« Pourquoi Freud aime-t-il tant Jensen ? »

13/09/2012 — Pascal Quignard, Sigmund Freud, la métayère de Rodez.




  Pascal Quignard, Les désarçonnés [1]

« En août 1908, Freud part seul en vacances, seul en voyage. Il se rend en Angleterre. Il désire revoir ses deux frères, Emanuel et Philipp, émigrés depuis 1859. Arrivé à Cologne il se perd dans la ville. Tout près de la gare il lève la tête, il est impressionné par la beauté de la cathédrale. Il hésite à pousser la porte immense. Il n’ose pas pousser la porte. Il revient à la gare mais il n’a pas fui assez vite le lieu qui a provoqué son angoisse. Le souvenir de ceux qui moururent, de ceux qui s’enfuirent, des morts de sa propre famille, reflue sur lui. La mémoire se fait aussitôt plus vaste. Elle remonte plus avant dans la chaleur de la fin du jour. C’est un autre mois d’août qui surgit : le mois d’août 1349. La foule des Chrétiens envahit le quartier juif, incendie les maisons, le Mikvel, la synagogue, l’hospice, la bibliothèque, le cimetière. En une seule nuit la plus importante communauté juive d’Allemagne est anéantie. Pourquoi Freud aime-t-il tant Jensen ? Ce n’est pas seulement à cause de La Gradiva. C’est à cause d’un autre roman de Jensen qui a connu un grand succès en 1869, intitulé Les Juifs de Cologne. Freud écrit : Je consultai l’horaire des trains. Mes hésitations m’avaient fait rater la correspondance. Je me demandai tout d’abord si je ne ferais pas bien de passer la nuit à Cologne. Cette résolution m’était inspirée par un sentiment de piété car, d’après la tradition familiale, mes ancêtres avaient jadis fui cette ville pour échapper aux persécutions. Mais je changeai d’avis. Je me dis qu’il fallait fuir encore exactement comme ils l’avaient fait. Je décidai de partir par un autre train pour Rotterdam, où j’arriverais en pleine nuit. J’en profiterais pour aller voir les magnifiques tableaux de Rembrandt à La Haye ».

Et pourquoi, me direz-vous, j’aime tant cette page des Désarçonnés de Pascal Quignard ? ce n’est pas seulement à cause de La Gradiva, au pied léger, ou des tableaux de Rembrandt, mais de cet art de désarçonner le lecteur, de donner à un récit qui démarre comme une anecdote sa pleine charge symbolique, comme si tout était au style indirect libre, le lecteur identifié à l’auteur qui se l’était lui-même à un autre, et quel ! lumières de l’écrivain, lumière du texte éclairant la ronde de nuit des mots, dans l’effroi de la nuit des hommes. Texte qui nous voyage, écrirait une Kristeva, d’un Jensen, l’autre, d’une nuit l’autre, d’un août l’autre, voici Œdipe à Colo(g)ne. Clairement énoncée, présagée, la destruction des Juifs d’Europe, aussi le départ pour Londres tel qu’il aura lieu cette fois en 1939. Quant à fuir, on sait que c’est un des maîtres-mots de l’auteur de Dernier Royaume (qui en est ici à son tome sept), dernière destination.

Voilà donc une manière d’introduire au livre qui paraît aujourd’hui, et dont l’unité thématique réside dans le désarçonnement. L’érudit que l’on sait, invite à des découvertes ou redécouvertes étymologiques : anicroche, cauchemar, à quelques récits qui sont autant de moments philosophiques, inévitablement avec Montaigne à cheval, quelques autres, Agrippa d’Aubigné, La Palisse, Brantôme, Gourville, sans omettre Paul tombé de son cheval, qui donne de rappeler un des plus beaux sermons d’Eckhart : « ...und daz niht was got » [2], des formules : « C’est du Freud pur. C’est du Marx dur », à propos de Mettius Curtius, celui-là même dont le cheval préféra mourir que de servir les hommes à la guerre, des légendes donc revisitées, du latin garanti : quasi equus capistro alligatus pour reprendre une admonestation de Cusa : « Hommes, chacun de vous est comme un cheval, qui libre par nature, s’est laissé lié à l’aide d’une muselière... » Bref du Quignard pur, du Quignard dur.

D’infinies variations que permettent les fragments qu’aucune gêne technique ne lie, mais qu’un même esprit relie, celui d’un esprit insatiable, gourmand de mots, toujours en éveil, prêt à surprendre, à désarçonner.

Ainsi se justifie au chapitre XXXI, la form(ul)e trouvée du dernier royaume :

« Apelle
  Un jour Apelle renonça à peindre la tête d’un cheval. Il lança l’éponge sur la paroi. Soudainement (exaiphnès) il le peignit.
  Sextus écrit : De la même manière subite, le non trouble suit comme par hasard le renoncement au jugement, sans qu’on y voie de lien.
  Freud : De la même manière, soudain aimé, le symptôme tombe un beau jour.
  De la même manière, à l’hôpital Saint-Antoine, un jour de février, vomissant le sang, jetant l’éponge, j’ai trouvé la forme de ce dernier royaume où maintenant je vis, enjambant le temps, assis les pieds dans le caniveau, examinant un vieux travail qui s’effondre où un cheval pleure.

L’homme doit regagner l’imprévisible comme sa patrie. »

Voilà pour la circonstance (cf. Vie secrète [3]). J’invite le lecteur à se rendre au chapitre LIV : « La métayère de Rodez », pour la bonne raison (?) qu’il en existe une version plus primitive, confiée en 2004, à la revue québecoise : Études françaises [4]. Que celle qui est livrée aujourd’hui, avec ses quelques retouches, nous gratifie d’une expansion, celle du dernier royaume précisément, et le voeu auquel invite le récit de la métayère : « La pudeur à l’état de langue ».

Quignard d’ajouter un peu plus loin :

« Je pense soudain que l’attitude qui sous-tend la seule phrase que la métayère ait prononcée en son nom propre devant le greffier du tribunal de Rodez en 1777 va plus loin encore que le rejet de toute publication de ce qui est à l’intérieur de soi. Il s’agit d’une foi. Je pense que ce qui peut faire parler de la façon dont la métayère dépose au greffe de la ville, c’est la croyance qu’il faut ne pas confier au langage ce qu’on éprouve, que le langage n’est pas bon pour l’âme. »

Le texte actuel remplace « soudain » par « en outre » et affirme en l’intercalant : « C’est à cette foi que je veux consacrer cette avant-dernière boucle de mon pauvre royaume de toutes petites rives, de quais dépecés, de chemins de halage envahis par les ronces et les menthes, de gouttières crevées, de laisses de mer, de chaussées effondrées, de ruines menaçantes. » ; vient ensuite : « Cette foi, c’est la certitude que le langage n’est pas originaire dans l’âme et qu’il faut sans cesse lui faire s’en souvenir. » qui appartenait au texte originel. À cet égard, la suite, un conte inuit fonde la sauvegarde magique de ce qui n’est pas communautaire (conséquence de l’acquisition tardive du langage).

Aussi les cent-deux chapitres sont-ils bien des dépôts de techniques et de savoirs sous couvert d’histoires, de légendes, d’étymologies, de recours aux langues anciennes, d’excursus analytiques (Winnicott, Mélanie Klein, Ferenczi et bien sûr Freud), de rappels bibliques (Samson et Dalila, comme source du « reniement de Pierre »), d’actualités violentes (le Kosovo naguère), et de ce qui s’en dépose, se dessine le portrait d’un lettré nullement absent au monde, pas plus que Louise Michel, refusant la « grâce » qu’on veut lui infliger, l’anachorèse n’est pas indifférence (elle conduit par exemple dans le 93 chez Jean Rustin), elle est une éthique de l’adresse à l’autre, d’individu à individu, hors parlerie sociale, prestiges frelatés, combats de prestances (parure et parence) :

« Quand on cesse de se soumettre au jugement de ceux dont on s’est retranché, tout ce qui blesse s’effiloche et se gomme d’un coup comme une brume sur la rivière à l’instant où monte le soleil. »

© Ronald Klapka _ 13 septembre 2012

[1Pascal Quignard, Les désarçonnés, Dernier royaume VII, Grasset, septembre 2012.

[2Maitre Eckhart, Sermon 71, consacré à un commentaire de la conversion de saint Paul sur le chemin de Damas : « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le néant. Quand il vit le néant, il vit Dieu ».
Maître Eckhart, Sermons, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, éditions du Seuil, 1979.

[3Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998, Folio, 1999. Cet écrit furchtlos, selon les mots de la regrettée Martine Broda, suite à une hospitalisation d’urgence, est avant-coureur du Dernier royaume.

[4Amorçons la lecture :

En 1777 le greffier du sénéchal de Rodez prit en note l’audition d’une métayère.
Son frère cadet venait de tuer leur frère aîné. Dans un premier temps elle entendit un coup de fusil.
Dans un second temps, alors qu’elle se trouvait être avec son mari dans la métairie, son frère cadet poussa la porte.
Voici mot pour mot le texte du greffe :

« Raymond vint et s’assit. Son mari lui dit qu’il y en avait qui ne mangeraient pas de bons morceaux. Dit que oui. Son mari lui dit qu’il y en avait qui avaient été à l’affût de bonne heure. Raymond ne répondit pas. Son mari lui dit qu’il y en avait qui seraient pendus. Alors Raymond dit qu’il valait mieux un coup de fusil. Elle lui dit qu’il valait mieux que les fusils n’existent pas. Raymond répondit que si les fusils n’existaient pas, ce qui était arrivé ne serait pas arrivé. »

Cette déposition de la sœur de Raymond au sénéchal de Rodez constitue pour moi un modèle.
Chaque fois que je le relis je me dis : « C’est peut-être le plus beau texte français. »

Pascal Quignard, « La métayère de Rodez », Études françaises vol. 40, n° 2, 2004, p. 9-11.