Garder le sens mais altérer la forme, Susan Sontag

lettre du 31 octobre 2008.


Le poète ne peut faire qu’une prière : ne pas comprendre l’inacceptable - faites que je ne comprenne pas, pour que je ne sois pas séduite ... faites que je n’entende pas, pour que je ne puisse pas répondre ... Le poète ne peut prier que pour une chose, la surdité.


Susan Sontag (1933-2004), évoque avec cette citation de L’art à la lumière de la conscience (1932 « l’ardeur induite par l’intransigeance qui structure tous les écrits » de Marina Tsvetaïeva. [1]

Cette ardeur, cette intransigeance, se retrouve dans le recueil d’essais posthume, sur les tables des libraires ces jours-ci, aux éditions Bourgois.

Titre français : Garder le sens mais altérer la forme, une formule de Saint Jérôme, aux prises avec les apories de la traduction, que l’on retrouvera dans l’essai Une Inde monde (195-220).

At the Same time, est le titre retenu par les compilateurs et préfaciers, Paolo Dilonardo et Anne Jump pour l’édition en langue anglaise, qu’ils justifient ainsi :

Susan Sontag n’avait pas de titre de travail pour ce recueil qu’elle préparait. Nous avons choisi At the Same Time (« En même temps ») , le titre du dernier discours qu’elle a prononcé, en hommage à la qualité polyphonique de cet ouvrage, à l’indissociabilité, dans son oeuvre, de la littérature et de la politique, de l’éthique et de l’esthétique, des vies intime et publique. (10) [2]

Ce dernier discours s’intitule plus précisément : At the Same Time : The Novelist and Moral Reasoning (« En même temps : le romancier et le raisonnement moral »), première conférence Nadine Gordimer, donnée à Cape Town et Johannesburg en mars 2004, jusqu’à présent inédite.

A l’heure de l’hégémonie des medias internet et TV, rappeler : « le roman c’est la perpétuation du projet littéraire lui-même avec son invitation à développer le genre d’intériorité qui résiste aux satiétés modernes. » c’est confirmer que « nous avons besoin de la fiction : pour étirer notre monde ». (275)

C’est pourquoi, après avoir concédé : « Qu’un certain plaisir, qu’une certaine illumination puissent être tirés de ces médias est indéniable. Mais je dirais que l’état d’esprit qu’ils engendrent et les appétits qu’ils nourrissent sont totalement hostiles à l’écriture (production) et à la lecture (consommation) de littérature sérieuse. » (277), l’allocution se termine par un vibrant :

« Longue vie à la tâche du romancier. » (278)
La première partie de l’ouvrage résonne entièrement de ce voeu, et l’écolière de l’Arizona qui trouvait un certain réconfort aux obligations pénibles de l’enfance en se plongeant dans les volumes de Goethe et de Storm prêtés par son instituteur, a gardé intacte une passion de lectrice, des plus sensible dans les substantielles préfaces, très convaincantes et pleines d’allant, à : Un été à Baden-Baden de Leonid Tsypkin, Artemisia d’Anna Banti (édition Serpent’s tail, 2004), Ua ou Chrétiens du glacier d’Halldor Laxness (qui n’aurait envie de le lire dès lors ?), ou encore The Case of the Comrade Tulayev de Victor Serge et concernant la capacité à être bouleversé par le beau, "De la beauté" et la préface à la Correspondance Rilke-Pasternak-Tsvetaïeva ouvrent naturellement la marche.

La seconde partie du livre donne la mesure des indignations de Susan Sontag à contre-consensus en ce qui concerne le 11 septembre, quelques jours, quelques semaines, un an, après. Et c’est bien la romancière tout autant que l’intellectuelle qui en appelle ici à la « conscience des mots ». Les photos d’Abou Ghraïb (En regardant la douleur des autres), ne faisant qu’amplifier désarroi et protestation. Toutefois ces textes sont d’abord des analyses, et ce sont les analyses qui constituent et fondent la prise de position ; l’atteste en regard Photographie : petite somme[3].

Textes de circonstance, les discours rassemblés en troisième partie peuvent être lus comme ceux d’une lectrice militante, des livres bien sûr, des images et du monde.

Ainsi, le prix de Jérusalem (2000) apporte cette mise au point :

Mais cette singularité, cultivée en privé, qui est le résultat d’un long apprentissage effectué dans la réflexion et la solitude, est constamment mise à l’épreuve par le rôle social que les écrivains se sentent appelés à jouer. […] Cependant un écrivain ne devrait pas être une machine à opinions. Comme un poète noir de mon pays l’a dit, lorsque des Africains-Américains lui reprochaient de ne pas écrire de poèmes sur les indignités du racisme : « Un écrivain n’est pas un juke-box. » (189)

Aussi tout en se pliant aux conventions du genre, Susan Sontag n’aura de cesse de rappeler en permanence le rôle de l’art, et le sien propre, et de faire entendre la voix de l’écrivain, celle qui remet en cause les « interprétations », ainsi que l’établirent des essais retentissants comme : La maladie comme métaphore ou Le sida et ses métaphores, car comme l’indique en avant propos son fils David Rieff, elle « ne sut jamais jouer pour du beurre. » (17)

***

De cette énergie, on trouve encore. Voici plusieurs livres de petit format qui ont quelque chose à dire !

Dans la collection "notules" l’intépide Delphine Lacroix (Abstème et Bobance) vient d’éditer Les Hommes-Signes de Nicole Caligaris. L’argument : les têtes d’otages, série du peintre par Jean Fautrier réfugié (1943) après s’être échappé, à Chatenay-Malabry dans une propriété jouxtant La Vallée aux Loups de sinistre mémoire, où l’occupant fusille "pour l’exemple". Entrent en résonance "les gueules cassées" de 14-18 telles que saisies par un photographe plein de piété (humaine), telles aussi qu’exhibées au Traité de Versailles. Si l’auteur d’Autrement qu’être n’est pas nommément cité, il n’est pas vain semble-t-il d’éprouver quelques échos lévinassiens, dans la façon dont l’écriture s’envisage.

De réminiscences, il sera encore question avec jamais ne dors de Pascal Boulanger. Ces nouvelles variations du Cantique des cantiques s’inscrivent au catalogue de Charles-Mézence Briseul aux éditions du Corridor Bleu, éclectique s’il en est : du Père Enfantin à Klebnikhov, en passant par Ivar Ch’Vavar et Agnès Gueuret. Nathalie Riera offre aux lecteurs des Carnets d’Eucharis, un entretien avec le poète : trois questions, trois réponses particulièrement développées, charpentées : la question du nihilisme, la filiation non exclusive "Tel Quel", l’amour toujours à réinventer, jamais plus présent que dans le retrait (ce point concerne plus particulièrement l’ouvrage) . Le lisant, j’ai songé à Anne-Marie Pelletier éminente initiatrice aux réceptions du Cantique (mieux dit Le Chant) - mais qui ne pouvait qu’ignorer en 1989 la version Cadiot-Bashung (mieux dit Le Poème) et à un texte qu’elle a donné à Etvdes en octobre 2002 : Pour que la Bible reste un livre dangereux. [4] Ce qu’elle écrit dans ce contexte : « le gain d’une lecture [y] est proportionnel à ce que le lecteur consent à exposer de lui-même, aux risques qu’il accepte de courir en se rendant vulnérable, au moins un peu, aux mots qu’il va croiser », vaut très certainement ici.

Daniel Legrand, qui dirige les éditions Virgile à Besançon, aime les artistes et les poètes : un Alechinsky par Yves Peyré à paraître ; naguère ce fut le Munch de Gérard Titus-Carmel, dans la collection Carnet d’Ateliers. Jean Maison a fréquenté l’oeuvre de Jan Voss. Sept séries de poèmes : La sixième heure, L’alphabet vossien, L’absence masquée, Au bleu du four, L’érosion salutaire, Marines, Une terre d’abondance, nous donnent de la (re)connaître en accomplissant selon le sous-titre de l’ouvrage : Un pas devant l’autre . Jan Voss progresse à travers la forêt dense des styles,/ composant avec la variété. Une quadrature ludique/s’adresse à nos fresques intérieures, où circule/ la ressource de l’origine, nous dit l’auteur de Consolamentum.

S’il est des silhouettes qui échappent à l’écho de
sa main, c’est qu’il est occupé avec quelques reflets,
quelques fragments étouffés de chaleur, quelques
visions parcellaires d’un objet inerte ou passant.
Fort d’un bleu redoutable, il calme les reflets exigeants
du monde. Ce qui surprend, c’est que le miroitement
des doubles devient l’affirmation d’une personne
unique. Aucun mimétisme n’est définitif.
Il y a là matière d’espérance.

Notes

[1] Marina Tsvetaïeva, citée p. 38, dans la préface " 1926... Pasternak, Tsvetaieva, Rilke " aux Letters, Summer 1926 : Boris Pasternak, Marina Tsvetayeva, Rainer Maria Rilke (NY, 2001)

[2] Elaine Audet brosse un portrait de Susan Sontag sur le site sisyphe.org

[3] Réédition dans la collection de poche Titres de l’essai sur la photographie, paru en 1977

[4] Ce texte est disponible en ligne.

© Ronald Klapka _ 31 octobre 2008