« En conclusion, nous pouvons nous passer l’un de l’autre, comme il est d’usage en ce monde empêtré. Je peux poursuivre à l’infini mon monologue sur la vie et la mort : mon corps finira de toute façon par être détruit. Ce serait m’abuser. Et comme je le disais, quelles que soient les prisons où il me plaît de m’enfermer, je ne vais pas passer mon temps à pleurnicher sur Poe, Rilke, Dickinson ou Gogol, alors que j’ignore les quelques délaissés, les « Ismaëls de l’esprit » de ce pays. J’ai dit que l’artiste était un Ismaël ; Mon nom est Ismaël, dit Melville à la première ligne de « Moby Dick » ; quel con ; - Ismaël signifie « affliction ». Tu vois, je me sens toujours ramené au présent quand je lis les plaintives épitaphes que l’on a dressées dans le champ de la poésie et de la littérature américaines. Je mesure aussi la nature de l’esprit et du cœur qui ravagent la terre - ce qui n’est pas ton cas. Pour toi, le livre est une chose, l’homme qui l’a écrit en est une autre. La conception du temps dans la littérature et les chroniques encourage les gens à faire de telles distinctions, qui sont ineptes. Mais je suis trop bavard : —
L’utopie de l’art ?
M’assiste, une fois encore, l’auteur de Paterson : « Il est risqué de garder tel quel ce qui est mal écrit. Un mot jeté au hasard sur le papier peut détruire l’univers. Fais attention et corrige ton texte tant qu’il t’appartient encore, me dis-je souvent, car tout ce que tu as écrit, une fois que tu l’auras livré, creusera son chemin dans des milliers d’esprits, le bon grain noircira, au risque de ronger, d’embraser, de raser toutes les bibliothèques.
Une seule solution : écris sans t’en soucier — seul ce qui est nouveau survivra. » [2]
Que l’utopie porte l’art sera donc notre extravagante hypothèse. Le premier mot en reviendra à Miguel Abensour [3], lecteur d’Emmanuel Levinas s’il en est ; le dernier, à des retrouvailles avec l’œuvre de Louis Soutter [4] ; quant à la question, Corinne Bayle la formule ainsi au seuil de son dernier recueil : « La Beauté : est-elle plus difficile que l’amour ? [5] ».
Le désavoir de Louis Soutter
À la Maison rouge : Louis Soutter, le tremblement de la modernité
Je renvoie au catalogue de l’exposition, aux propos tenus par la commissaire, Julie Borgeaud [6] ainsi qu’à quelques commentaires spécialisés [7] pour donner la raison et la teneur du rassemblement, pour la première fois en France de quelques 250 œuvres de Louis Soutter (1871-1942) à la Maison rouge. C’est comme lecteur (fervent) de Georges Haldas, que j’ai, il y a déjà bien longtemps, fait connaissance avec les dessins de la dernière période. En effet, l’inventeur de « l’état de poésie » avait élu nombre de dessins au doigt pour ses ouvrages à L’Âge d’Homme - et rétrospectivement ce nom d’éditeur prend une force toute singulière. En effet, si au regard des ensembles proposés (autant de salles et de périodes), la lecture en termes de tremblement de la modernité est possible, à qui n’a pas celui de l’historien de l’art, une autre peut se proposer qui la déborde, sous la forme du désavoir, du désapprentissage [8], de la déculture, affirmation donc d’une liberté, fussent les conditions des plus contraires...
Arnaud Bernadet, rendant compte de La manière folle, de Gérard Dessons suggère, pour ma part, une piste on ne peut plus féconde :
« Ainsi refondée, l’hypothèse du je ne sais quoi [9] dispose le travail d’inconnaissance non du côté du sens mais de l’instance. Si elle ne postule pas une essentialité mais bien une historicité de l’art, cela veut dire que la valeur de l’œuvre désigne ce dont la connaissance est à inventer par un sujet, des sujets. Elle appelle donc corrélativement la naissance d’un public. La manière n’est pas inanalysable, mais étant je ne sais quoi elle est innommable. Plus précisément, elle se rapporte dans un roman ou un tableau à ce qui en eux n’a pas encore de nom. Si l’on veut, la manière met constamment en défaut la parole pour mieux la provoquer : l’innommable est ce qui la rend infiniment dicible.[...]
Quoi qu’il en soit, le ceci ou le ça [10] donnent à la manière « la forme d’un désavoir » (p. 34), qui n’est pas une absence ou une privation mais une crise (et un renouvellement) de l’apprentissage cognitif (le savoir), bien souvent en avant de l’épistémè d’une époque (des savoirs). Ainsi s’explique qu’ils libèrent un point de vue critique sur la culture, dans l’acception traditionnelle sinon conservatrice d’un ensemble d’objets et d’usages qui font sens pour un groupe et lui confèrent une identité, et en premier lieu le patrimoine avec son répertoire de canons. Le désavoir appelle inversement la déculture, en un sens emprunté à Jules Laforgue. La déculture n’est pas une anti-culture ou une contre-culture mais l’utopie de l’art [11], une culture qui place au contraire la valeur à la jonction de la manière et de la manie et qui, de ce lien interne, tire la condition même du vivre-ensemble. C’est elle qui fait le pari du ça, acceptant « ce qui vient » en fait de créations nouvelles, même si l’essence de l’art doit alors en perdre « son évidence et sa légitimité » (p. 234). Activité critique, la déculture n’est pas synonyme de n’importe quoi ; tournée vers l’inconnu, elle rejette toute définition a priori de la peinture, de la musique ou de la littérature. La folie de la manière, c’est cette prise de risque sans laquelle il n’y a pas d’art possible [12]. »
Aussi, s’il n’est pas inintéressant de connaître le parcours atypique de Louis Soutter, violoniste virtuose auprès d’Eugène Ysayë, directeur d’un département d’Arts à Colorado Springs, reclus à 52 ans dans un asile de vieillards en Suisse suite à des excentricités et des dépenses somptuaires, cousin de Le Corbusier, remarqué par Jean Giono, méprisé par les pensionnaires de son asile, s’en échappant parfois et liant amitié avec madame Walter du Martheray, s’il n’est pas inintéressant non plus de considérer plusieurs périodes chez le dessinateur, l’une académique, une autre s’inspirant des peintres de la Renaissance (Carpaccio, Cimabuë, Raphaël...), une autre encore dite maniériste, et finalement l’éclosion des dessins au doigt, sans omettre le dessin dans les marges des livres (Légende dorée, Poèmes de Rilke...), ces précisions qui apportent des éclairages sur une quête et un tempérament, défont une supposée appartenance à l’art brut, ou à l’art des fous, ne disent pas l’humanité profonde qui confère à l’œuvre son artisticité, nécessitant sans doute un état second [13] pour oubliées toutes les consignes de l’art tel que donné à apprendre, à reconnaître, dépassées les contraintes pesant sur l’acte de création, leur adversité (manque de papier, de peinture, d’argent, mépris des plus proches) d’une certaine façon retourner à l’homme, se faisant geste : les "anthropoglyphes" disent à leur manière une épopée.
Parmi les remarques de Jean-Baptiste Mauroux, écrivain [14], naguère critique à la Quinzaine littéraire, et qui plaida fougueusement pour la reconnaissance de l’œuvre — il va jusqu’à faire de Soutter un Andréi Roublev de notre posthistoire psychique — celle-ci pour attirer l’attention du visiteur :
Les dessins sont en effet la plupart du temps nommés, parfois reçoivent deux noms, si l’emportement du sujet l’aura nécessité [16]. Et le désavoir devient gai savoir, pour peu que l’on se laisse « aller à l’aventure ».
Emmanuel Levinas, an-archiste et en souci de l’art
« Emmanuel Levinas », Europe novembre-décembre 2011 ; Danielle Cohen-Levinas, Miguel Abensour : Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain ; David Brézis, Levinas et le tournant sacrificiel ; Collectif : Le souci de l’art chez Emmanuel Levinas (dir. D. Cohen-Levinas)
Au seuil de la recension des quelques ouvrages récents, inévitable mais toujours indispensable rappel, la citation d’Autrement qu’être [17]. Les lecteurs de Qui est comme Dieu [18], de Danielle Cohen-Levinas, maîtresse d’œuvre ou à l’initiative des ouvrages auxquels il sera fait écho par la suite [19], n’auront pas manqué d’en relever la dédicace : À Emmanuel Levinas que j’ai entendu écrire jusqu’à son dernier souffle.
C’est dans le récent numéro d’Europe [20] en hommage au philosophe que j’irai prendre appuis pour présenter quelques livres récents, et un collectif issu d’un colloque sur Levinas et la pensée de l’art. Préalablement, mais cela ne fait pas nombre avec la suite, il y a lieu de rappeler un des arguments de cette très riche livraison : éviter la banalisation consistant à faire de Levinas le penseur du « tout éthique », celui-ci pouvant servir de prétexte à déprécier le politique après la sortie du totalitarisme [21] ; l’ensemble des contributions s’inscrivent en faux contre cela, montrant la nécessité à laquelle s’est constamment attelé le penseur d’articuler politique et éthique de façon à renouveler la question politique.
Ce qui fait précisément l’objet des Entretiens avec Miguel Abensour [22]. Entrepris avec la revue Europe (Penser l’humain, pp. 21-58), repris et amplifiés sous la forme d’un livre publié chez Hermann, avec le même sous-titre à l’article défini près : Entre métapolitique et politique, cependant qu’en quatrième nous est précisé Penser la politique autrement pourrait être le titre de ces entretiens, ou encore que « la métapolitique n’est rien de moins qu’une intrigue de l’humain - expression apposée au nom du penseur dans le titre de l’ouvrage - antérieure au conatus ou à la tâche d’être ». En ce point, je ne puis m’empêcher de songer à toute une série de termes préfixée en dé- qu’a si bien illustrée Évelyne Grossman : déconstruction, désœuvrement, désastre, dédit, décréation, destitution (du sujet), défiguration [23], auxquels on a ajouté plus haut désavoir, déculture, désapprentissage relativement à l’art (l’artisticité) de Louis Soutter - manière de souligner que la question de l’art (de la littérature qui en fait partie) n’est rien moins que politique, et que cette question, la métapolitique donne de concevoir avec Levinas une pensée de l’an-archie qui "provoque de manière radicale et irréversible le dérangement et le trouble".
Structuré en six chapitres, doté d’une claire introduction « Les affaires humaines » (qui souligne en quels points s’articulent la réflexion d’Abensour et les écrits de Levinas), le livre est une invitation à revenir sur Autrement qu’être, Totalité et infini, et tout particulièrement sur « L’extravagante hypothèse », celle que Miguel Abensour aura déployée dans une intervention lors de l’Hommage à Emmanuel Levinas : Visage et Sinaï (1996) :
« L’extravagante hypothèse est donc la proposition d’Emmanuel Levinas relative à l’origine de l’État et qui puise son caractère extraordinaire, son pouvoir d’errer, de s’écarter des chemins battus, dans l’extravagance même du « fait éthique » : « La Relation où le Je rencontre le Tu », la rencontre où « l’autre compte par dessus tout » qui, selon Levinas, constituent « le lieu et la circonstance originels de l’événement éthique », déclarait-il en liminaire [24].
Le chapitre III du livre revient tout particulièrement sur la question qu’elle soulève, acheminant vers la pensée de l’an-archie qui empêche L’Etat de la Justice de se refermer en une totalité close. Et ce sera précisément le rôle du cinquième chapitre d’expliciter le recours au terme métapolitique, propre à Miguel Abensour (auteur d’un article : L’an-archie entre métapolitique et politique, (Cahiers philosophiques de Strasbourg), de revenir sur la signification précise du préfixe méta [25], ce qui donne quelques pages (92-98) que je dirai extravagamment belles, limpides autant que solides toutes en reprises de pages décisives d’Autrement qu’être, donnant au lecteur de se faire à la suite de l’auteur « guetteur de l’humain », de sa proximité, son « dérangement ». La philosophie ici s’y fait sensibilité, poésie, l’âme « grain de folie [26] ». Le chapitre conclusif : La justice, le tiers, et l’État au-delà de l’État, ne l’oublie pas, tout en raison gardant, et illustre ce que Danielle Cohen-Levinas met en lumière dans son introduction :
« L’analyse de Miguel Abensour nous ouvre à ce qui tranche avec la toute-puissance inhérente de l’Histoire comme processus de production à travers lequel « les affaires humaines » tiendraient lieu de marionnettes. Il oppose à cette vision ce que nous pourrions appeler une eschatologie de la parole politique décrite depuis la réflexion de Levinas sur l’État ».
J’ajouterais que l’analyse de Miguel Abensour, telle qu’elle se donne à lire au travers de ce dialogue remarquablement construit, tranche, absolument, par la profondeur de l’interrogation à laquelle elle reconduit, et le pressentiment qu’elle peut communiquer de ce qu’est le métier de philosopher à qui n’en aurait pas idée (je songe, pensant à Hannah Arendt, plus particulièrement aux "nouveaux-venus").
Du livre de David Brézis, Lévinas et le tournant sacrificiel [27], je ne saurai en résumer les 430 pages singulièrement trapues. En revanche, notamment à partir de son article « Messianisme et pensée sacrificielle », sous-titré Sur la dérive christianisante de Levinas (Europe, op. cit.), je pourrai peut-être en approcher la teneur et en dire le très grand intérêt, et spécialement dans la confrontation du chercheur avec d’autres interprétations d’Autrement qu’être, en particulier celle de Derrida : c’est l’objet du second chapitre du livre d’une haute exigence et d’une inflexible rigueur.
Les toutes premières notes de l’article d’Europe (pp. 242-243) évoquant Noms propres, Difficile liberté, Autrement qu’être, Humanisme de l’autre homme donnent le ton. Et dans cet article, tout comme dans le livre le tournant invoqué est celui d’Autrement qu’être, marqué par ce constat selon Brézis :
« Si le christianisme a prétendu se poser en verus Israël, il y a chez Levinas comme la secrète revendication inverse. Usant du vocabulaire chrétien à rebours, il laisse entendre que la vraie Passion est celle d’Israël, Israël voué à la mort dans la Shoah, mais aussi Israël qui, avant le christianisme, a affirmé le primat de l’exigence éthique comme souffrance pour l’Autre « jusqu’à la mort ». Qui plus est, à supposer que le judaïsme corresponde davantage au moment de la justice qu’à celui du sacrifice, il est remarquable que ce moment ne se voit nullement disqualifié par Levinas. Étroitement solidaire du premier dont il limite l’exigence au fond invivable, il a une légitimité aussi bien qu’une dignité propre, et il n’indique pas, comme dans le fameux schème heideggerien, une sorte de Verfallen, de déchéance par rapport à la requête idéale de l’éthique [28] » (243).
À la suite de quoi, c’est en recourant à des récits du Talmud, que l’auteur (dont on précise que le champ de recherches concerne précisément Levinas et le Talmud) poursuit sa démonstration (c’est absolument passionnant, pour ne pas dire excitant), parvenant à ceci (quelques dix pages plus loin) : « Mais à partir de là se déplace aussi notre questionnement sur Levinas. Plutôt que de nous interroger sur son hypothétique dérive christianisante, force nous est de constater qu’une telle dérive est consubstantielle à l’univers de pensée talmudique. De manière récurrente s’y affrontent deux exigences contraires : d’un côté, prendre en compte l’épaisseur du réel, s’inscrire dans une tradition ou transmission patiemment assumée au fil du temps ; de l’autre, rompre avec ce patient travail dans la durée, s’investir dans un mouvement extrême qui tend à prendre la forme d’un acte sacrificiel. »
On touche ici à la problématique tant de l’article que du livre, qui en développe les virtualités dans des chapitres très étoffés intellectuellement, et qui gardent le cap fixé clairement en introduction : « Si envoûtante que soit son écriture - et il n’est de lecteur qui n’en subisse à quelque degré la magie -, rien ne serait plus déplacé que de se laisser aveugler par son poids apparent de sacralité. Aussi bien rien n’importe plus que de produire de son œuvre une lecture critique : d’en dégager patiemment les lignes de force contradictoires et par là de la rendre, loin de toute idolâtrie, à l’inépuisable richesse de « sa vie talmudique ».
Avertissement précieux pour examiner (III) Traductibilité du judaïsme, le singulier et l’universel et ce que David Brézis appelle les hésitations de Levinas. Avec De Gygès à Kierkegaard (IV), l’intériorité en question, c’est l’exégète du second (Kierkegaard et les figures de la paternité (1999), Kierkegaard et le féminin (2001), aux éditions du Cerf) qui établit proximité et distance avec le penseur danois (et de croiser le commentaire que fit Levinas de La Folie du jour de Maurice Blanchot), tout en relevant l’ironie de « Peut-on encore être juif sans Kierkegaard ? ». Les trois derniers chapitres (et ils occupent la moitié du livre) sont bien sûr très liés comme l’indiquent leurs titres : La Passion d’Israël (V), Apories messianiques (VI), Rencontre de l’Autre et vision de Dieu (VII) qui revient sur le débat entre Levinas et Derrida, fabuleux chapitre sur le tortueux et le droit, leurs entrelacements, voire leur réversibilité (Claudel mettant tout le monde d’accord), qui, pourra donner de relire Violence et métaphysique ou encore l’Adieu [29].
« Qu’est-ce que la philosophie a à dire de la littérature ? [...] S’agissant de Levinas — Lecteur de Biffures, Levinas dans un article qu’il lui consacre en 1949, emploie à propos de Leiris le mot transcendance — [30], la question prend pourtant un relief particulier. D’abord parce que la question du sens, précisément, et de la pensée en général, est retournée par sa philosophie d’une façon radicale. Mais surtout parce que la lecture engage nécessairement la problématique de l’altérité. Même s’il est vrai que Levinas n’a jamais à ma connaissance posé la question en ces termes, il me semble que son œuvre nous aiderait efficacement à proposer de l’acte de lecture une herméneutique reposant sur cette problématique. Je me risque ici à donner en termes levinassiens une définition plausible de la lecture : lire, ce serait s’ouvrir - s’ouvrir nécessairement - à une extériorité, s’exposer à rencontrer l’absolument autre ; ce serait engager avec lui ce dialogue critique (de cette critique-là, il est explicitement question dans le texte sur Leiris) par lequel s’appréhende quelque chose de la transcendance en effet, où s’esquisse un geste qui a chance de faire advenir « l’éveil du Même par l’Autre » dont Levinas parle en tant de lieux ».
À partir de ces quelques lignes de Bruno Clément [31], du raisonnement qu’il appelle, l’approche de la transcendance en question : « Le mérite de Leiris serait de l’avoir aperçue, sinon mise en œuvre. On peut dire, sans trop d’exagération, que la lecture de Leiris par Levinas consiste moins en une mise à l’épreuve de cette thèse [32] qui consisterait à la confronter à l’expérience littéraire, qu’en la démonstration, virtuose, que ladite thèse sous-tend, probablement à l’insu de son auteur, l’écriture du texte autobiographique ». Et Bruno Clément d’indiquer plus loin, que le problème auquel est confronté Levinas dans son approche est peut-être celui-là même auquel Leiris est confronté : misant tout sur l’écrit quand c’est la parole qui importe — qui est transcendante.
Ainsi ce qui pourrait paraître au départ extravagant, il en ira de même pour le Rimbaud (de Levinas) relu par Éric Marty (dans ce volume Le souci de l’art chez Emmanuel Levinas), que Levinas semble renvoyer, conformément au vœu de l’auteur de « Génie », s’avère montrer un souci des auteurs dont le philosophe a une lecture approfondie, Bruno Clément allant jusqu’à entendre une clairvoyance de celui-ci quant à l’évolution de l’écriture de l’auteur de La Règle du Jeu, <i<Frêle Bruit pouvant passer pour ainsi dire pour un texte levinassien.
Dans Europe (op. cit.), Ginette Michaud, avec Bruissement, oblitération, percée (Levinas sur l’art et la littérature) rend plus particulièrement compte de quelques aspects de ce volume d’études au riche sommaire [33] — elle en a effectué une recension pour Spirale Magazine (237, 2011), judicieusement intitulée Autrement qu’art. J’y renvoie donc, mais non sans attirer l’attention sur ce dernier point de sa contribution, dans laquelle sont aussi examinées les très nombreuses références littéraires des Carnets de captivité :
« Je voudrais pour finir évoquer l’unique tentative littéraire de Levinas : ce récit - Levinas le nomme « Roman » dans ses carnets - intitulé Éros, qui a été retrouvé dans les archives du philosophe et est actuellement en cours d’édition. S’il n’est pas encore possible de prendre toute la mesure de ce texte, qui représente une expérience, pour ne pas dire une épreuve de la littérature exceptionnelle dans le parcours du philosophe, le plan de l’œuvre cité plus haut [34] et les nombreuses notes théoriques qui essaiment les Carnets de captivité suffisent à laisser entrevoir l’intérêt de ce projet d’écriture romanesque, et ce, que celle-ci demeure inchoative et inachevée, « réussie » ou non au vu de critères « littéraires » (là n’est évidemment pas la question, et réduire le Dire au Dit serait plus que jamais ici un contresens majeur). Car le seul fait que cette tentative d’écriture littéraire ait pris forme au cœur de ces années de captivité lui confère une indéniable portée ».
Il y a tout lieu d’indiquer, que ce récit parfois aussi désigné Triste opulence a fait l’objet d’une première exploration dans une conférence de Jean-Luc Nancy. Un entretien qui s’est ensuivi avec Danielle Cohen-Levinas est consigné dans cette livraison d’Europe. À lire, pp. 72-81, pour les vues lumineuses sur le contexte et ce qui rend irréductibles, selon le philosophe, les deux sortes de modalités, littéraire et philosophique.
Corinne Bayle, Au clair de la nuit
Elle, c’est la Beauté, à laquelle une citation célèbre de René Char venait de faire toute sa place [36].
Beauté, à laquelle, parfois, Corinne Bayle donne le nom de chagrin.
Qui aura lu, aimé Du Paradis, Journal de Poméranie [37], se souvient nécessairement de « Hochrot », dont le rouge donne au livre sa ponctuation finale :
Du innig Rot
Bis an den Tod
soll meine Lieb dir gleichen
Soll nimmer bleichen
Bis an den Tod
du glühend Rot
Soll sie dir gleichen [38].
De Caroline von Günderode, Corinne Bayle écrit que la personne réelle qu’elle fut « se confond avec l’intuition des plus purs poètes » (181). Fille du feu en robe de taffetas flambé (185), une de ces robes de bal peut-être que Peau d’Âne réclame à son père (16).
Quant à Heinrich von Kleist qui traverse lui aussi le Journal de Poméranie, c’est au titre de la « Beauté barbare » (122-131) que sont relatés quelques traits de son existence et de son œuvre : « Il est à la fois terrifiant et exemplaire, laissant entrevoir un ailleurs radical et proprement barbare. Le dur rêve sans réveil lui donne son impitoyable Beauté » (131). Lui qui ne connaîtra pas la grâce de Kätchen von Heilbronn, pour qui, aussi, l’amour même est une ordalie (128).
Caroline von Günderode, Kleist, ces figures d’élection de Corinne Bayle nous mènent sur la voie de ce qui aimante le recueil : la face nocturne, sombre de l’existence, la présence de la mort, assurément mais aussi le clair de la jeunesse en sa radicalité, tandis que l’association résonne de la chanson enfantine, pour ne pas dire de la comptine, et que remontent souvenirs et lectures d’enfance telle celle de la Comtesse de Ségur (« Sous le signe de Sophie » (19-26) ).
On retrouvera donc la lectrice de Nerval : « Je donnerais des milliers de vers pour quelques pages de Nerval », écrit-elle [39] ; on retrouvera aussi l’auteure d’Ombres d’amours en rêve. Celles-ci : les ombres, les amours, comme le rêve s’épanchent dans la vie : le plus intime, croise, voire se fond avec, le meilleur de la littérature et de l’art, l’émotion affleure sans cesse, avec tel fredonnement d’un grand-père, tel film vu (ou revu) avec un fils et le dernier mot reste : Hope. Toujours avec délicatesse, avec discrétion, communiquant une nostalgie certaine avec également l’espoir de la voir rédimée par les mots.
Que le lecteur reçoive "La lucidité somnambule" des pages consacrées à Hugo, qu’il garde :
« Et tout fait sens dans la formidable mosaïque des textes, poèmes, romans, pièces de théâtre, essais, dessins, réflexions, décorations de la maison de Hauteville. De même, les Romantiques d’Iéna ont pensé leur œuvre dans un rapport rêvé à l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), dont les fragments, critiques, lettres, romans inachevés, dialogues, poèmes, sont des formes d’écriture nostalgique. Une nostalgie en avant (Sehnsucht), les yeux tournés vers l’ailleurs. Cette quête témoigne d’une réflexion sans repos, avec pour horizon le livre comme absolu de l’existence.
Écrire, vivre, vivre, écrire.
[(dans la nuit) [...] (Victor Hugo, Récit de rêve, 1854-55)].
Même quand il rêve, le poète rêve encore de la nuit, nuit métaphysique, et de sa Beauté infinie :
« Nature is a Haunted House - but Art - a House that tries to be haunted » (« La Nature est une Maison Hantée - mais l’Art, une Maison qui s’efforce d’être hantée ») (Emily Dickinson, Lettre à Thomas Wentworth Higginson, printemps 1876). [extraits des pages 119-121] »
[2] William Carlos Williams, Paterson, op. cit. p. 139.
[3] Parmi les rappels récents de ce mot-phare de l’œuvre de Miguel Abensour : persistance de l’utopie, entretien de Miguel Abensour, avec Sophie Wahnich, dans la revue Vacarme (n° 53, 2010).
[4] Louis Soutter, le tremblement de la modernité, à La Maison rouge, du 21 juin au 23 septembre 2012.
[5] Corinne Bayle, Au clair de la nuit aux Éditions du Noroît, 3° trimestre 2012. L’éditeur montréalais a déjà publié en 2007 ce très beau récit : Ombres d’amours en rêve.
[6] Lire le dossier de presse, qui en comporte quelques éléments.
dans ce catalogue, parfaitement construit, je relève, ce qui est peut-être un lapsus calami, à la page 163 : Crucifiction, qui s’avère tellement juste, tant les scènes christiques s’avèrent chorégraphiées.
Spécialement précieuse est la reproduction de la recension par Jean-Claude Marcadé de l’ouvrage de Michel Thévoz, qui contribua grandement à faire reconnaître le génie (au sens ingenium) de Soutter, j’en extrais :
« La richesse et la variété de Louis Soutter (Le Corbusier écrivait : « Louis Soutter a des dessins chrétiens, des dessins païens, des dessins érotiques, des dessins véhéments, des dessins réalistes »), la densité de son écriture picturale et graphique montrent qu’il a été un artiste préoccupé au plus haut point par la transposition sémasiologique des données brutes qui se bousculaient dans son esprit. La façon souveraine avec laquelle il instrumente l’incohérence, est une victoire créatrice qui rend vaine l’opposition radicale qu’introduit André Malraux dans Les Voix du Silence entre la liberté volontaire du créateur « sain » et l’esclavage de la déraison chez le créateur pathologique. Soutter montre qu’un artiste, ôté du circuit de la vie normale, peut affirmer son refus de la normalité dominante. Sa victoire est non pas de sublimer ses fantasmes pour les exorciser, mais de les cultiver de manière créatrice, d’y trouver sa raison de vivre. Michel Thévoz, dans sa volonté de démolir le mythe du « génie » et de voir dans la psychanalyse, dans le laconisme et le mécanisme de Deleuze et Guattari des « explications » panacéennes de la production artistique, se refuse à considérer qu’au-delà des pulsions inconscientes il y a chez. tout créateur des pulsions créatrices conscientes qui se manifestent dans des choix uniques. Cette fonction élective et sélective personnelle est pourtant la marge créatrice souveraine entre l’informulé et le formulé. Faire de la production artistique « le rejeton d’un refoulé », c’est ne pas comprendre l’irréductibilité de l’espace et du temps intérieur (l’inconscient) à l’espace et au temps extérieur (le processus de la création, l’objet créé).
L’espace souterrien (voilà un derridisme que j’ai cru involontaire) est bien, comme le dit Michel Thévoz, incommensurable, il n’y a pas de discontinuité entre les mondes humain, végétal et minéral, l’organique et l’inorganique vivent de la même vie et démantèlent le monde sensible pour le rendre à son originalité ». (Catalogue, p. 177)
[7] Philippe Dagen, pour Le Monde, Élisabeth Lebovici sur son blog, qui s’inspirant d’un texte de Novarina, La Main, donne judicieusement à la salle des peintures au doigt l’appellation de "cave aux anthropoglyphes".
[8] Cf. cette proposition de forum par Barbara Serafova au CiPh.
[9] Une partie essentielle de Gérard Dessons, L’Art et la manière, Champion, 2004, la quatrième : « Le savoir du je-ne-sais-quoi », pp. 279-329.
Relativement à Soutter, on lit aux pp. 141-142 :
Le mythe de la main droite et de la main gauche est une relation au social, au pouvoir, et non à l’art comme valeur. En réalité, l’important est de vivre sa main, et, fût-elle « gauche », d’y être adroit, d’y être sa propre adresse. Être adroit en peinture, être adroit en art, c’est trouver sa manière, quelle que soit la main. Du point de vue de l’art, le changement de main n’a pas plus de légitimité que la prise d’hallucinogènes. La main gauche n’a pas plus fait la peinture de Louis Soutter que la mescaline n’a fait l’écriture de Michaux. Le point de vue de l’altérité dans l’art fait qu’il y a un gauche de la main dans son habileté même, comme il y a un brut de l’art jusque dans la sophistication des pratiques.
[10] A savoir :
Elle s’inscrit par exemple dans la série des démonstratifs que décline Comment dire de Beckett < : ce, ceci, ce ceci, ceci-ci, ce ceci-ci…, eux-mêmes inséparables de la folie qui n’a d’autre objet que l’impossible clôture d’un discours qui se cherche. Elle prend la forme d’une ironique interrogation « Ça ? », titre du poème-préface des Amours jaunes, et sert alors à récuser la pertinence de notions (essais, bouts-rimés, chansons, vers, etc.) qui ne sauraient en l’état décrire fidèlement l’aventure de Corbière. Conjuguant « l’indexation » et « l’indétermination », ça est par excellence « le déictique du monstrueux » (p. 104). Et Dessons ne tient pas pour un hasard le fait que les traducteurs français de Freud aient précisément rendu par ce pronom le morphème neutre allemand es, lui-même repris à Georg Groddeck dans Le Livre du Ça. Car dans la seconde topique, le ça représente pour l’appareil psychique une dynamique qui prend en charge une force inconnue et régit malgré elle les actes de la personne
[11] Je souligne.
[12] Arnaud Bernadet, Qu’est-ce qu’une œuvre folle ?, recension de Gérard Dessons, La Manière folle, Manucius, 2010. C’est autant une manière de donner d’entrer dans ce livre, que d’en prolonger la lecture, ce qui est d’ailleurs parfaitement congruent avec une visée d’anthropologie de la lecture.
La critique d’un livre d’Éric Bordas, Style, Kimé, 2008, dans le numéro 752-753 de Critique (« Du style ! ») pp. 47-58, donne en sa conclusion de nouer manière, littérarité et artisticité :
« Si l’on peut légitimement parler, au nom de la manière, d’une « poétique de l’art », l’objectif n’est pas cependant d’ajouter à la littérature le cas des arts, et d’opérer ensuite une extension théorique du style à l’ensemble des pratiques symboliques, spécialement des pratiques non verbales. L’idée est que l’art comme question de spécificité ne peut se construire que dans l’optique du langage sous peine de manquer son objet et de ne plus être une poétique. Ce que serait, à l’inverse, une esthétique qui, en tant que science du sensible, peut - idéalement - se dispenser du langage. L’autre conséquence est qu’entreprendre la littérature par le biais de la manière revient à poser la littérarité elle-même comme artisticité. Non pas dans l’espoir de définir, sous l’angle purement typologique et technique, l’art du langage à côté de l’art des sons ou des arts plastiques (architecture, peinture, gravure, etc.), mais pour voir ce que devient l’idée d’art quand elle est mise en relation critique avec le langage et, inversement, pour reconnaître, au cœur même des faits (sociaux) et des traits (individuels) de langue dont s’occupe tellement le style, le continu d’un sujet comme invention éthique d’un discours, plutôt que des formes, des registres ou des structures : l’avènement d’un singulier immédiatement partageable, d’un singulier collectif ».
Arnaud Bernadet ne manque pas de se référer à L’art et la manière de Gérard Dessons, dont il a donné une riche recension dans un précédent numéro de Critique (706, mars 2006) : Pour une poétique de la manière (255-270).
[13] Lire cette présentation : Louis Soutter avait le don de transformer les entraves auxquelles il se heurtait en mouvement créatif inépuisable, site Idixa.
[14] Lire bio-bibliographie sur le site Culturactif.
[15] "Louis Soutter dévoré de lumières intérieures" par Jean-Baptiste Mauroux, La Quinzaine, n° 228 parue le 01-03-1976, à l’occasion d’une exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
Jean-Baptiste Mauroux a publié Louis Soutter, visionnaire et proscrit, Ed. Adversaires, avec une préface de Georges Haldas.
[16] À lire : "Pour peindre ou dessiner, Louis Soutter se mettait dans un état d’indécision qui ouvrait la voie à toutes les transformations imaginables", site Idixa.
[17] La voici dans son contexte, p. 279 de l’édition de poche, dans le chapitre conclusif « Autrement dit » : « L’ouverture de l’espace comme ouverture de soi sans monde, sans lieu, l’u-topie, le ne pas être emmuré, l’inspiration jusqu’au bout, jusqu’à l’expiration - c’est la proximité d’Autrui, qui ne se peut que comme responsabilité pour autrui, laquelle ne se peut que comme substitution à lui ».
[18] Juste une approche de ce recueil publié en 2012 chez Belin, comme les pages d’un psautier très personnel.
[19] Danielle Cohen-Levinas dirige aux éditions Hermann la collection Le Bel Aujourd’hui, qui comporte une impressionnante série de titres, dont Gérard Granel, l’époque dénouée ; Christophe Bident, Le geste théâtral de Roland Barthes ; Geoffrey Bennington, Géographie et autres lectures ; André Hirt, L’Echolalie ; Ginette Michaud, Battements du secret littéraire, 2 volumes ; Eliane Escoubas, Questions heideggeriennes ; Bernard Baas, La voix déliée ; Stéphane Mosès, Une Affinité littéraire ; Martin Rueff, Différence et Identité ; Marc de Launay, Lectures philosophiques de la Bible.
Récemment Danielle Cohen-Levinas a mis en chantier aux éditions Hermann la collection « Panim el panim », dernier titre paru : Hermann Cohen, Introduction critique à l’histoire du matérialisme de Friedrich Albert Lange.
[20] Europe, n° 991-992, novembre-décembre 2011, Emmanuel Levinas.
[21] À cet égard, parmi les avertisseurs d’incendie :
Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme (aujourd’hui Rivages poche, 1997), écrit Emmanuel Lévinas ont paru dans la revue Esprit, en 1934, presque au lendemain de l’arrivée de Hitler au pouvoir, et un an après le Discours du rectorat de Heidegger. " L’article procède - écrit Levinas dans un post-scriptum de 1990 - d’une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n’est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique occidental. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s’était pas assez assurée. ". À lire ce texte, et la postface de Miguel Abensour : « Le Mal élémental » (pp. 27-103) qu’il conclut ainsi :
« Peut-être faut-il de surcroît savoir entendre dans ces réflexions sur l’hitlérisme une leçon en sourdine qui vaudrait pour l’ensemble de la modernité et d’autant plus inquiète qu’elle émane d’un phénoménologue attentif aux périls d’une réduction du concret au visible ou à l’empirique, chacune de ces deux réductions entraînant l’absolutisation de ce qui est : comment la recherche du concret, la concrétude, faute d’apercevoir « la fonction transcendantale de toute l’épaisseur concrète de notre existence corporelle, technique, sociale et politique » est en permanence menacée de dériver vers une brutalisation de l’existence ? »
[22] Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas, Entre métapolitique et politique, Hermann, 2012.
[23] La Défiguration est le titre de l’ouvrage dans lequel Evelyne Grossman aura réuni aux Editions de Minuit (2004) Artaud, Beckett et Michaux, dont les œuvres déforment les figures reçues de l’art, de l’écriture, du sens, chemins vers la « désidentité ».
Aux mêmes éditions en 2008, L’Angoisse de penser : « L’angoisse dont il s’agit ici n’a pas la familiarité de nos peurs intimes, aussi violentes soient-elles. Ce sont pourtant ces mêmes territoires qu’explorèrent nombre d’écrivains et philosophes du XXe siècle. Tous disent la formidable puissance de création gisant au cœur de la négativité anxieuse ».
Afin de poursuivre la litanie du dé-, la conclusion de « Le grain de folie d’Emmanuel Levinas », pp. 61-75, texte jubilatoire autant que savant :
Le « grain de folie » d’Emmanuel Levinas ? À la fois exploration des limites de l’être et corpuscules atomiques, éclats démultipliés d’une intériorité subjective désunie. Si tout psychisme est psychose, au sens où il l’entend, c’est que dans l’extase, le hors-de-soi qu’il postule, nous ne sommes plus seuls, l’autre fait effraction, nous extirpant de notre prétendue intériorité, nous « pourchassant » hors de nous. Alors la caresse de l’amour « déborde de démesure » (AE, 282). C’est le sens de cet « arrachement-à-soi-pour-un-autre » dont parle Autrement qu’être et l’on pourrait citer à l’envi toutes les expressions qu’il forge (ces nécessaires « barbarismes » dans la langue de la philosophie) pour dire la sortie du chez soi de l’être : dé-claustration du soi-même, dé-nucléation de sa substantialité, fission du Moi. Alors le noyau de l’être éclate : tourbillon des atomes, déclinaison infinie : « Ici l’humain s’accuse par la transcendance - ou l’hyperbole - c’est-à-dire le désintéressement de l’essence, hyperbole où elle éclate et tombe vers le haut ». (AE, 281 ; Levinas souligne).
Déclinaison ... à ceci près que, chez Levinas, les atomes chutent ... vers le haut.
[24] Miguel Abensour, « L’extravagante hypothèse », in Levinas, collectif aux éditions Bayard, 2006, pp. 73-105, version intégrale du texte partiellement publié in Emmanuel Levinas, Visage et Sinaï (Actes du colloque international au Collège international de philosophie, décembre 1996), rue Descartes, Collège international de philosophie, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas, PUF, 1997 ; 2e éd., coll. « Quadrige », PUF, 2006.
[25] Des pp. 92-94 qui s’y attardent retenons :
Appliquée à l’ œuvre de Levinas, l’expression métapolitique ne renvoie pas à la signification topique - ce qui vient après la politique. Ce d’autant moins que selon un texte célèbre de Levinas, la politique vient après l’éthique qui accède au rang de philosophie première. Mais elle reconduit plutôt une signification liée au contenu ; elle évoque le virage qui consiste à quitter quelque chose pour se tourner vers quelque chose d’autre, en l’occurrence une sortie de la politique, un passage au-delà de cet étant particulier qu’est la politique vers cet Autre qu’est la métapolitique. Tel serait le retournement que tente de désigner ici le terme de métapolitique.
Dans le cas de Levinas, à bien y regarder, cette expression signifie un parcours complexe. Si le méta qui la compose désigne un virage, une sortie, bref un passage au-delà de la politique, il désigne tout autant une provenance, c’est-à-dire un en-deçà qui permette la sortie, qui ouvre un passage vers l’au-delà de la politique. Définissant la responsabilité pour l’autre, Levinas met en lumière cette structure complexe, cette trajectoire d’un en-deçà à un au-delà. « La liberté d’autrui - écrit-il - ne saurait faire structure avec la mienne, ni entrer en synthèse avec la mienne. La responsabilité pour le prochain est précisément ce qui va au-delà du légal et oblige au-delà du contrat, elle me vient d’en-deçà de ma liberté, d’un non-présent, d’un immémorial » (De Dieu qui vient à l’idée, p.117).
[26] ...j’obéis comme à un ordre adressé, à un ordre jetant un grain de folie dans l’universalité du moi... Évelyne Grossman donne en exergue ces mots d’Autrement qu’être pour ouvrir son questionnement : Une poétique philosophique ?, L’angoisse de penser, Minuit, 2008, p. 61.
[27] David Brézis, Lévinas et le tournant sacrificiel, Hermann, 2012.
[28] « En aucune façon la justice n’est une dégradation de l’obsession, une dégénérescence du pour l’autre, une diminution, une limitation de la responsabilité anarchique ... » (Autrement qu’être, p. 203). Parce que le premier moment est pur excès, il est comme nécessaire qu’il se traduise dans le second : « Ce Dire de la responsabilité porte dans son extravagance - dans sa transcendance - la possibilité et la nécessité de la pesée, de la pensée, de la justice » (Humanisme de l’autre homme, p. 107).
[29] Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Galilée, 1997.
[30] Cette incise est de notre fait, il faut ajouter que Levinas, qui convoque la peinture, la musique, Rabelais, Defoe, Mallarmé, Blanchot, ne cite Leiris pas une seule fois.
[31] Bruno Clément, « D’une autobiographie sans sujet (Levinas lecteur de Leiris) », in Le souci de l’art chez Emmanuel Levinas, textes rassemblés et présentés par Danielle Cohen-Levinas, édition des actes d’un colloque « Levinas et les arts », 2006, publiée par les éditions Manucius, 2010, pp. 139-149.
[32] La thèse est dans le titre : la transcendance des mots !
[33] OLIVIER SOUTET, Levinas et les Beaux-Arts ; JEAN-LUC MARION, L’expérience esthétique ; EMMANUEL LEVINAS, De Sheylock à Swann ; RODOLPHE CALIN, La non-transcendance de l’image ; DANIELLE COHEN-LEVINAS, Un pas de plus vers l’étranger ; GUY PETITDEMANGE, Comme une colonne de feu ; ÉRIC MARTY, Levinas avec Shakespeare, Proust et Rimbaud ; PIERRE BRUNEL, Levinas : à propos de « Biffure(s) » ; DENIS GUÉNOUN, Le temple ou le théâtre (de la transcendance) ; BRUNO CLÉMENT, D’une autobiographie sans sujet ; GILLES HANUS, Ambiguïté de la Littérature ; ORIETTA OMBROSI, Vers l’au-dehors ; STÉPHANE HABIB, RAPHAEL ZAGURY-ORLY, Abstraire-Arracher-Penser ; JOSEPH COHEN, Prier ; GÉRARD BENSUSSAN, Expérience et modification ; GEORGES MOLINIÉ, Exister autrement ; MICHEL DEGUY, D’abord donc l’éloge ; FRANÇOISE ARMENGAUD, De l’oblitération ; JEAN-LUC NANCY, Exégèse de l’art.
[34] On a relevé dans une note des Carnets de captivité (1942), ce plan :
Mon œuvre à faire : Philosophique : 1) L’être et le néant 2) Le temps 3) Rosenzweig 4) Rosenberg — Littéraire : 1) Triste opulence 2) L’irréalité et l’amour — Critique : Proust
[35] Corinne Bayle, Au clair de la nuit, aux éditions du Noroît, 2012.
Le livre peut-être commandé à la Librairie du Québec, avant sa distribution prochaine en France.
J’en reproduis la "quatrième" qui en donne clairement l’intention et le contenu.
« Les textes rassemblés ici recomposent par fragments une méditation consacrée à toutes les formes d’art, en une rêverie nourrie de lectures et de souvenirs intimes. Ils se ramifient par une série de références orchestrées en motifs récurrents, centrés sur le rêve, la poésie, la musique et le romantisme. On y croise Gérard de Nerval et Alfred de Vigny, Schumann et Hoffmann, Caroline von Günderode et Novalis, Fanny et Félix Mendelssohn, Baudelaire, Rimbaud nocturne, Victor Hugo somnambule, Van Gogh, Caspar David Friedrich et Heinrich von Kleist, Percy Bysshe et Mary Shelley, Holderlin et René Char, Emily Dickinson et Emily Brontë, et encore les images de Peau d’âne et d’autres fantômes cinématographiques, ainsi que des ombres qui valsent sur une scène de théâtre ou se tiennent immobiles au cœur d’un grand musée. Cette réflexion serait lettre morte sans la mémoire enfantine de la comtesse de Ségur et d’un grand-père fantasque, sans les voix aimées qui animent ces images oniriques, romances, Lieder ou poèmes murmurés dans le noir, faisant lever les songes « sur les ailes du chant ».
J’ajoute que les repères bibliographiques, une dizaine de pages, n’ont rien de superflu, et comme une invitation à entrer dans les "heures exquises" de la lecture. Il y va de bien autre chose que d’un document de haute culture, ce que le livre est aussi, mais de tout ce qu’il donne par surcroît, chagrin inclus.
[36] « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté » (Feuillet d’Hypnos, 237).
[37] Voir la lettre du 28/08/2010.
[38] Rouge vif : « Toi, rouge profond/ Que jusqu’à la mort/ Mon amour te ressemble,/ Que jamais ne pâlisse/ Que jusqu’à la mort/ À Toi rouge ardent/ Il ressemble. »
[39] Pages de Nerval, ajoute-t-elle, d’une transparence idéale, tel le glacis que les peintres ajoutèrent en couches successives sur les toiles afin de rendre une lumière immatérielle. Lui se dit seulement « rêveur en prose » : il est essentiellement poète dans son rapport à la beauté de la langue, il n’est l’auteur que d’une poignée de vers, Odelettes légères, Chimères admirables. Où est sa vérité ? Orphée toujours déchiré, son Eurydice deux fois perdue (10).
Je me recopie, sans la moindre paresse :
« Écrire au sujet de Nerval suppose écrire avec Nerval et pour Nerval. Il n’y eut pas de poète, peut-être, pour qui l’existence et la littérature furent aussi intimement nouées, pour qui l’épanchement de l’œuvre dans la vie réelle eut une telle importance, réversible, afin de donner du sens à l’une et à l’autre, comprendre ce qu’être et écrire veulent dire. »
Ce faisant, c’est aussi au sujet de son propre travail, de ses propres livres qu’elle s’exprime, et le tout dernier : Du Paradis, Journal de Poméranie (1792-1804), aux éditions Aden n’y déroge guère. Parmi les précédents on retiendra, Gérard de Nerval, la marche à l’étoile, aux éditions Champ Vallon, 2001, où l’auteure propose une lecture de l’œuvre s’inscrivant dans ce que Barthes désignait par histoire pathétique de la littérature, attachée aux moments de vérité qui donnent leur dynamique à l’œuvre, ici une marche en aveugle vers une Étoile, image autant de la conjonction que de la disjonction. La biographie intérieure s’approfondira avec le magistral Gérard de Nerval, l’Inconsolé aux éditions Aden en 2008 (v. recension d’Aurélie Loiseleur). Deux ouvrages plus personnels (mais cet adjectif a-t-il un sens ?) Rouges roses de l’oubli (Champ Vallon) et Ombres d’amour en rêve aux éditions Noroît (Québec), proches par la tonalité (nostalgique), la facture (étoilement du texte), l’inspiration poétique (avec de beaux regards sur certaines œuvres d’art, je songe à Picasso ou Nicolas de Staël dans le second). Il est à souhaiter que les lecteurs rendus enthousiastes par leur réception de Du Paradis, se mettent à la recherche de ce beau récit, qui est un peu comme l’être perdu, dont la poète s’est mise en quête. La Librairie du Québec leur donnera de l’y trouver.