09/10/2006 — Françoise Davoine, Laurence Sterne, Ludwig Wittgenstein, Gaetano Benedetti
« Parler sur c’est facile mais ce n’est pas intéressant. Et, pour parler de, il faut quelqu’un à qui s’adresser. Et un vrai destinataire, c’est plus difficile à trouver qu’un public » [1]
Françoise Davoine, La folie Wittgenstein & Mère Folle
Chère Magdelaine,
Comme tu le sais, j’avais tournicoté un moment à La Belle Image autour de La Folie Wittgenstein, sa couverture blanche, cette mystérieuse maison d’édition EPEL. Attrait — les détours par la cabane, — la nouvelle édition des Recherches philosophiques — W. décidément un auteur pour les littéraires [2] — et sinon répulsion, crainte et tremblement...
Et voilà qu’interrogeant V., après m’être enquis auprès des éditions de l’Eclat de la réimpression du Wittgenstein lecteur de Freud [3] de Jacques Bouveresse, indication m’est donnée du livre de Françoise Davoine. Donc ni une ni deux...
Enfin plutôt : un puis deux et même trois avec cette traduction de History Beyond Trauma, cette première version américaine d’Histoire et trauma [4], analysée par Heitor O’Dwyer De Macedo et Leslie Kaplan : « le livre qui nous manquait » [5] et qui éclaire singulièrement, Fever de Leslie Kaplan, [6]. Alors le deux ? tu t’en doutes c’est cette Mère Folle (éditions Arcanes), la Dulle Griet de Brueghel l’Ancien, qui nous ramène aux soties d’autrefois...
Tu veux sans doute savoir qui est Davoine. Sur le site de l’EHESS, tu découvriras qu’agrégée de lettres classiques, cette psychanalyste est aussi sociologue et que son champ concerne folie et lien social [7] La littérature est très présente, elle se dit shandéenne, comme Kenneth Monkman, comme Cécile Guilbert (quelle alacrité dans L’écrivain le plus libre [8] !) n’hésite pas à recourir à Cervantes, mais c’est Wittgenstein qui paraît l’escorter en guise de therapon, comme Sancho pour Don Quichotte.
Au fait, tu as lu dans « Le Monde » : Shandy est à l’agreg, mais c’est Mauron qui a toujours la cote. Il y aurait là matière à pétition [9] : tu te rends compte, 15 ans que Jouvet s’est décarcassé, et cette maison d’édition dont j’apprécie tellement l’esprit : Le grand graphe de Lucot, Arno Schmidt -j’espère que tu as bien lu les pages de Claude Riehl dans la seconde partie de Tina ! et jusqu’à ce nom de Tristram, qui fleure si bon la liberté et le rire !
A croire que l’obsession de la métaphore n’en a pas encore fini d’être une vertu (dormitive).
Mais je reviens à Françoise Davoine. Le dernier ouvrage écrit en collaboration avec Jean-Max Gaudillière, éclaire d’un jour particulier les deux précédents que je m’obstinerai à qualifier de littéraires en leur donnant leur coloration expérientielle (la clinique) et théorique : « la psychanalyse de guerre » si cette expression est acceptable avec l’irruption violente de l’Histoire dans la vie. Et je crois ce livre utile pour mieux ressaisir les traversées que nous proposent Mère Folle et La Folie Wittgenstein.
Connnaissais-tu Gaetano Benedetti [10], je relève : L’œuvre tout entière de Gaetano Benedetti est consacrée à l’exploration des modalités d’existence psychotiques et à la recherche, à la découverte et à la description des processus thérapeutiques. Ceux-ci, s’ils sont multiples et en grande partie produits par les relations qui se tissent entre les inconscients du patient et du thérapeute, sont d’autant plus difficiles à manier qu’ils supposent un mouvement d’identification au patient et le maintien d’une distance nécessaire pour la relation thérapeutique. Un autre nom, ça serait aimer, non ? ) Je ne sais si c’est Bâle et son Carnaval qui lui ont inspiré certaines de ses réflexions, mais voilà quelqu’un qui, je le sens, va m’aider à relire Artaud ou Gérard. C’est à lui, Gaetano, que Françoise Davoine rendra visite au terme de ce livre, un voyage dans lequel fous du Moyen-Âge et fous de l’hôpital se mêlent tout comme les références philosophiques et littéraires : relire La Boétie, nous n’en avons certainement pas fini avec la servitude volontaire.
Mais je bavarde et je bavarde, il te faudra croiser Sissi l’imprécatrice, te rendre (en pensée) à Holzminden : des camps pendant la première guerre mondiale ! il y en a eu [11].
Après ce maelström, il est presque reposant d’évoquer La Folie Wittgenstein. Le cher "Luki" accompagne la thérapeute dans la formulation aux autres soignants de son remaniement de la théorie des psychoses. Remise en question en effet de quelques dogmes, en particulier celui de la neutralité de l’analyste. Ce n’est pas sans me faire songer aux positions respectives de l’auteur et du lecteur, telle que l’idéologie nous l’assène depuis plus que bien longtemps ! Au fait, il faudra peut-être que l’ami Bergounioux modifie ou enrichisse sa vision de la "révolution faulknérienne". Notre grande lectrice, souligne à propos de l’impact (cinquante ans après) de la guerre de Sécession dans l’écriture de William (p. 199), l’étrange proximité que celle de la littérature et du traitement du trauma et de la folie !
Voilà bien de l’uncanny qui va hanter nos auteurs ! (mais après tout les malheurs de 1917 ne sont-ils pas tout autant présents dans la saga briviste, et le déchiquettement du B-17 G [12] ne dit-il pas la volatilisation des idéaux (illusions) de jeunesse ?).
J’ajoute, pour terminer, car je suis sûr que tu liras bien vite Françoise Davoine, que très intelligemment toutes les références des chapitres et sous chapitres sont donnée en annexe, comme pour inciter à un reparcours, se saisir de ses Wittgenstein dans un cas, courir chez Corti se procurer le « massicoté » : La nef des fous [13] de Brant, dans l’autre.
Pour avoir été moi-même le sujet du retour stupéfiant, étonnant, étrange d’avoir en main une photo prise en 1945 à Terezin avec Desnos parmi ses compagnons d’infortune, tu sais il y a presque la même dans le Quarto (elles ont été prises le même jour par un prisonnier de Flossenburg, ceux-ci fuyant les bombardements alliés), et que l’on me demandait un texte à hauteur de ce malheur le ressouvenir de la description qu’en donne Valéry Hugotte [14] m’a fait fondre en larmes en la lisant, et ce poème J’ai tant rêvé de toi... je suis bien saisi par cette force de l’événement catastrophique qui appelle les mots pour le dire et qui ne nous laissera pas en paix — c’est le mot — tant qu’ils n’auront pas été dits, je recopie :
On ne sait comment raconter et il n’y aurait qu’à se taire ou, si l’on voulait malgré tout connaître la fin de l’histoire, consulter les témoignages des rescapés qui fréquentèrent le poète là où, selon Celan, nul ne peut témoigner pour le témoin. Et ce serait comme la résurgence d’une très vieille image que l’on pouvait croire effacée pour toujours : autour de Robert Desnos, un groupe de prisonniers qui attendent leur tour. A chacun, le poète promet des avenirs fabuleux, des lendemains heureux, suivant les lignes de chaque main tendue pour découvrir les mots justes, les mots propres à rouvrir les portes, à ranimer un peu de la foi perdue. Comme si soudain, bien loin, au plus loin des objectifs et de l’effervescence facile des milieux littéraires, resurgissaient pleinement actifs, souverainement efficaces, les vieux mythes qui seuls pouvaient répondre à l’ultime aberration de l’Histoire. " Mots, êtes-vous des mythes et pareils aux myrtes des morts ? "
Mais les mots qui pourraient finalement nous répondre, comment, de là où nous parlons, les entendre jamais ? »
Qu’ajouter ? Je t’embrasse.
Post-Scriptum : Juste ceci, je viens de feuilleter la petite introduction française à l’oeuvre de Benedetti (P. Faugéras). Je relève, en bibliographie :
« La folie Wittgenstein (EPEL, 1992) dans lequel notamment, sa théorie sur le « sentiment retranché » fait écho à la conception des « aires de mort » et de leur transmission transgénérationnelle chez Gaetano Benedetti ; Mère Folle (Arcanes, coll. « Hypothèses », 1998), développe une fort belle allégorie du travail de Gaetano Benedetti. »
Je relève, à cause du mot allégorie, c’est le mot qui me manquait. Cette fois, il ne manque plus rien, pour aujourd’hui.
[1] Il s’agit de la première apparition avec épaisseur de « la magdelaine », littéralement.
L’adresse y est (au moins) double :
— prend figure la (le) destinataire, cf. « Parler sur c’est facile mais ce n’est pas intéressant. Et, pour parler de, il faut quelqu’un à qui s’adresser. Et un vrai destinataire, c’est plus difficile à trouver qu’un public », Emmanuel Hocquard, Ma haie, p. 446. Rappelé par Gilles Tiberghien dans Emmanuel Hocquard, sa monographie chez Seghers. Le lecteur aura reconnu là un repiquage de la formule initiale de la Lettre à Freddy Buache à propos d’un court-métrage relatif à la ville de Lausanne (Jean-Luc Godard 1982).
— se dit l’adresse où s’origine le courrier électronique qui est alors simultanément envoyé à un certain nombre de destinataires, ceux avec lesquels l’échange s’était établi, construit, dès 2001, de chronique en chronique, de bulletin en bulletin de l’association que pour finir « la lettre » de remue.net de l’année 2005-2006.
Quant à la translittération, la disparition du e de Magdeleine et la substitution d’un petit a, perecquiens et lacaniens, qui de l’æncrage, s’en tamponnent, brodent encore ; et pour ce qui est de l’adresse retenue, il faut avouer que la figure tant de la passante en sa rue que de la veilleuse aux livres (Madeleine « Terff » par exemple) avaient tout pour séduire...
Enfin le passage de l’adresse « Chère Magdelaine », à l’adresse Lettre de la Magdelaine, exprime sans doute selon le principe de la lettre volée, la réception de son propre message inversé, et prioritairement l’attention à ce double, le lecteur, compagnon secret.
[2] Voir dans Atelier de Théorie Littéraire Fabula : Wittgenstein pour les littéraires par Nicolas Wanlin.
[3] Précisément Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science Wittgenstein lecteur de Freud aux éditions de l’Éclat.
[4] Françoise Davoine, Jean-Max Gaudillière, Histoire et trauma, éditions Stock,01/2006.
[5] Lire ce compte-rendu d’une séance du Quatrième groupe, du 4 juin 2005.
[7] Voir cet item folie et lien social au centre d’études des mouvements sociaux.
[10] Le site des CEMEA recense Rencontre avec Gaetano Benedetti - L’expérience de la psychose par Patrick Faugeras aux Editions Érès.
[11] Comme l’atteste ce document.
[12] Ce que relate Smith, mettons , pour saluer la réédition de B-17 G, aux éditions Argol.
[13] Sebastian Brant, La Nef des fous, aux éditions Corti. Première édition 1997, réédition en poche, 2004.
[14] Valéry Hugotte / Robert Desnos : les mots des mythes et les myrtes des morts.