« l’émotion méditée » de Georges Bataille, Michel Surya, Muriel Pic
« L’inconnu masqué », de Jean Laude

— 03/10/2012 Michel Surya, Georges Bataille¹, Muriel Pic², Jean Laude³


« L’émotion méditée, sous le signe de laquelle est placée l’expérience du non-savoir chez Bataille est donc une méditation sémiotique sur le ciel dont la visée n’est pas d’énoncer la vérité d’un avenir mais, au contraire, l’inscience élémentaire de ce dernier qui rend l’homme libre » [1].

« Au fond, je tiens beaucoup à parler en matérialiste, je me sens d’accord avec tout ce qui est matérialiste, à une condition : qu’on ne se croie pas, pour être matérialiste, obligé de supprimer ce qui est tout de même une richesse, ces émotions extatiques ou religieuses qui ne sont pas entièrement différentes de la folie, qui ne sont en tout cas jamais entièrement différentes de ce qu’est l’amour... » [2]

« Et de ce coup qui tranche la tête à la royauté du sens et dénude l’acéphale de la pensée, l’effilé est demeuré intact, entre les mains de l’apprenti-sorcier. » [3] »


À l’occasion de la récente reparution en poche de Georges Bataille, la mort à l’œuvre (tel Gallimard, mai 2012), que vient compléter Sainteté de Bataille [4] aux éditions de l’Éclat, la Maison des écrivains et de la littérature accueille l’auteur avec cet intitulé « “Le” Bataille de Michel Surya » [5]. On entendra l’article défini, comme désignant une vue d’ensemble parmi quelques autres d’une part [6], mais surtout superlativement, de par la connaissance la plus exhaustive qui soit de l’œuvre de Bataille, et spécialement par la compréhension la plus vive qui soit offerte au lecteur, dont témoigne l’œuvre propre de Michel Surya, essais, récits, roman, direction d’une revue, et d’une maison d’édition, Lignes qui ne manquent pas d’entrer en résonance avec celle de l’illustre prédécesseur.

De « la pensée sans abri », on donnera en contrepoint écho à deux études de Muriel Pic.

Enfin, j’inviterai à redécouvrir grâce aux éditions de La lettre volée, aux soins de Michel Collot et de Chantal Colomb, une version des Plages de Thulé, telle que Jean Laude eût souhaité la voir paraître.


Michel Surya, Sainteté de Bataille

« Celui qui tient à ignorer ou à méconnaître l’extase, est un être incomplet dont la pensée est réduite à l’analyse » (« La conjuration sacrée », Acéphale, n° 1).

Prendre à la lettre ceci :

« Pour généraux qu’ils cherchent à être aussi, les textes qui suivent ont en réalité trait à des détails (comme on dit en peinture) : pour certains, des périodes, pour d’autres des livres. Qu’ils aient été écrits dans des circonstances particulières (conférences, préfaces, postfaces [7]) ou pour ce livre (qu’ils soient inédits - c’est le cas de la plupart), ils cherchent à compléter un autre livre écrit vingt-cinq ans plus tôt, qui visait l’ensemble (une « biographie » : Georges Bataille, la mort à l’œuvre [8]). Compléter : reprendre, corriger, ajouter, etc. Au moyen de tout ce qui a paru depuis (analyses, inédits, correspondances, entretiens). Pour tout ce qui manque cependant à celui-ci (reprendre, corriger ne suffit donc pas, tout au plus déplace les insuffisances), c’est à ce premier livre qu’il faut que je renvoie - pour avoir le moins possible à le faire par la suite [9]. »

Ces précisions finales de « Seul, saint, fou, idiot », la préface de Sainteté de Bataille (p. 16), ont bien plus qu’une valeur éditoriale, elles marquent le mouvement et la place d’une œuvre dont le relief (les reliefs) apparaît de plus en plus nettement et dont une caractéristique essentielle est de ne pas en dissocier littérature et pensée : voir à cet égard le numéro 38 de la revue Lignes, 2012 [10], mais aussi prendre en compte ensemble les parutions des Romans et récits en Pléiade, une livraison « Bataille écrivain » de la revue Littérature [11], des essais comme Le pur bonheur de Francis Marmande [12] ou encore Bataille cosmique de Cedric Mong-Hy [13].

À cet égard, Michel Surya a raison d’écrire que Bataille partage, et on observera avec lui que la plupart du temps l’écrivain est disjoint du penseur, cependant que les œuvres de pensée et de fiction résonnent l’une de l’autre, cf. Le Bleu du ciel, et les années trente, l’incipit du Coupable, Edwarda écrite "aux pires heures de l’Occupation etc.

Pour rejoindre ce fil (« Seul, saint, fou, idiot »), je commencerai par la fin, intitulée naguère : « L’Idiotie de Bataille » (cf. note 7), aujourd’hui reprise sous « Une passion paradoxale de la raison ». Elle s’était inscrite dans un autre ensemble Humanimalités, à l’enseigne de Kafka. Ce qui fut une conférence, on pourrait presque écrire une performance, tant l’implication de l’auteur dans sa lecture au plus près est sensible dès les premières phrases, nécessite d’être en quelque sorte, c’est son mouvement profond autant que son mouvement apparent, épousé ligne à ligne. Qu’on lise par exemple sa conclusion :

« C’est ce point que je propose qu’on appelle, pour le différencier de la folie, l’idiotie. En ce sens, l’expérience intérieure est une expérience « idiote », ou, si l’on veut, l’expérience d’une idiotie ; elle est, en même temps, l’expérience de l’idiotie essentielle de la pensée ; c’est-à-dire l’expérience qui prive la pensée de sa raison naturelle ou inhérente ; c’est-à-dire encore, celle qui fait faire à la pensée l’expérience de son idiotie destinale. De son idiotie destinale, autrement dit : de son idiotie toute-puissante. Toute-puissante en ce sens qu’Elias Canetti dit, qu’il dit d’une façon qui la définit - qui la définit, si l’on ose dire, avec autant de précision, et aussi peu en même temps, qu’on en met à définir un miracle : « Le geste de l’idiot intégral, dans sa nécessité, m’émeut davantage que celui du Tout-Puissant. » (Le Territoire de l’homme, p. 171) C’est la raison, à la fin, pour laquelle il n’est nul besoin de faire faire à la raison un bond, de faire bondir celle-ci hors d’elle-même. C’est la raison pour laquelle un glissement y suffit. Non pas un glissement hors de la raison, non pas un glissement dans un hors de la raison, mais dans la raison elle-même mise hors d’elle (excédée - c’est le sens qu’il y a lieu de donner à ce mot que Bataille emploie si obstinément : l’extase ) ; dans le dehors qu’est à elle-même aussi la raison, c’est-à-dire dans l’excès qu’il n’y a pas de raison à ne porter en elle comme expérience de la limite qui est la sienne. Et comme expérience de l’impossible qu’elle porte sans pouvoir lui trouver d’issue » (216).

C’est l’oubli, ou la non-prise en compte de l’idiotie ainsi entendue qui a pu donner lieu aux méprises et aux affrontements que l’on sait (Breton, Sartre). Elle a aussi conduit à la solitude de Bataille, avec parfois même les meilleures intentions du monde. Le chapitre « In-signifiances d’Acéphale » est ainsi à lire de manière très attentive en ce qu’il polémique avec la question de la communauté telle que l’aura reprise Maurice Blanchot, suite à l’article de Jean-Luc Nancy dans la revue Alea, et que ce dernier amplifiera sous un même titre : La communauté désoeuvrée. Michel Surya dit son désaccord avec la manière dont Blanchot -je résume à outrance- reprend la notion, la récrit sous l’influence de Levinas (décelable dans L’Écriture du désastre). Il en va de même pour le "non-ralliement" de Bataille à la revue Le 14 juillet, initiée par Dionys Mascolo. Pour polémique qu’elle soit, la finesse de la lecture est surtout à observer en ce qu’elle précise la démarcation entre des penseurs, fussent-ils d’une intense proximité (cf. L’hommage -extraordinaire- de Blanchot à Bataille dans la revue Critique en 1963 [14]), pour aussi ré-ouvrir des questions encore en suspens : ainsi le déclare Jean-Luc Nancy dans La Communauté affrontée (2001), mais aussi dans Maurice Blanchot Passion politique (2011) [15].

Du sommaire de cet ouvrage, très dense et composé, je retiendrai ce qui met en lumière « l’impossible de la communauté ».
On lira donc tout d’abord deux « conditions d’impossibilité » : le chapitre « De Dieu ou de l’Histoire », les remplit avec Hegel, Dostoïevski, Chestov, et Kojève. À « preuve » :

« L’histoire est finie, à son dénouement près, dit l’un ; il suffit de se dénouer de l’histoire pour qu’elle finisse, lui oppose l’autre. Et Bataille, au milieu, invente une situation pour lui seul qui se garde de mécontenter l’un comme l’autre. Laquelle dit en substance ; rien ne sert que je sorte de l’histoire (par quel violent mouvement, et impossible ?), comme Chestov m’y invitait, dès lors qu’il suffit que je me prête aux processus que Hegel décrit pour en être de fait exclu. Quelle situation Bataille s’inventait-il là ? Une situation intenable, en tout état de cause. Laquelle voulait qu’il se mît simultanément à penser les traits d’une autre histoire universelle, d’une histoire universelle alternative, à laquelle il travaillerait jusqu’à la fin de sa vie, trente ans plus tard (on l’a dit, défaire et recommencer la Phénoménologie de Hegel). Et qu’il ne cessât pourtant pas de vivre, comme le décrit Leiris alors, en homme du souterrain - buvant (à tomber), baisant (des prostituées), jouant avec la mort (à la roulette russe) [16] ».

Voilà donc pour « Je ne suis pas un philosophe » (le romancier, écrit alors Le Bleu du ciel qui porte trace de cet écartèlement).

Quant à mais « un saint, un fou peut-être », c’est bien sûr au chapitre intitulé « La folie Acéphale (ou la religion antichrétienne antifasciste et anticommuniste) » qu’il faut se rendre ; son incipit déclare :

« Acéphale : moment longtemps aveugle d’un itinéraire (vie, œuvre) auquel on ne prêta d’abord (du vivant de Bataille) qu’une attention fortuite ; que la publication des deux premiers des douze tomes de ses Œuvres complètes contribua sans doute (mais il était mort) à éclaircir ; éclaircissement partiel pour autant, ou équivoque, dont il n’est pas sûr que ne résulta pas une confusion plus grande, chacun y allant de son interprétation, de sa légende, de son accusation. Dont on sait davantage aujourd’hui (presque tout) - assez du moins pour qu’en dire n’importe quoi ne soit plus possible. Si fort qu’Acéphale voulût échapper (qu’il voulût que le secret le protégeât), la lumière à la fin s’est faite dessus. » Et d’invoquer à juste titre les travaux de Marina Galletti [17]. Ceci pour les données factuelles. Quant aux hypothèses, aux conjectures, je ne sais quel mot donner, tous deux sont faux, insuffisants, il vaut de lire :

1) « La question décidément se pose de l’appartenance d’Acéphale à la pensée ; à la pensée en général ; à celle de Bataille en particulier. Mais lui-même en avait prévenu : il s’agissait de faire un saut. Il n’a jamais parlé avec Acéphale de pensée (même s’il y a pensé, et assidûment), mais de religion (qu’il distingue). Il ne cherchait pas, en d’autres termes, à fonder une pensée mais une religion. Et la religion, c’est son assurance, est sacrificielle, ce que la pensée n’est pas - ou ce qu’elle est sans le savoir. Il ne la fonderait donc qu’au prix qu’un sacrifice la constituât. Perspective menaçante, qu’il a soutenue cependant. Et qu’il a soutenue jusqu’au bout. » (88)

2) « Laure est morte le 7 novembre 1938. Pertinence aléatoire, contestable de la proximité des faits, des dates ? Collision, précipitation des « présages » ? Influents jusqu’à quel point ? Et décisifs ? Impossible d’en décider. [...] Laure, quoiqu’elle n’ait jamais appartenu à Acéphale, n’a pas pu ne pas passer, au moins en partie, aux yeux de Bataille, pour la première victime que cette nouvelle religion se trouvait. Sublime victime. Involontaire, et involontairement à la hauteur de celles qu’il fallait qu’elle sacrifiât. Laure morte, il n’aurait pas moins fallu que la mort de Bataille pour qu’Acéphale existât. Pour qu’un groupe, un « ordre », ce qu’on voudra, eût en commun ces deux morts [la mort de Bataille fût-elle survenue] et leur survécût. Sur-vie enfin fondée. Fondée en tant que « vie » enfin, sauvée de toutes les façons qu’ont toutes les vies de fuir. » (91)

Et de retrouver ici « l’approbation de la vie jusque dans la mort », cet extrême du romantisme, communauté des amants à l’impossible. À la suite de quoi s’éclairent les pages intitulées « Le surréalisme au service de la religion », c’est à dire d’un surréalisme plus surréaliste encore, ce qui est invitation à lire Paule Thévenin (cf. note 7), et à relire les rapports (parfois d’une extrême violence) entre Breton et Bataille (vieil ennemi du dedans), et se souvenir que le premier invita le second à l’Exposition internationale du surréalisme en 1947. Surya de compléter :

« Bataille invite (invitation en retour) le surréalisme et André Breton à aller tout de suite aussi loin que lui-même est allé avec Acéphale (sans rien lui dire d’Acéphale ni d’où Acéphale l’a fait aller) ; et à se représenter ceci : que l’avidité de l’homme moderne est à former des mythes nouveaux ; que son impuissance à y parvenir « définit » de fait (c’est le mot de Bataille) le mythe comme « absence de mythe ». Absence exaltante, s’empresse-t-il de dire (empressement nouveau), qu’il formule ainsi (formulation admirable, mais assez bien faite pour susciter la perplexité de surréalistes fraîchement convertis à la nouvelle valeur mythique) : « Personne ne peut dire que l’absence de mythe n’existe pas en tant que mythe ; il n y a pas d ’homme qui ne soit obligé de recevoir, même dans la mesure où il s’efforce de créer un mythe particulier, de recevoir l’image de l’absence de mythe comme un mythe réel. » Bataille ferme le ban. »

Nous de même, assuré que les quelques extraits cités sont et ne sont pas « considérations intempestives », elles appartiennent au cœur de la démonstration de Michel Surya en faveur d’une lecture renouvelée, dans son modus legendi même, et qu’elles éclairent des chapitres déjà en partie abordés ailleurs (cf. note 7).


Muriel Pic, « Georges Bataille. Lisibilité du non-savoir »

Il s’agit cette fois d’un article, appartenant à un ouvrage collectif [18] dirigé par Muriel Pic, Barbara Selmeci Castioni et Jean-Pierre van Elslande, La Pensée sans abri — Non-savoir et littérature, aux éditions nouvelles Cécile Defaut [19].
Muriel Pic précise : « Ce texte poursuit l’argument de l’article publié dans les Cahiers Bataille n° 1, “Le péril de l’incommensurable” » [20]. Aussi rappelons cet argument : « Relire Bataille à l’aune d’une philosophie de la prise de risque, c’est faire état de sa position politique pendant la guerre. Plutôt que de la discuter, chercher à l’analyser ou à la comprendre, celui-ci choisit en effet de la nier radicalement et de se montrer inactuel. Plutôt que de chercher un abri dans la raison, il témoigne de la démence objective de l’histoire. Cette prise de position, sujette à équivoque, échappe à toute économie de guerre, de qui perd gagne, et se donne délibérément comme un point de vue déclassé » [21]. Muriel Pic ajoutait, en ce qui concerne le non-savoir :

« Constamment, Bataille cherche dans l’expérience du non-savoir une posture animale (« L’existence animale que mesure le soleil ou la pluie, se joue des catégories du langage »), idiote (« à moi l’idiot, Dieu parle bouche à bouche »), enfantine (« l’enfant est innocence et oubli »), folle (« personne ne prend la guerre aussi follement ») [22] ».

En indiquant le contexte, celui de la seconde Guerre mondiale, dans laquelle Bataille effectue un retrait, rédigeant L’Expérience intérieure, Le Coupable, sur Nietzsche. En analysant comment ces ouvrages ne s’en abstraient pas autant qu’on pourrait le croire, l’essayiste montre au contraire Bataille s’exposant à l’inactuel, à l’émotion, à l’avenir, et enfin à l’incommensurable. Ce qui est dégager toute une philosophie d’inspiration nietzchéenne, mais que l’on pouvait déjà voir à l’œuvre dans le rassemblement iconographique de Documents, et non sans lien avec la pensée constellatoire de Benjamin ; enfin les travaux du Collège de sociologie, les réflexions de Marcel Mauss, donnent à comprendre la conclusion donnée par Muriel Pic à son article :

« En exergue à sa Méthode de méditation, qui, comme le Catéchisme de Dianus [23], vise une pédagogie de l’exposition et de la prise de risque, Bataille place une citation extraite des Feuillets d’Hypnos de René Char : « Si l’homme ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine d’être regardé ». Leçon d’aveuglement [24], les journaux de guerre de Bataille enseignent à leur lecteur l’art d’être inactuel et de n’avoir pour seule valeur ce qui n’en a pas : inintelligible sort auquel est voué celui qui refuse d’accepter le sort ou le caractère inacceptable du sort. »

Si la valeur du non-savoir avait pu être mise en évidence dans le premier article comme position politique et épistémologique face à l’absurdité de la guerre [25], dans le second volet de ce travail sur Georges Bataille (in La Pensée sans abri), cette fois l’insistance sera mise sur la lisibilité, la forme de lisibilité que ce non-savoir entraîne [26], Bataille ne cherchant pas tant à se soustraire à la guerre qu’à la lire.

D’où cette découpe : I. Lire : méditer le ciel ; II. Lire : la citation méditée ; III. Lire Beckett ou« être Molloy ».
Chacune des parties donne lieu à de très belles pages. Telle est sans doute aussi la réussite de l’écriture de Bataille telle que l’a mise en valeur Laurent Zimmermann, reprenant des remarques faites autrefois par Alferi et Cadiot dans la Revue de Littérature Générale, en soulignant la mise en mouvement qu’elle opère, son désir (et son effet) de contagion d’une émotion [27]. On relèvera par exemple : « Ce que Bataille nomme une théorie de la chance est un modus legendi : “Chaque signe se fait annonciateur d’une joie menacée”. » (I), ou encore cette citation de Pierre Michon (II) : « La littérature est un acte de non-savoir mais qui doit savoir » [28]. Enfin (III), c’est la lecture de Beckett, et de Molloy auquel Bataille s’identifie pleinement, et qu’il avait présenté dans Critique en 1951, dans un article intitulé « Le silence de Molloy ». Qu’on se souvienne : « Qu’il est difficile de parler de la lune avec retenue... [29], et citons cette analyse qui emporte la conviction :

« Sous le ciel nocturne, Molloy médite le savoir des hommes en revendiquant son propre non-savoir. Car savoir, c’est rater l’instant, c’est rater la chance, c’est ne rien entendre à la question essentielle : qu’est-ce que cela veut dire « être » sinon être « con comme la lune » ? En l’occurrence, être idiot, c’est lire autrement le monde et ce qui lui donne sa signification — le savoir. C’est lire le ciel et la face de la lune, lire le texte dense de Beckett. Lire pour être Molloy, pour être cette négation continuelle du soi, mais aussi du sujet, repère fondamental de tout exercice du savoir. Nier la subjectivité en soi, c’est nier ce qui fonde le savoir. Pour cela, chez Beckett comme chez Bataille, il y a le recours à l’empathie, à la perte de soi en l’autre continuellement renouvelée : empathie du lecteur (Bataille) avec Molloy, empathie de Molloy avec chaque personnage et réciproquement. Molloy, c’est le non-savoir de soi personnifié, bientôt l’innommable. »

Propos relevés, à fin de susciter des lectures empathiques des deux textes de Muriel Pic, porteurs de lecture et de relectures...


Jean Laude, Les plages de Thulé [30]

Il faut prendre ces quelques mots d’avertissement de Michel Collot, qui a transcrit avec la collaboration de Chantal Colomb-Guillaume, la mise en page du manuscrit, pour introduire à la lecture de ce recueil, que d’aucuns auront connu aux éditions du Seuil (1964), sous une forme assez différente, et auquel Jean Laude, prématurément disparu (1922-1983), avait souhaité donner forme définitive, après un travail de réécriture, qui s’est poursuivi de 1968 à 1981 :

« Jean Laude, plus connu comme historien de l’art (sa thèse, qui fait toujours référence, sur La Peinture française et l’« Art nègre », a été rééditée chez Klincksieck en 2006), était aussi poète, et reconnu comme tel par quelques grands auteurs et lecteurs parmi lesquels Édouard Glissant, Jacques Dupin, Fernand Verhesen ou Jean-Marie Gleize [31]. L’Association des amis de Jean Laude soutient les initiatives visant à mieux faire connaître cet aspect de son œuvre, notamment celle de Pierre-Yves Soucy, qui a entrepris de publier aux éditions de La Lettre volée, dans la collection « Poiesis », plusieurs inédits du poète. »
Les plages de Thulé, est donc le premier d’entre eux.

La quatrième de couverture, voulant avertir de la tonalité de l’ensemble, nous avons affaire à un recueil très composé, reprend un passage (mot pris à dessein : ce sera la première « grande » partie du recueil, à l’enseigne de Montaigne : « je peins le passage »), extrait d’une page du poème initial, comme en ouverture : « I wake and feel the fell of dark, not day » [32]. Le voici :

Je regarde où j’écris, seulement où j’écris.
Je suis ici,     et seulement ici,    seulement où j’écris

                                             dans l’espace
blanc     d’une feuille creusant le lit de tout ce que
j’ignore     et me portant à la rencontre de l’inconnu masqué.

C’est peu de dire que le mot « espace » reviendra à de nombreuses reprises, au long de ces poèmes où s’espacent les reprises, les strophes créant un rythme, tel que se justifie l’exergue hopkinsien, par exemple : Espace hoquetant/Les lettres du mot espace hoquetant sur la ligne brisée (159), tandis que l’ultime strophe du très beau, nostalgique, poignant : « Du haut des murs de Zimbabwe », s’achève avec (il est peu aisé de reproduire la mise en espace) : « Je me suis avancé vers la plage secrète. Entre mes doigts, coule /le sable. Un oiseau désolé criait et resserrait son erre. /Il tourne lentement, /il creuse lentement l’espace intérieur. /Il criait le secret, La parole limpide, /et désormais inaccessible à qui la recevait. »

Justesse du propos de Michel Collot :

« Jean Laude, a profondément remanié le texte original, dans le sens d’une rigueur et d’un dépouillement accrus, réduisant par exemple au minimum les détails pittoresques ou les traces d’un lyrisme emphatique, s’approchant ainsi davantage d’une « écriture blanche », sans compromettre cependant ce qui fait la singularité de sa démarche : l’alliance entre réflexivité et narrativité, description et abstraction, répétition et progression, la capacité à inscrire et à dissoudre le vers dans la prose, à intégrer mythes et symboles dans une interrogation sobre, mais insistante, sur les mystères de l’écriture et de l’existence. »

J’aurai été pour ma part sensible à la rythmique qui entraîne la lecture, la ritournelle de mots simples au service d’une réflexion ontologique des plus prenantes, telle : « Qui suis-je, en cette chambre ? Il est un échange équivoque où /tremble, dans l’espace des murs simultanés, //le présent simple. » D’y retrouver, sans doute aussi, une poésie familière, je songe ici à Heather Dohollau, et à Matière de lumière. [33]

Au lecteur, qui se sera laissé prendre par les mots de Jean Laude, ce recueil deviendra un livre-compagnon, dans lequel il retournera parfois à La chambre d’études, qui réunit cinq leçons de ténèbres, de sorte que s’il veille, il se rappelle de ne pas parler faussement, car écrit-il, nous ne faisons jamais qu’« essayer de parler ».

© Ronald Klapka _ 3 octobre 2012

[1Muriel Pic, « Le péril de l’incommensurable », Cahiers Georges Bataille, n° 1, p. 162.

[2Madeleine Chapsal, Les écrivains en personne, 10|18, 1973. Bataille répond à cette ultime question :

— Et le bonheur, où mettez vous le bonheur ? L’envisagez-vous ?
G. B. — Il me semble que le bonheur est cette espèce de secret qui veut que l’on soit indifférent au malheur, c’est-à-dire que l’on puisse en rire...

[3Henri Ronse, L’Arc n° 44, 1971. Précède :

“Une totalité de l’existence a peu de choses à voir avec une collection de capacités et de connaissances. Elle ne se laisse pas plus découper en parties qu’un corps vivant. La vie est l’unité virile des éléments qui la composent. Il y a en elle la simplicité d’un coup de hache”.

[4Michel Surya, Sainteté de Bataille, éditions de l’Éclat, 2012.

[5Cf. cette invitation qui exprime infiniment mieux que cela ne vient d’être fait, ce qui est à dire quant à la réception de Michel Surya, l’homme et l’œuvre, comme cela s’énonçait jadis.
Ajout, 23/10 : lien de la video de la soirée (site La vie manifeste).

[6On sait en particulier les travaux de Francis Marmande, édition des deux derniers tomes des O. C., Le pur bonheur, L’indifférence des ruines, Bataille politique etc., les livres et articles de Lucette Finas, Bernard Noël, Philippe Sollers, Bernard Sichère, Gilles Ernst, Marina Galletti, Jean-François Louette pour le Pléiade etc.

[7Sources des chapitres renvoyant à des postfaces, préfaces ou conférences antérieures :
« Penser le fascisme (Freud, Reich & Bataille) ». Postface à Georges Bataille, La Structure psychologique du fascisme, Paris, Éditions Lignes, 2009.
« Le surréalisme au service de la religion (Artaud, Breton & Bataille) ». Préface augmentée à Paule Thévenin, Antonin Artaud. Fin de l’ère chrétienne. Paris, Éditions Lignes/Léo Scheer, 2006.
« Éloge du péché (Sartre & Bataille, entre autres) ». Présentation de Georges Bataille, Discussion sur le péché, Paris, Éditions Lignes, 2010.
« Sainteté du mal (Charlotte d’Ingerville & Sainte »>. Postface à Georges Bataille, Charlotte d’Ingerville, suivi de Sainte, Paris, Éditions Lignes/Léo Scheer, 2006.
« Correspondances – coïncidences », Avant-propos à Georges Bataille, Choix de lettres. 1917-1962. Édition établie, annotée et préfacée par M. Surya, Paris, Gallimard, coll. Les Cahiers de la NRF, 1997.
« Une amitié intenable (Leiris & Bataille) ». Première publication dans F. Marmande (dir.) : « Exigence de Bataille / Présence de Leiris », Textuel, n° 30, Paris 7, Denis Diderot, mai l996.
« Georges Bataille, histoire d’un trompe-l’ œil ». Première publication dans L’Enfer de la bibliothèque. Éros au secret, sous la dir. de M.-F. Quignard et R.-J. Seckel, catalogue de l’exposition éponyme présentée par la Bibliothèque nationale de France sur le site François Mitterrand du 4 déc. 2007 au 2 mars 2008, Paris, Édition Bibliothèque nationale de France, 2007.
« L’idiotie de Bataille (Une passion paradoxale de la raison". Texte retouché et augmenté d’une conférence prononcée le 21 novembre 2001 à la Bibliothèque nationale de France, dans le cadre du cycle de conférences intitulé : « Grandes figures du XXe siècle littéraire français". Première publication dans Humanimalités. Matériologies 3. Paris, Éditions Léo Scheer, 2004.

*

Sainte, Charlotte d’Ingerville, ont évoqués à plusieurs reprises dans nos lettres, en particulier celle intitulée « Innocence de principe et innocence par surcroît » (qui recense également L’Impasse), de même que La Discussion sur le péché.

[8Première édition, Éditions Séguier, 1987 ; réédition augmentée, Gallimard, 1992 ; édition de poche, Gallimard, coll. « Tel », 2012.

[9Ce sera vrai surtout des chapitres ayant trait à Acéphale et aux rapports de Bataille avec le surréalisme.

[10Il en été donné écho, ainsi qu’aux propos d’un des contributeurs, Alain Hobé.

[11Cf. « La nudité du mot écrire ».

[12Voir cette recension.

[13À lire cette présentation.

[14Maurice Blanchot, « Le jeu de la pensée », Critique, n° 195-196, août-septembre 1963.

[15Il est en tout cas remarquable que dans La Communauté inavouable Blanchot ait repris d’une certaine manière cette veine, passionnelle. C’est un aspect de ce livre qui n’a, pour ce que je sais, presque pas été commenté. Je ne m’y arrête qu’un instant (J’ai l’intention d’y revenir dans un travail ultérieur. Ce que j’avance ici reste simple indication dont il ne faut pas forcer la nature d’esquisse. L’analyse reste à faire.). Lorsqu’il a trouvé - par le numéro d’Aléa - l’occasion de reprendre explicitement une réflexion sur « la communauté » dont on peut penser qu’il se sentait comme tenu de la garder discrète, voire secrète, il l’a menée dans une direction - au demeurant éloignée de la mienne, sinon opposée - qui faisait surgir dans le fond obscur : de la communauté une « communion » à plusieurs faces (érotique, christique, littéraire). Il est permis de penser qu’il rejouait là - à travers le prisme du mot « communisme » revisité - quelque chose de ce qui l’avait aimanté naguère sous d’autres termes. Mais il ne s’agit plus de « droite » ou de « gauche ». Il s’agit d’un registre plus profond que la politique, celui de l’être-en-commun qui ne saurait se réduire à la politique. Peut-être l’« inavouable » est-il à ce compte, outre un caractère propre de cette « communion », le caractère d’une affirmation que Blanchot savait être risquée, difficilement tenable, exposée à un retour des accusations bien-pensantes.(30-32)

[16« Je n’en suis pas certain, mais c’est peut-être dès cette première période de notre amitié que Bàtaille me fit lire un ouvrage qu’il estimait capital, le Sous-sol de Dostoïevski, livre dont (comme on sait) le héros et rédacteur supposé fascine par son obstination à être ce que dans le langage familier on appelle un homme "impossible", ridicule et odieux au-delà de toute limite. Quoi qu’il en soit, Bataille - alors habitué des tripots et de la compagnie des prostituées, comme tant de héros de la littérature russe faisait assez de cas de Dostoïevski pour qu’une allusion au grand romancier figure dans l’histoire de Dirty. » M. Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible "Documents" », in Critique, « Hommage à Georges Bataille », n° 195-196, 1963.

[17L’Apprenti Sorcier, Textes, lettres et documents (1932-1939) rassemblés, présentés et annotés par Marina Galletti, La Différence, 1999.
À lire aussi : Histoire d’une société secrète (Le chapitre biffé de la Somme athéologique)

[18Muriel Pic, Barbara Selmeci Castioni et Jean-Pierre van Elslande (dir.), La Pensée sans abri — Non-savoir et littérature, éditions nouvelles Cécile Defaut, 2012.

[19Ces actes d’un colloque international présentent une très riche table des matières qu’on n’épuisera pas en tournemain. Il vaut d’en prendre connaissance. Les amis bretons découvriront avec intérêt la science des taolennou révélée par Pierre-Antoine Fabre ; les lecteurs de Michel Henry*, savent que son œuvre est inspirante pour Jérôme Thélot ; ceux de Didi-Huberman*, le savent lecteur de Bataille, et aussi des images, de la guerre en particulier ; les fidèles à la mémoire d’Henry Bauchau, le verront « en refus d’héritage » tel que le connaît (parfaitement*) Myriam Watthée-Delmotte. Enfin, on ne s’étonnera pas de voir Valère Novarina* proclamer « L’Innocence victorieuse ».

[20La pensée sans abri, op. cit., p. 100. Pour les Cahiers Bataille : p. 155-165. Cette revue (octobre 2011), a fait l’objet d’une présentation ici.

[21Présentation de « Le péril de l’incommensurable », art. cit., p. 155.

[22Muriel Pic, « Le péril de l’incommensurable », art. cit., p. 159.

[23Muriel Pic, rappelle ainsi l’origine de ce nom :
« S’exposer résolument au péril de l’incommensurable, tel sera donc l’enseignement de Bataille à son lecteur des journaux de guerre. Il en synthétise les principes dans un catéchisme hérétique, attribué à Dianus, comme déjà l’ensemble des propos du Coupable, sous-titré Journal de Dianus. Dianus, alias « le roi du bois », sorti des mythographies du Rameau d’or de Frazer, est le souverain par excellence car il ne vit qu’à découvert, que continuellement exposé, en une précarité sans faille.
Selon Frazer en effet, il défend le sanctuaire de Diane, près du lac de Némi en Italie : « Quiconque briguait le sacerdoce de Némi ne pouvait occuper les fonctions qu’après avoir tué son prédécesseur de sa main. À la jouissance de cette tenue précaire s’attachait le titre de roi. » Continuellement en danger, dans l’ignorance de son avenir, le roi du bois ne vit que d’une économie du risque : il règne sur des valeurs que rien ne mesure, dont la valeur d’usage est incommensurable, n’a aucune valeur marchande. »

Je renvoie très volontiers le lecteur à deux articles passionnants :

« Le Dianus de Frazer : de Faulkner à Bataille », une fine et attentive étude de Philippe Forest, dans Littérature n° 152, déc. 2008.

— Osamu Nishitami, « Georges Bataille et le mythe du bois : Une réflexion sur l’impossibilité de la mort », Semen, 11, 1999. Article repris dans Lignes, n° 17, « Nouvelles lectures de Georges Bataille », mai 2005.

[24Cette hypothèse aussi est mentionnée : « Sans doute, comme le père de Bataille, le roi du bois est-il aveugle pour mieux voir ».

[25« La démence objective de l’histoire », selon les mots de W. G. Sebald, « Avec les yeux de l’oiseau de nuit. Sur Jean Améry ». Campo Santo, Actes Sud, 2009 ? p. 151. Sebald, dont on sait à quel point, Muriel Pic est fine lectrice (lire cet entretien).

[26Le lecteur de la revue Po&sie 137-138, aura pu se faire une idée des pistes explorées par l’auteur (cf. notre recension), côté Benjamin et pensée constellatoire, voire mantique ; la revue en ligne franco-allemande Trivium donne à lire la méditation de Muriel Pic, tout comme les réflexions de Wolfram Hogrebe ; enfin les éditions Hermann donnent aujourd’hui le reprint du Colloque de Cerisy : Problèmes actuels de la lecture, sous la direction de Lucien Dällenbach et Jean Ricardou, en 1979 ; Muriel Pic se réfère spécialement à son chapitre V : « La lecture absolue » (Théorie et pratique des mystiques chrétiens : XVI°-XVII° siècles), par Michel de Certeau, pp. 65-80.
Dans son Avertissement, Édith Heurgon souligne : « Ce livre, qui présente des réflexions de fond, reste donc de complète actualité ». Je souscris entièrement, pour avoir été contemporain de ces travaux, et m’y être attelé de même, dans mon domaine professionnel propre d’alors.

[27Ce texte « Bataille fantôme » donné à la revue Littérature « Bataille écrivain », numéro de la revue que nous avions recensé, est apte nous semble-t-il à corroborer le propos de Muriel Pic.

[28Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007, p. 179 ; on sait qu’à celui-ci est cher aussi Le Roi du bois, Verdier, 1996. Ceci explique sans doute qu’Anne-Lise Broyer ait associé ce livre et Le Coupable de Georges Bataille, pour réaliser la série photographique Au Roi du bois.

[29Qu’il est difficile de parler de la lune avec retenue. Elle est si con, la lune. Ça doit être son cul qu’elle nous montre toujours. On voit que je m’intéressais à l’astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier. Puis ce fut la géologie qui me fit passer un bout de temps. Ensuite c’est avec l’anthropologie que je me fis brièvement chier et avec les autres disciplines, telles la psychiatrie, qui s’y rattachent, s’en détachent et s’y rattachent à nouveau, selon les dernières découvertes. Ce que j’aimais dans l’anthropologie, c’était sa puissance de négation, son acharnement à définir l’homme, à l’instar de Dieu, en termes de ce qu’il n’est pas. Mais je n’ai jamais eu à ce propos que des idées fort confuses, connaissant malles hommes et ne sachant pas très bien ce que cela veut dire, être. » (Molloy (1951), Minuit, 1994, p. 63)

[30Jean Laude, Les plages de Thulé, aux éditions La Lettre volée, 2012, en partenariat avec La Rivière échappée.

[31Voir, aux éditions José Corti, La trame inhabitée de la lumière, 1989.

[32On aura reconnu Gerard Manley Hopkins : Je m’éveille et je palpe la peau du noir, non le jour (traduction de Michaël Edwards).

[33Cf. cette présentation de la poétique d’Heather Dohollau, par Michaël Bishop.