15/01/2008 — Nicole Caligaris, Christian Hubin, Bertrand Leclair, Jean-Yves Masson, James Sacré
« Clairières immobilisant où qu’on soit.
Qu’est-ce qui, du monde, l’indéfinit ? À travers les sens, variantes, assimilations, extrapolations - qu’est-ce qui à la fois accompagne, implose, apostasie ? Plus vite, plus loin que les enchaînements. Où les choses apparaîtraient de se voir, résonneraient de se quitter. Ce n’est pas nous qui lisons le livre, c’est le livre qui nous lit. Que diffère-t-il dès qu’apparu, reprend d’où on n’a pas prise ? […]
Et des jours de pluie, retouchant le fond, les particules adhésives de l’intertexte, dont nous travailleraient désormais les radiations mémorielles, correctifs dans l’imaginaire qui nous précèdent, - quelqu’un qui toujours mène l’autre, quelqu’un qui reconnaît, élevant - non au-dessus, mais devant lui, des temps spiraux par décalages. Dont il sera toujours difficile de parler : hommage à ce que lire attend, dédicace aux ombres, à l’inapparu. Glose de ce qui ne parle pas ».
Christian Hubin [1]
Okosténie de Nicole Caligaris [2], aux éditions Verticales [3], et qui paraît ce jour, relève de la sorte de lecture à laquelle le poète fait allusion : voici un livre qui nous lit, et qui met au défi les « discours sur » : ainsi Thierry Guichard, dans le Matricule des anges de ce début d’année consacré à l’auteur [4], reconnaît fort justement le peu d’utilité d’un résumé (p. 19), non parce que celui-ci serait impossible, mais aucun n’ira jusqu’à l’os véritable, et l’entretien (de fond) qui suit aux pp. 20-25 avec Nicole Caligaris sera propre à susciter mémoire et sensations, à prolonger la lecture, c’est-à-dire la rencontre entre l’auteur et le lecteur, ce « Vous » [5] qu’ils ont en commun.
Bien sûr, on peut aller à la quatrième de couverture de l’ouvrage, bien sûr on peut traduire ce que cet étrange titre veut dire : « Les Russes […] avaient une expression appropriée pour désigner l’état de léthargie dans lequel tombe un homme sous la torture : okosténie… ce qui veut dire “il s’est fait os” » (Miroslav Popovic). Qui dira la dimension du temps (les temps spiraux par décalage, formule exacte, qui s’avèrera telle, une fois le livre lu) : temps pensé parce que raconté ? (Ricoeur) et c’est en premier l’identité narrative du lecteur qui est ici convoquée, cela nous est rappelé, à mi-chemin :
« Et je t’avertis qu’au bout du compte, quand tu vas tourner le dos à ce fauteuil où je resterai assis et franchir cette porte pour rentrer là-bas, chez toi, de l’autre côté, je te préviens que tu ne repartiras pas d’un petit pas léger, je te préviens que tout ce que tu auras gagné à être venu de si loin voir ma tête, c’est que tu vas repartir chargé et qu’à partir de maintenant tu vas marcher un peu plus tassé sur toi-même. Parce qu’une fois que j’aurai fini, ce sac, c’est toi qui vas l’avoir sur le dos. »
Et confirmé à la page suivante :
« À présent qu’il m’arrive de sommeiller sur ce fauteuil, devant la vitre qui donne sur quoi ? sur un mur, je crois qu’il n’y avait pas grande différence entre les phases de sommeil et les phases de cette attention douloureuse aux récits inarticulés du 53 : ce que je m’efforçais tant d’extraire de sa mémoire, c’était probablement tout aussi bien mes rêves que les siens, et nous voilà avec un sacré mélange. Tu sais comme on s’arrange pour faire coïncider les choses : tout ce qui n’a ni queue ni tête finit par faire une histoire, d’une façon ou d’une autre, quelle importance ? n’importe quelle histoire est la nôtre, pourquoi pas ? Tu es venu jusqu’ici pour comprendre la mienne mais c’est avec les souvenirs du 53 que tu vas t’en aller et après tout c’est du pareil au même ».
Paraphrasons Quignard lu par Bonnefis [6] : un conflit de récits endossés par un nom (« je » souligne).
Lequel ? :
« Sans nom, l’appartenance à la compagnie humaine est une limite, un possible improbable : l’absurde reptation atteint son terme avant. Ce qui rend vain l’effort, vain le trajet, vain le tracé, vain le texte, on s’en doute.
Quelqu’un, se sachant voué à l’échec, il ne lui reste qu’à s’en remettre à la voix, qu’à lui abandonner l’autorité de la destination, des conjectures en si, du calcul et de la compagnie. Ôter les noms, les situations, l’existence, c’est remettre sa puissance au langage.
Qu’est-ce qu’il raconte ? Une origine.
« Considérez votre semence », chante l’Ulysse de Dante et de Primo Levi. Le nom transmis est la marque présomptive de l’humanité. Beckett arrive, il coupe le fil. Fils de personne, sans origine, père de lui-même, quelqu’un, invalide, doit se justifier seul. Personne ne croit que ce soit jouable. Sans nom propre, point de salut. Beckett allonge l’homme injustifié dans le noir, obligé de s’en tenir à soi-même. Imaginer. » [7]
Lisant à deux reprises « Ça tient compagnie », je tiens que la référence n’est pas fortuite, mais j’insiste de même à signifier que le livre est destiné à tenir compagnie, longtemps, longuement. Si j’ai pu songer à Beckett pour sa phase « résolutive », la phase médiane m’a irrésistiblement fait penser à Claude Simon, tandis l’ébrouement du récit m’aura remis dans les sensations d’Une vie de Roger Laporte, de l’approche, de la perception –physique- de l’être du langage. C’est dire la dimension de poésie d’un texte qui à première vue ne s’impose pas comme tel, mais c’est précisément la vue qui arraisonne ordinairement le récit qu’il faut abandonner (ici fait retour de la leçon de Garelli : Lettre aux aveugles sur l’invisible poétique [8]). On l’aura compris, mais il en allait de même pour les ouvrages précédents « l’abstraction n’est pas une commodité » lorsqu’il s’agit, à la façon de Maria Zambrano, [9] de « plonger les yeux ouverts au fond de l’échec » [6] et prendre leçon du corps : l’okosténie, qui viendra « se loger dans les membres, dans les muscles, dans les tissus de la peau, dans les glandes salivaires, dans la langue enflée du 53 », cet état au-dessous du sensible, je note que le « narrateur » hasarde l’hypothèse que c’est d’une danseuse, devenue « visage sans chair » que le prisonnier d’exception aura appris comment effacer le souvenir de sa conscience.
Patrick Kéchichian à propos des Samothraces (Le Monde, 15-09-00) ajoute : « Le roman, […] gagne sa dignité à ne pas se faire le relais de la presse et des moyens d’information. A ceux-ci la mission de désigner cette réalité, de la dénoncer et de dégager les responsabilités. A celui-là, la vocation de méditer et de donner à penser. » Pour ce départage, illustration avec Medium is mess [10], aux éditions Inventaire/invention.
Je n’ai pas eu le temps de lire entièrement, Une guerre sans fin, le dernier livre de Bertrand Leclair [11], j’y ai reconnu d’emblée la vivacité, la pugnacité du style, la touche d’autofiction, et vite ressenti que les ingrédients de la narration (l’enquête, l’énigme d’une vengeance, les secrets, l’imprévisible des destinées personnelles, et le poids d’une Histoire qui n’a pas révélé toutes ses zones d’ombre) sans être le moins du monde secondaires étaient gros de l’ambition, manifestée par des récits plus brefs autant que par les essais antérieurs, ce que confirment les premières recensions (lire spécialement les réponses de Bertrand Leclair à Christophe Kantcheff pour l’hebdomadaire Politis [12]). Le « retour de mémoire » une thématique bien frayée désormais par la « psychanalyse de guerre » emprunte les voies de la littérature, que réclament les « ombres errantes », âmes mortes d’un conflit qui aura longtemps tu son nom, ses enjeux et ses conséquences de toutes sortes.
André Dimanche est un des plus originaux et sans doute des plus méconnus des éditeurs actuels, poursuivant à l’écart des modes (et à un rythme qui n’appartient qu’à lui : j’attends un Juliau V (Nicolas Pesquès) annoncé depuis un temps certain). Qui d’autre que lui pour publier Phèdre en Inde (Jean-Christophe Bailly), Image et récit de l’arbre et des saisons (Jacques Ancet), ou encore Ramon Gomez de la Serna, Fred Deux ou Henri-Pierre Roché ? Mais aussi pour notre plus grand bonheur James Sacré ! Cette fois, et dans une présentation magnifique, c’est Un paradis de poussières qui est à lire :
Je t’aime dit tout le présent que voilà :
Juste un vers pour commencer un poème
Qui va d’un instant à l’autre. S’il vraiment passe
(On voit mal comment)
Par le chas du temps ?
Le présent décousu, rien : je t’aime.
James Sacré, vous ne pouvez qu’aimer ! Et quand bien même vous aurez lu en revues, les poèmes qui composent le recueil, les gestes qu’ils disent être, ne pourront à nouveau que vous parler.
Pour conclure cette lettre, à l’attention de ceux qui auront lu et aimé, et de ceux qui liront Ultimes vérités sur la mort du nageur, recueil de nouvelles paru à l’automne chez Verdier, on pourra mesurer sur le site de l’éditeur [13]l’accueil fait à ce recueil de nouvelles et la rare adhésion qu’il suscite.
Je ne vous quitte pas tout à fait, Pierre Assouline a de façon assez appuyée relaté sa présence aux obsèques de Christian Bourgois ; soyons lui reconnaissant(s) de nous donner la teneur du « testament » de l’éditeur [14]. Je dis ici ma gratitude dans l’ordre des ouvrages mentionnés, à Bernard Wallet, à Fabienne et Bertrand Fillaudeau, à Delphine Lacroix, Jérôme Millon, Maren Sell, André Dimanche, Gérard Bobillier, pour leur soutien à « leurs » auteurs.
Note
J’ajoute (29 juillet 2009) à l’occasion de cette mise en ligne, avec une pensée pour Christian Metz : la littérature est résu, que s’imposent à moi aujourd’hui les images du texte d’Ezéchiel, sur les ossements desséchés, avec cette image de celui qui (par le truchement de celle qui écrit) s’/est fait os pour donner naissance au texte ; ce, pour dire la force de la littérature en la circonstance !
[1] Christian Hubin, le sens des perdants, Corti, 2002, Aux pages 7 et 9 de ce volume de notes, études et réflexions (le troisième après La forêt en fragments (1987), et parlant seul (1993)) indissociables des recueils parus chez Corti depuis 1986.
Dû aux soins de Gérard Martin conservateur de la Bibliothèque, et de Philippe Blanc, le volume « sans commencement » dans la collection Une saison en poésie, ne semble avoir connu de recension autre que celle de Mélanie Godin.
[3] Nicole Caligaris, Okosténie, éditions Verticales, 2008.
[4] le Matricule des anges n° 89, janvier 2008 ; v. aussi le précédent entretien lors de la parution de Barnum des Ombres.
[6] Philippe Bonnefis, Pascal Quignard, son nom seul, Galilée, 2001.
[8] Jacques Garelli, l’entrée en démesure, Corti, 1995. Une précieuse vue panoramique de Serge Meitinger sur l’ensemble de l’œuvre.
[9] Maria Zambrano, La confession, genre littéraire, éditions Jérôme Millon, 2007.
[10] Nicole Caligaris, Medium is mess, Inventaire/invention, 2006.
[11] Bertrand Leclair Une guerre sans fin, Maren Sell, 2007.
La lettre du 03/02/08, revient sur ce livre, à la lumière de la« psychanalyse de guerre ».
[12] Bertrand Leclair : « La mémoire de la guerre d’Algérie nous
hante » in Politis, entretien, le 12 Janvier 2008, avec Christophe Kantcheff.
[13] Jean-Yves Masson, Ultimes vérités sur la mort du nageur,, Verdier, 2008.
[14] Pierre Assouline Le testament d’un grand éditeur, La république des livres, 13 janvier 2008.