03/02/08 — Bertrand Leclair, Christophe Kantcheff, Patrick Kéchichian, Hélène Cixous
— non, la seule chose vraie, c’est que lorsque les femmes sont belles, lorsque Dieu qu’elles sont belles, c’est que je vais bien, c’est que je suis vivant, c’est que toutes les malédictions sont levées, et puisque tout est provisoire sous les étoiles, appelons cela la rémission, il est temps d’en finir, d’en profiter, d’en sortir sans sortir. La rémission. Je me suis demandé pourquoi ce mot m’était venu. D’où il sortait. La rémission, les maladies qui perdurent, la rémission, le pardon, peut-être. Quel rapport ?
au singulier pluriel, la fiction du sujet : une guerre sans fin
Au commencement donc, était Une guerre sans fin [1] , mais ajoute l’auteur à la toute fin de son livre :
« C’est quand on a fini, qu’on sait comment c’est, commencer, comment ça aurait dû être, pas ce voyage sans assurances aux lisières de la fiction et du réel, non, je sais maintenant, comment j’aurais dû commencer, et c’est sans doute le signe que j’ai fini. »
Le narrateur s’est débarrassé du mauvais démiurge (David Berthon et sa « main invisible ») qui a enclenché la fiction, dont l’un des détonateurs se situait à Reggane. Et c’est après avoir enquêté sur l’envers de l’histoire contemporaine, la guerre d’Algérie et son déni, sa propre « préhistoire » : ici l’écriture est au sens propre radioactive, et l’intelligence contagieuse qui est la fois son moyen et sa fin : comment comprendre ? la littérature y pourvoit - l’intelligence avec l’ami, contaminera le lecteur.
En substance que s’est-il passé, comment, et pourquoi ? plusieurs voix narratives, l’entrecroisement de leurs fils, leur ressaisissement au lieu même (Adrar) du ou des commencements, nous permettent d’avancer comme le narrateur dans la compréhension. La toile de fond, historique : 1956 et l’accession de Guy Mollet au pouvoir et ses conséquences, la poursuite des essais nucléaires jusqu’en 1967, secrètement négociée en marge des accords d’Evian (qui amène la fictionnalisation de la question de l’irradiation) sont certes très importants, de même la manière dont les histoires intimes s’entretissent à ce fonds de barbarie (horreurs des Aurès) jusqu’à la tragédie pour les uns, mais débouchent sur une paradoxale joie de vivre pour l’un des protagonistes – Langellier - (et le narrateur de nous prévenir que c’est celle-là qu’il emporte, ne jouant pas au romancier susceptible de la retourner en drame), comment faire de toute cette matière littérature, telle est la question.
Le recours à l’autofiction est également un des choix de l’auteur, le narrateur a pour nom Bertrand Leclair, naguère critique aux Inrockuptibles. B.L. s’est effectivement rendu à Adrar dans le cadre d’une mission Stendhal. Il précise dans un entretien avec Christophe Kantcheff [2] qu’il ne pratique pas toutefois le trafic de points de permis pour arrondir ses fins de mois !
Ce choix est congruent avec la critique de témoignage que pratique Bertrand Leclair dans ses essais et l’on retrouve l’implication de l’auteur dans des fictions comme Movi Sevaze ou L’amant Liesse, en particulier dans la description du personnage (c’est le mot) de l’avocat Lecourneur ou l’irruption de la joie érotique qui surgit à partir d’une photo dans le cabinet de ce même avocat.
Mais il y a aussi ces nombreux moments où auteur et lecteur partagent une même écoute intérieure grâce à des jeux de signifiants –qui n’ont rien de gratuit - dans la manière d’Hélène Cixous, et qui s’inscrivent dans le rythme très souvent alerte de la narration et des dialogues (il faut se souvenir qu’une fiction radiophonique a été au point de départ du livre).
[…] Bertrand Leclair soutient que la littérature vient, en ses oeuvres les plus vives, croiser et contredire l’horizontalité du temps et de la langue ordinaires. L’« instant poétique », qu’il soit de prose ou de poésie, rend alors accessible, sous une forme singulière et irréductible, le présent et le réel, « à la verticale du sens commun ».
écrit Patrick Kéchichian dans sa recension de Verticalités de la littérature [3]. Je me hasarderai à qualifier cet ouvrage, tout comme Le bonheur d’avoir une âme, de livre-témoin et pour corroborer mon propos je ferai moi aussi le détour par Adrar (par la grâce du livre !) en étendant la notion de transmission (donc de passage de (ou du) témoin) contenue dans ce passage :
« Elle me parle de la transmission, à sa manière, quand elle évoque la façon dont le cheikh Kelloud a toujours privilégié la famille dans les choix qu’il a dû faire, comment il a régulièrement réuni ses enfants devenus père à leur tour, le chef de tribu, pour leur expliquer qu’à quinze ans, les enfants, il faut qu’ils soient votre ami, comme me dit Leila au singulier pluriel, que toute la difficulté, c’est de parvenir à ce qu’ils vous respectent dans le même temps qu’ils sont votre ami, avec confiance. La confiance, c’est le sésame, elle ajoute, la confiance qui permet de garder stables les deux plateaux de la balance, le respect d’un côté, l’amitié de l’autre... »
Je soulignerais volontiers ce singulier pluriel ! Commentant la version initiale de Histoire et Trauma, Leslie et Kaplan et Heitor O’Dwyer de Macedo indiquent d’emblée :
Le mal absolu, dit le livre qui nous manquait, est d’être trahi par ceux qu’on aime, chez qui on a déposé toute notre confiance. Le livre qui nous manquait - History beyond trauma (Au-delà du Trauma, l’Histoire) Françoise Davoine, Jean- Max Gaudillière, Other Press, New York, 282 pages, 2004 - et qui, nous le souhaitons, sera à l’origine de tant d’autres, enseigne qu’ « un livre est un être vivant, l’autre dans son excellence. » [4]
Le lecteur d’Une guerre sans fin reconnaît de suite le diagnostic posé (depuis la colère d’Achille, on sait ce que la folie guerrière doit à la trahison des chefs, et sa transposition à l’ordre des familles). La lecture achevée, il peut sans plus de difficulté prendre à son compte les termes de la seconde phrase.
[1] Une guerre sans fin, Bertrand Leclair, Maren Sell.
[2] Entretien dans l’hebdomadaire Politis, lisible en ligne, de préférence une fois le livre lu pour apprécier pleinement.
[3] Le Monde des Livres du 07/10/05. Verticalités de la littérature aux éditions Champ Vallon, Collection L’ESPRIT LIBRE ; Le bonheur d’avoir une âme aux éditions Maren Sell (v. ce délectable commentaire).
Pour L’amant Liesse, voir les pages du site des éditions Champ Vallon.
[4] Le livre qui nous manquait, communication du 4 juin 2005, téléchargeable (pdf).