La re-fente du sujet, version inframince

lettre du 7 septembre 2008


D’une fente surgit un insondable panorama.


Pour saluer cette rentrée, je rassemble quelques titres, autant de rencontres, de « figures », chiffres de ces jours.

Voici : Les figures de Robert Alexis chez José Corti, Tatiana Trouvé, prix Marcel Duchamp 2007, Pascal Quignard pour Boutès aux éditions Galilée, Les intensifs poètes du XXI° siècle dans la revue Critique et pour finir L’Eloge de Rien (éditions Allia).

« Le récit qui révèle les possibilités de la vie n’appelle pas forcément, mais il appelle un moment de rage, sans lequel son auteur serait aveugle à ces possibilités excessives. » Je crois volontiers que Robert Alexis souscrirait aux propos fameux de Georges Bataille, en préface du Bleu du ciel. Le résumé de son dernier ouvrage donné par Le Temps de Genève, 30 août pour corroborer cette affirmation :

Aloyse de Creyst est la fille d’un tisserand anobli sous Louis XV. Elle est promise à Julien, qui est considéré dans la famille et participe à l’expansion de la manufacture. Mais un autre destin l’attend. Personnifié par son oncle Etienne de Creyst, un médecin légendaire qui fut l’un des premiers aliénistes et qui a laissé un Mémoire mystérieux qu’Aloyse rêve de découvrir. Elle en entendra la lecture dans un hôpital où sont enfermés des fous, par la voix de son directeur Anthelme Donadieu, héritier spirituel d’Etienne, qui règne sur l’institution hospitalière et pratique des méthodes hors du commun.

Devenue sœur, Aloyse participera à des expériences sexuelles effarantes qui la mèneront elle-même à la limite de la folie, à la perte presque entière de son identité. (Laurent Wolf)

On voit d’ailleurs que c’est parce qu’elle appartient à « l’espèce suspendue aux récits » que l’héroïne conduira son expérience jusqu’à son terme, pour avoir acquiescé à :

« La vertu de la pensée n’est pas dans ce que l’on nomme entendement. Elle est plutôt dans cette marge que la recherche du sens voudrait amenuiser jusqu’à l’effacement. […]

Ce que j’évoque est plus difficile à préciser. Oserais-je, pour employer encore une image, parler d’un intervalle dans le gigantesque appareil d’une construction ? D’une fente surgit un insondable panorama. Le vocabulaire qui cherche à le décrire s’épuise inutilement. Un registre stérile condamne la réflexion aux grossiers circuits de l’habitude. [33]

Ce que souligne la reprise trente pages plus loin :

Je goûtais par contraste l’intervalle dans le gigantesque appareil d’une construction. Je n’avais, quant à moi, pas de place, du moins n’en voulais-je pas avant d’avoir pu contempler à mon tour l’insondable panorama. [66]

Mais ce qu’expérimentera Aloyse de Crest, Büchner, avant de la reprendre dans La mort de Danton, avait déjà posé directement la question dans une lettre de novembre 1833 à sa fiancée : « Qu’est-ce donc qui en nous ment, fornique, assassine et vole ? » [avec le « fornique » en moins, sans doute par délicatesse, par principe.].

Des abysses sadiennes (c’est l’époque du « divin marquis »), « pré-freudiennes en quelque sorte, cf. « […] le prochain […] est […] aussi une tentation de satisfaire sur lui son agressivité, d’exploiter sa force de travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de prendre possession de ses biens, de l’humilier, de lui infliger des douleurs, de le supplicier et de le tuer » (Le Malaise dans la civilisation) … (propos ici empruntés à Fernand Cambon, dans le numéro Büchner (et Barthes) de la revue Europe en cette rentrée).

Cela ne suffirait pas à réussir à rendre le récit des plus captivants, s’il n’était servi par une économie narrative efficace (progression maîtrisée, enchâssement des récits), une belle langue – presque désuète, ses mots rares : contadins, fritillaire – et sous le couvert de renvoyer à un autre temps (la bête du Gévaudan, la lycanthropie, la « possession »), une autre scène : le grand renfermement des fous, s’expriment aussi des préoccupations bien contemporaines, relatives à l’identité (le jeune frère qui parle de « la femme en moi »), aux violences sans fin (cf. tortures ou traitements dégradants avec témoins complices ou fascinés), à la manipulation sous couvert de science.
L’humour n’est toutefois pas absent comme dans la description du baquet mesmérien ou encore l’onomastique, en particulier : (la nouvelle ?) Aloyse, Fabrice (sous les ordres du consul), Donadieu, Saint-Alban (sans précurseur de Tosquelles), Jeanne des Anges (mais pas celle de Loudun, sauf réincarnation) ; l’ellipse donne au lecteur de participer à la construction du récit, mais aussi de penser par lui-même : un diamant qui brille ne porte-t-il pas aussi le nom de solitaire ? [211]

Claude Louis-Combet parle de la mythobiographie comme récit d’initiation à l’inconscient. Je trouve en Robert Alexis, pour l’inspiration et d’une certaine manière aussi pour la prose (plus enveloppante chez le premier), une écriture parente de celle de l’auteur de Rapt et ravissement ; je ne m’étonne, on ne s’étonnera guère, je pense de la publication chez José Corti de celui qui se présente comme philosophe (médecin de l’âme peut-être ?) et disciple de François Dagognet (voir aussi cette critique de La Robe par Benoît Broyart, La Véranda et Flowerbone par Benoît Legemble)

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Dans l’exposition : Regarde de tous tes yeux regarde, l’art contemporain de Georges Perec (Nantes), il est fait appel pour diviser l’espace à la quadripartition évoquée lors de l’attribution du prix Médicis ; et La Vie mode d’emploi est ainsi réputée appartenir à la catégorie des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit. Pour ma part j’y rangerai les livres de Robert Alexis. Mais l’allusion à la manifestation nantaise concerne ici Tatiana Trouvé, une artiste à qui a été attribué le prix Marcel Duchamp 2007. De sa « Matrice à fantômes » elle dit :

« Je ne cherche pas à objectiver dans des équivalences ce que devrait être la taille du souvenir, mais à offrir une énigme au regard qui questionne en retour un rapport au temps et au monde ». A l’Espace 315 du Centre Pompidou qui consacre le prix décerné, la problématique n’a pas varié. La série « Rémanences » tout comme l’ensemble de « 4 between 3 and 2 » trouveront des illustrations dans ces propos :

— En ce qui me concerne, il ne s’agit ni d’une quête ni d’une fascination : c’est une recherche. Chez Duchamp, cette recherche a en effet trouvé sa formulation à travers le concept d’inframince, alors que chez Proust, elle s’est appelée « temps perdu » et « temps retrouvé ».

— « Plusieurs analyses du travail de Tatiana Trouvé ont opéré des rapprochements avec la psychanalyse. Ce mutisme des objets pourrait bien faire penser au retrait de l’analyste par lequel une conscience privilégiée de soi devient possible. » (Marguerite Pilven, paris-art.com)

— « Tatiana Trouvé retrouve par ses moyens propres toutes les questions duchampiennes : de la temporalité « retardée » du projet aux procédés « inframinces », en passant par la conception interstitielle des dimensions […] : la dimension 4, dit-elle, est ce qui se glisse entre 3 et 2, à la manière dont certains physiciens nous expliquent aujourd’hui, en se réclamant de la théorie des cordes, que les dimensions d’espace-temps supplémentaires sont comme « enroulées » dans les dimensions ordinaires. (Elie During, catalogue de l’exposition)

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Dans pareille bibliothèque, on ne saurait que trouver ce qui suit, sur quoi je serai plus bref, mais dont l’importance éditoriale n’en est pas moins avérée :

— Boutès de Pascal Quignard (Editions Galilée) ravira ceux qui ont lu ses ouvrages (mais en est-il un où il n’en est pas question) où la musique, le silence, la mue, l’origine tiennent une place prépondérante. Il y est question de cet argonaute qui préféra rejoindre les sirènes, emblème rémanent, inframince à sa façon, du jadis (y plonger).

M’a plus vivement frappé, je recopie :

Un psychanalyste, François Roustang, a écrit : Au cours de l’entretien les notes aiguës des faux-fuyants disparaissent peu à peu pour laisser place à des tons plus graves, dépouillés, essentiels.
En examinant l’entretien analytique François Roustang montre le chant acritique qui émerge de nouveau du fond du corps.
Sous la pensée sociale, surmoïque, exprimée dans la langue nationale qui fait boucle à l’intérieur du crâne individuel sous forme de conscience, c’est-à-dire sous la langue de bois de la nation, sous la plainte obsessionnelle de la famille, sous le radotage du sujet, revient la pensée vivante.
Revient la vieille mise en alerte d’avant les mots.
Réaffleure ou plutôt sourd de nouveau l’archaïque qui-vive interne d’avant la langue, d’avant le temps, d’avant la conscience, d’avant le soleil lui-même et l’atmosphère [20-21]

Les intensifs, Poètes du XXI° siècle

Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen associent des poètes contemporains « souvent méconnus ou rarement lus ensemble, lorsqu’ils sont connus » ; une « famille afamiliale » en quelque sorte :

Anne-Marie Albiach, Claude Royet-Journoud, Danielle Collobert, Marie-louise Chapelle, Pierre Alféri, Jean Daive, Alain Veinstein, Jean-Michel Reynard, Bénédicte Vilgrain, Emmanuel Hocquard, Jean-François Bory, Mathieu Bénézet, Isabelle Garron, Anne Parian, Dominique Fourcade, Roger Lewinter.

Au plaisir de découvrir Marie-louise Chapelle (qui « rejoue sur un plan toujours plus radical, toujours plus audacieux, le théâtre érotique dont Lucrèce reste scénographe) et Bénédicte Vilgrain (L’interprétation des raves ! par Abigail Lang) s’ajoute celui de partager une lettre de Roger Laporte adressée à Claude Royet-Journoud

Très beau travail, reconnaissance à ceux qui ont dirigé et réalisé ce numéro 735-736 de Critique !

— Par affection spéciale – je fréquente les bibliothèques de Reims -, la belle découverte d’Etienne Rouziès (conservateur BM) éditée par Allia, et qu’il présente avec Marie Lissart (conservateur BU) :

L’Eloge de rien (l’inframince de ce temps-là) qui a paru anonymement, mais on sait qu’il est l’oeuvre d’un certain Louis Coquelet, né à Péronne en 1676 et mort à Paris en 1754. A qui on doit également un Eloge de quelque chose dédié à quelqu’un, une Critique de la charlatanerie, un Eloge de la goutte et un autre des femmes méchantes.

Bonne rentrée !

© Ronald Klapka _ 7 septembre 2008