avait esquissé in fine quelques lieux de résistance à l’écart : l’éthique, le politique et le poétique, dont il offrait cette description :
« Le Poétique est cette dimension qui, dans les arts et même souvent hors d’eux, porte tout langage et toute monstration à leurs limites mêmes. Dansant devant l’arche du rationnel [4], il est le sens excédant le sens, le dire de l’indicible, l’ouïe de l’inouï, l’avenir même fondant sur l’homme dans la réserve de ses possibles. Le Poétique traverse contradictions et renversements : il est la part qui excède originellement et destinalement la puissance du rationnel. »
Trois facettes de l’oeuvre de Dominique Janicaud, philosophe en phase avec son temps, questionnant son devenir, pédagogue suscitant le dialogue, et homme d’écriture privilégiant une forme limpide, précise mais recourant également aux images.
Rappelons que le partage c’est le lot que nous avons en commun : notre finitude, l’envahissement de la techno-science, et aussi un désert qui croît.
La citation de Franco Volpi en exergue de Nihilisme de la technique et responsabilité, en donne la mesure :
« La machine moderne est chaque jour plus compliquée, et l’homme moderne chaque jour plus élémentaire. » (Nicolas Gomez Davila)
La contribution de Franco Volpi qui s’appuie, outre La puissance du rationnel, sur l’un des derniers essais de Janicaud L’homme va-t-il dépasser l’humain ? - Bayard, 2002 - souligne que guider l’interprétation du changement d’un monde qui change sans nous, est bien du ressort d’une philosophie de la technique qui soit à la hauteur de la situation.
Parmi les nombreuses contributions à cet hommage [5], quelques autres abordent cette thématique, la plupart reviennent sur le dialogue de Dominique Janicaud avec Heidegger, d’autres s’attardent sur son "minimalisme phénoménologique", une autre encore sur Félix Ravaisson auquel il consacra sa thèse.
Des textes inédits, dont Etat des lieux, préface à la traduction américaine de A nouveau la philosophie, Platon et nous, et un entretien avec Arnaud Villani complètent leur éclairage.
D’Arnaud Villani, nous sont donnés en guise d’Envoi : L’Intelligence du partage et deux poèmes.
Sans aucun doute faut-il prêter attention à ce qui suit, la constance du thème de « l’intelligence du partage » (un syntagme particulièrement ouvert) pouvant s’avérer un nouveau départ pour la philosophie en général.
« À cette époque [6], et je lui en avais parlé, se posait à moi le problème de l’unité de son œuvre. Les directions imposées par À nouveau la philosophie, Chronos, ou les deux Phénoménologies me semblaient largement divergentes. Je crois n’en avoir saisi l’unité sous-jacente que très récemment, à l’occasion d’un travail sur Deleuze, où, voulant poursuivre plus avant sur certains points, j’ai été contraint de faire intervenir une notion d’intelligence totalement renouvelée. Or le début de mon travail consistait à montrer que Deleuze redonne sens et espoir à la recherche philosophique en s’opposant à sa dérive constamment logiciste et en affirmant un objet sans objet (le virtuel) qui puisse constituer l’autre de la pensée, son Dehors qui la pousse à penser. Je me suis aperçu alors à quel point j’étais sans le savoir tributaire du cri de joie qu’il faut lire dans le titre : À nouveau la philosophie ! Car précisément le premier chapitre de Dominique, qui tout entier repousse tout envahissement de la philosophie par la logique ou la pragmatique, ne cesse d’invoquer une intelligence à redéfinir. C’est ainsi autour de ce livre comme « césure » que je crois possible d’ordonner l’oeuvre de Dominique qui, redonnant à la Philosophie sa spécificité, replace la critique (il faut dire plutôt la diacritique, définie dans La puissance du rationnel, pp. 281-282) de la technique dans le projet d’ensemble d’un destin de la raison.
Je tire ici argument d’un des derniers textes de Dominique : L’homme va-t-il dépasser l’humain ? (Bayard, Paris 2002). On y lit en effet à la dernière page :
Entre l’humanisme de précaution et l’ouverture audacieuse au possible, [...] comment pratiquer une stratégie féconde et digne de la grandeur humaine [... ] ? Grâce à l’intelligence de notre partage mortel et fragile : en assumant nos paradoxes et notre complexité, en nous chargeant de tout le poids de notre liberté (p. 104-105).
En somme, la deuxième partie de Être et temps, et l’assomption de la mort reprise en une sorte de Verstehen destiné, mais non destinal, serait le fil conducteur, la ligne de partage et de fuite de l’oeuvre de Dominique. »
L’argumentation qui suit me paraît des plus convaincantes. J’ajoute pour finir, que de parcourir (labourer) l’ensemble de l’ouvrage est occasion de revenir à Aristote aux Champs Elysées qui pourrait en apparaître comme la version littéraire et quintessenciée.
[2] Cf. Granel. L’éclat, le combat, l’ouvert. Belin, 2001 ; recension de R. Maggiori.
[3] Il n’est que de lire Les bonheurs de Sophie, ces 30 mini-leçons d’introduction à la philosophie, chez Encre marine pour s’en persuader
[4] Cette belle image attire irrésistiblement l’éclairage de Jean Grosjean :
En tous cas, un jour sur cette page là (Dixit Dominus Domino meo : Le Seigneur a dit à mon Seigneur, psaume 110) j’ai pensé à Madame David qui aimait tellement son mari, mais qui un jour n’a pas supporté qu’il fasse le pantin tout nu sous la fenêtre des bonniches — 2 Samuel 6,16,20-23 — in Araméennes, Cerf, 1986, pp. 59-60.
[5] Voir le sommaire de cette fiche
[6] Celle de l’entretien donné en 2000.