A l’instant, Luc Boltanski

texte du 5 août 2004


A l’instant, Luc Boltanski, photographies de Christian Boltanski.

Donnez-moi une table où disposer les miens
Me tenir devant leur image
Morceaux d’instants clos
présents auprès de moi
Les miens substitués
Les miens qui s’ignoraient
Enfin amassés — ici — compatibles
En paix — m’accordant leur pardon.
Luc Boltanski [1]


In illo tempore (1992) et on s’excuse de jouer les “anciens combattants”, familier d’Actes de la recherche en Sciences sociales, dès les tout premiers numéros [2], j’avais souvent eu l’occasion de croiser le nom de Luc Boltanski en compagnie de celui de Pierre Bourdieu, je me souvenais de Un art moyen, je commençais aussi à découvrir des titres étonnants qui prenaient de la distance avec les travaux antérieurs : L’amour et la justice comme compétences, ou encore De la justification. Les économies de la grandeur. On connaît aujourd’hui de Luc Boltanski et Eve Chiapello : Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. L’entretien (son style) donné à la revue Ethnographiques Une sociologie toujours mise à l’épreuve [3], ne sera pas sans éclairer -critique artiste- ce qui suit (et aussi ce qui précède !)

La revue semestrielle l’Autre qui réunissait sous la houlette de Marwann Hoss, Arfuyen, Granit et Lettres Vives, publiait dans son avant-dernier numéro, une suite de poèmes intitulée selon le dernier d’entre eux : Le rescapé.

Voici ce poème<br

Avec le rescapé baissons les bras
Cessons de protéger notre visage
Baisons les pas qui viennent — saluons leur glas
Sur le sommeil et ce qui lie — inclinons-nous
Que le verre nous soit porte — et que même pas le verre
Que le temps — la nuit — l’espace — la brume et l’air
Soient notre merci - nous qui sommes épargnés
Et qu’à notre portée les passants soient de même
Ceux que nous épargnons - ceux qui crient au miracle [4].

Etait annoncé Poème, le premier recueil qui paraîtrait l’année suivante chez Arfuyen. Patrick Kechichian en donnait dans Le Monde un compte-rendu plein de justesse :

« Simples, sans joliesse, pauvres d’images, presque maladroits, ces poèmes parlent des émotions qui affleurent à la conscience, submergent le coeur ; ils disent un souvenir d’enfance, décrivent une image poignante, font mémoire d’un visage, celui d’un proche, [...]

La poésie n’a pas besoin d’étai pour la soutenir. Sa fragilité, son tremblement vrai, sa maladresse même suffisent à la faire être, à l’authentifier. Mais le commentaire que Luc Boltanski a écrit, moins en marge qu’à la suite de ses poèmes, n’est pas destiné à solidifier cette fragilité, à interrompre ce tremblement. Bien au contraire. Il les prolonge, parlant d’une autre voix -la même. » [5]

On comprend qu’à ce tout dernier point, l’auteur du Moyen de parler [6], soit particulièrement sensible et on ne peut que regretter avec Gabriel Bergounioux que le travail théâtral en particulier de Luc Boltanski soit si confidentiel.

Voir ainsi dans Fabula [7], Gabriel Bergounioux :

« A partir d’une écoute de trois poètes contemporains [Luc Boltanski, Jean-Paul Michel, James Sacré], on se propose d’ébaucher le programme d’une métrique dont la fonction serait double : d’une part, mettre à jour les éléments d’une organisation interne à l’ordre phonique qui licencie une actualisation poétique de la langue après que le genre s’est affranchi du compte syllabique et de la récurrence de la rime ; d’autre part, inférer de la distinctivité des scansions chez plusieurs auteurs (l’exclusivité monographique est proscrite) la différence des conduites et des procédés qui signent le refus du récit et la réflexivité de la langue) »

Les éditions Melville ont fait paraître en 2003, A l’instant [8]. Nous ne présenterons pas mieux le livre que Luc Boltanski lui-même, mais nous permettrons de souligner :

« À l’instant est un cycle de poèmes formé de quatre parties : En regard, L’entre-deux, Quatre chants en canon, Semainier. Il a été composé entre 1989 et 2002. La cohésion de cette suite est assurée, outre par le retour des mêmes thèmes, par l’usage d’une même forme qui lie chaque poème à son commentaire. Chacune des parties se plie à cette forme de façon différente. Dans En regard, des mots - des mots-clés - ou des suites de mots, indexent, en marge, le texte du poème. Les numéros figurant, dans L’entre-deux, à côté de certains vers, renvoient à des notes, détachées du texte du poème, et reportées en appendice. Les Chants en canon comportent une ligne de dessus (le poème initial), qui donne le ton et une ligne de basse, qui en est l’accompagnement, selon un modèle emprunté à l’écriture musicale. Semainier associe chaque poème à une " illustration ", composée non d’image mais de mots, elle aussi.

À la différence des poèmes initiaux, écrits de façon sporadique en association avec des états ou des événements, les commentaires ont été, une fois les poèmes assemblés, composés après-coup et d’un trait. Ils jouent par là un rôle réflexif et se présentent comme différentes façons d’éclairer le poème ou de juger ce qu’il dit ; de l’ouvrir. »

On aura compris que le poème lui-même n’est ni dans les vers, ni dans leur commentaire. Qu’il est : dans l’entre-deux. Car les commentaires, notes, ajouts, illustrations, etc., qui collent à mes poèmes, n’ont pas été placés là pour clore le travail du sens, mais au contraire pour l’ouvrir, dans une visée sans fin. Ou encore que je ne prétends éclairer qu’afin de mieux obscurcir par l’artifice de la clarté, car c’est seulement de cette façon que l’on peut tenter de basculer d’une définition de la vérité comme correspondance entre le mot et la chose qu’il désigne (qui prévaut, par exemple, dans une autre activité qui m’est familière, l’écriture des sciences sociales), à une conception de la vérité comme dévoilement de ce qui se tient en deçà de la distinction entre le langage et le monde, c’est-à-dire, la poésie."

"A celui-ci le don de parler en langues, à tel autre le don de les interpréter. "

Il est indispensable d’ajouter que les "images" de Christian Boltanski, des fenêtres aux découpes variées sur fond noir s’intègrent formellement et sémantiquement à ce recueil en manière de kaléidoscope dont la lecture, la rêverie qu’elle suscite (l’ouvert de cette lecture) sont des plus passionnantes, mariant simplicité et complexité.

On sait que Luc et Christian Boltanski sont frères. Ce dernier aura choisi la voie de la fragmentation, pour explorer le rapport entre l’image détachée de son contexte et les références vers lesquelles ont peut chercher à l’orienter dans l’intention de la "comprendre".

Donnons des "illustrations" :

Par exemple, dans L’Entre deux, nous est donné ce "haïku"

0 Ici

1 Arbre d’automne
2 Trois sauts
3 Te vénèrent en riant.

p.123

le numéros renvoient à des notes données plus loin (pp. 152-153), liberté est donc donnée au lecteur de lire les poèmes selon leur suite, d’aller à telle ou telle note ou de se livrer à sa propre rêverie... (cf ci-après l’allusion à Kérouac)

[..] Ce petit aïku (mais est-ce même comme cela que cela s’écrit ?) est tout ce qui reste de ce projet avorté, de cette ambition (que je n’ai pas abandonnée) de l’" éternel débutant ". Il ne vaut pas le haïku de Kerouac, le seul réussi que je connaisse, car je ne lis pas le japonais (or le haïku est un acte visuel), qui parle de la façon dont on ferme la porte d’un frigidaire d’un coup de pied.

0 " Ici " c’est à Kyoto, où j’étais allé avec les autres membres du congrès, avec P.A., P.F. et aussi un sinologue qui dirigeait à l’époque la Maison franco-japonaise à Tokyo et dont j’ai oublié le nom. Il savait des tas de choses sur l’Extrême-Orient et sa présence rendait la visite très intéressante (mais j’ai tout oublié).
1 C’était en octobre, une saison où le Japon, comme l’est des ÉtatsUnis, est particulièrement joli à cause de la couleur des arbres (mais, au Japon, les arbres sont surtout dans les parcs. Ailleurs, il y a des villes et des usines).
2 et 3 Dans le Shintô, il y a un culte des arbres. On accroche un voeu, écrit sur un petit bout de papier et noué à une branche. Puis on fait quelque chose avec son corps comme sauter ou taper dans ses mains (je ne me rappelle plus bien). Mais, vu de l’extérieur, ça n’a pas l’air très sérieux. On ne peut pas dire s’ils y croient vraiment, car, chez nous, quand on croit, on ne rit pas.

***

Les Chants en canon se présentent ainsi : à tout hasard, prenons Strauss, Fuchs, Burg :

(p. 197)
Un commentaire est¬il nécessaire ? on voit bien la manière.
On comprend aussi que la Iecture à haute voix, plusieurs voix. Les accompagnements musicaux peuvent donner une ampleur étonnante à ces poèmes : gammes de clochettes, gongs, babils, bruits de pas.

***

Pour ne pas alourdir, on se contentera de dire toute l’émotion éprouvée à la lecture de cette sorte de journal polyphonique où se mêlent voix intérieure et voix du monde, en particulier Le Semainier où une magnifique "illustration" d’un poème (lundi : le père réveillé avant les enfants) devient elle-même poème :

L’habit se passe. Les pieds nus, éveillés, font des pas,
plus lestes que l’esprit. Dans la cave, la chaudière se
ranime. Le bruit du tisonnier monte par les tuyaux.
La radio murmure. C’est dimanche. Il est plus tard.
Il chante quand elle chante. Danse quand elle danse.
Comparable à ce qu’il est : Juif dansant devant l’Arche.
L’Arche sacrée, incarnée dans nos murs. Et le matin se lève.
Et le jour est créé. (pp 230-231)

Et le matin se lève. Et le jour est créé. Chacun aura ses réminiscences : Bonnefoy pour l’un, Parant pour l’autre. Le "Je me souviens" de Boltanski est vraie invitation à l’écriture.

***

Et nous n’avons rien dit de En regard, de facture plus classique : cf. les notes en marge d’un article, sauf qu’ici c’est la vie dans sa diversité, le grand comme le trivial qui éclairent le poème,comme les bulles du texte numérique ou les liens qui emmènent parfois très loin ! C’est l’amie originaire républicaine espagnole qu’on retrouve obombrée à Saint-Gervais (p. 69) tandis qu’"un monsieur pisse" en marge, c’est le cas de le dire.

Car c’est de tout écart qu’il vient qu’il nous demeure
Prend place tandis qu’elle à grande voix lui parle.

A cette sorte de journal poétique - dont on devine la "décantation", nous nous sommes laissé prendre et nous ne cesserons d’y retourner.

© Ronald Klapka _ 6 août 2004

[1Luc Boltanski, Poème, Arfuyen, 1993

[2Actes de la recherche en sciences sociales, la revue fondée par Pierre Bourdieu en 1975, est désormais intégralement accessible en ligne :

— les articles des 150 premiers numéros, parus entre 1975 et 2003, sont disponibles gratuitement sur Persée,

— les articles des numéros parus depuis 2003 sont accessibles sur Cairn en consultation payante.

[3Cécile Blondeau, Jean-Christophe Sevin, Entretien avec Luc Boltanski, une sociologie toujours mise à l’épreuve, Ethnographiques, Numéro 5 - avril 2004.

[4Luc Boltanski, Le rescapé, revue L’Autre, juin 1992, p. 33.

[5L’autre voix de Luc Boltanski
Le Monde (03/12/1993) par Patrick Kéchichian

[6Gabriel Bergounioux, Le moyen de parler, éditions Verdier, 2004.

[7La métrique comme énonciation à partir de quelques poètes contemporains

[8Luc Boltanski, A l’instant, Léo Scheer/Melville, 2003.