— Maintenant, c’est maintenant que je parle [1].
« Je parle ici de Sorge et je parle de Blanchot, sans instaurer pour autant un quelconque rapport biographique entre eux. Etrangement, l’indifférence ne va pas sans entêtement, celui de Sorge qui est aussi l’entêtement de l’écriture. L’indifférence les contraint au respect de la déliaison qu’ils ont choisie ; l’indifférence exige d’eux et leur impose de connaître avec précision les objets et les rencontres qu’ils délaissent. L’écriture réalise en elle-même l’expérience de Sorge. La poétique de Blanchot est création du sens et elle s’attaque dans Le Très-Haut à l’obsession de faire sens ou de ce que la vie fasse sens » [2].
Claudine Hunault « Des choses absolument folles » Une lecture du roman Le Très-Haut de Maurice Blanchot
De ce je « quelconque » parlons-en, rien qu’un peut, examinons ce qu’Il peut :
« Revenons vers ce qui bat sous les crayonnés de la surface. Rien comme dehors est là, menaçant toute intimité d’être exposée à ce qui la nie. Aucune protection n’est plus susceptible de tenir, d’où l’impression si forte, dans Le Très-Haut, de portes qui ne gardent d’aucun danger, de solitudes qui ne préservent d’aucun engloutissement dans les foules, de désirs qui n’éloignent d’aucun meurtre, de générosité d’un regard qui n’exclut aucune torture, de parole qui n’assure plus contre aucune trahison. Rien est là, dans la porte ouverte à deux battants d’une chambre. Exposition radicale de l’être. Il faut insister sur ce point, la perception de rien n’est pas la jouissance d’une compréhension révélée, illuminant de son néant un sujet qui en retirerait un surcroît d’identité. Rien est sans épiphanie, et dans le champ de son magnétisme s’ouvrent les régions de grande vulnérabilité. A profusion se creuse le vide sans promesse ni rétribution d’aucune sorte. Ce vide n’est pas sans force ni sans séduction, tant un changement profond des rapports apparaît possible à son contact, une rupture des cercles familiers de renfermement. Rien s’offre dans l’équivoque soutenue de n’être jamais approché. Le commerce avec rien exige l’indifférence de celui que l’oubli de soi et de son histoire ne diminue pas. L’indifférence en question est celle qui requiert une attention en éveil sur ce qui le concerne de si près et dont il parle comme s’il y était tout à fait indifférent et cette indifférence est la condition de son inscription dans le monde. Ou, elle est indispensable au maintien de son existence parmi ses semblables » (Des choses absolument folles , p. 54.).
C’est l’un des passages, parmi les plus forts, et il en est bien d’autres, du très prenant ouvrage de Claudine Hunault, qui épouse à la fois la narration blanchotienne, dans sa virtuosité, ses plis réflexifs, ses trouvailles lexicales, ses mille équivoques, son humour inflexible, ses échappées fantastiques, son inexorable déconstruction d’une métaphysique qui aura administré la preuve de sa folie (nous sommes au sortir de la guerre, c’est dans un texte tout proche que se dira la « conversion » de Blanchot : je cessai d’être insensé (La Folie du jour). Publié dans la collection Lire en psychanalyse, aux éditions EME (Bruxelles) Des choses absolument folles prend fort judicieusement son titre dans cet aperçu familial :
« Ma mère était maintenant quelqu’un d’autrefois, une personne monumentale, qui pouvait m’entraîner à des choses absolument folles. La famille, c’était cela. Le rappel des temps antérieurs à la loi, un cri, des paroles brutes venues du passé ».
Ceci, page 11, de l’édition L’Imaginaire/Gallimard, à laquelle le lecteur ne manquera pas de se référer (les pages citées par Claudine Hunault se rapportent à cette édition). À cet égard, il semble difficile de ne pas avoir connaissance du livre de Maurice Blanchot pour tirer profit des travaux de sa lectrice. Qui y viendrait maintenant, vivra une double expérience de lecture, une double ouverture, l’une sur l’oeuvre de Blanchot romancier, une expérimentation unique, l’autre du côté de la psychanalyse et plus particulièrement du côté du champ lacanien. Il ne faut pas omettre la rencontre d’une artiste, actrice, metteur en scène de son métier, qui noue ici deux champs de réflexion, les liant à son propre questionnement d’artiste [3], se traduisant par une écriture, la mise en jeu du corps affrontée aux apories de la communication, s’essayant au discours qui ne serait pas du semblant, dans l’illimité du langage — on pourrait ainsi y lire le dit d’un corps-à-corps avec le texte de Blanchot, de sa mise en scène, grâce à la prise en vue (ses descriptions), en voix (ses dialogues) qu’autorise l’expérience de la psychanalyse, telle qu’elle se vit, telle qu’elle se lit et ainsi se dit. Justifions :
« Une très étrange scène dans la chambre de Louise s’associe au corps à corps de Sorge et de Jeanne. Elle se situe en amont, dans le récit, et elle semble en annoncer la possibilité. C’est encore un effet de l’écriture de Blanchot que des fragments de scène viennent s’associer et faire sens en dehors, voire en dépit, de leur agencement chronologique. Déjà, au moment de la lecture, certaines scènes donnent soudain la sensation que ce qui a lieu s’est déjà passé à un autre endroit et dans une configuration très différente ou que quelque chose traîne d’un événement antérieur, une odeur, une émotion en arrière plan, ça ne se laisse plus ressaisir, pourtant ça s’est déposé dans le lecteur et ça rôde dans un mélange d’étonnement et d’entêtement, très proche, à mes yeux, des impulsions qui appellent, dans une séance d’analyse, telle parole ou telle situation. L’écriture de Blanchot, si on ne lui résiste pas, a une incidence analytique. Sans doute de multiples lectures sont-elles possibles ; il me semble que, dans une disponibilité particulière, le lecteur est travaillé par ce qui se cherche du sujet dans le personnage de Sorge et par les failles qui fissurent une cohésion initiale sur laquelle Sorge s’acharne. » (Des choses absolument folles, p. 125.)
La scène ? celle de la tapisserie mitée (l’image en était vraiment folle), Le Très-Haut, pp. 58-58 ; en langage du jour, mais aussi lacaniennement on dirait une fille drôlement barrée. Il s’agit de Louise, la soeur du héros, Henri Sorge. Rappelons que celui-ci heideggeriennement nommé, est l’homme (le On) en souci de la Loi (l’ordre qui se doit de régner). Relevant de congé maladie, peut-être atteint d’épilepsie (se rappelle la dénomination haut mal). Son récit décrit une sorte de parabole allant de la quelconquerie initialement formulée à la prise en je dans la parole, souveraineté au prix d’une certaine mort. Pour aller de l’une à l’autre, la philosophie du "héros" s’essaiera dans la rencontre de proches (mère, soeur, beau-père, voisin, voisine, chef de service, infirmière) dans la proximité des corps, de la violence qu’elle entraîne. Toutes ces variations sont particulièrement mises en évidences dans trois chapitres. Le premier : Une femme sans reste ? Marie ou la loi à même la peau (n’omettons pas son nom : Scadran, ce cadran comme le relève Claudine Hunault. Le second : Les corps de la loi, Sorge et Bouxx, l’endroit et l’envers de la loi (Bouxx, médecin révoqué, préparerait la révolution). Enfin, « Quelque chose de criminellement ancien » Jeanne et Louise, des femmes adossées au tombeau. c’est là sans doute que l’on est le plus proche de Bataille, et l’on pourrait voir (Jacques Brémondy le fit autrefois) dans Sorge un pendant de Madame Edwarda, puisque c’est Jeanne l’infirmière, qui reconnaît en lui Le Très-Haut.
Il y a dans l’analyse de Claudine Hunault, une manière d’épouser progressivement la montée de la révélation du Très-Haut, avec tout d’abord une forme de contextualisation apportée par les deux premiers chapitres : D’un coup de poing au coup de feu, et La maladie ou le lieu de la perception folle Des temps de très haut risque, tandis qu’après la confrontation de Sorge avec ses autres, le constat que L’épidémie est ce qui nomme la haine du désir, on parvient aux conclusions : Plonger dans l’ombre de Dieu, La création orpheline d’une part et en fin La parole et la mort.
Dans sa claire préface, qu’il est toutefois recommandé de relire une fois l’essai lu, Christian Fierens [4], psychanalyste, directeur de la collection met en évidence comment le recours à l’outillage conceptuel lacanien ne consiste pas à s’emparer d’une sorte de grille de lecture et à l’appliquer à un récit où elle pourrait trouver convenance. Rarement mise en évidence, l’attention et l’admiration réciproque des deux penseurs n’en a pas moins été réelle et profonde. Le lecteur de L’Écriture du désastre en repérera les traces dans la triple récurrence de (Une scène primitive ?). On rappellera aussi leur attention commune à l’écriture de Sade, ou à celle de Marguerite Duras. Christophe Bident dont on sait toute l’attention à l’oeuvre de Blanchot [5], titre d’ailleurs son avant-propos : « Lacan avec Sade ». C’est souligner que la sorte de lecture suivie que nous donne Claudine Hunault n’est pas, selon l’expression de celle-ci, sans débusquer les points aveugles que recèle l’ouvrage, et que pour cela se livrer au texte de Blanchot aujourd’hui invite aussi à sensibiliser à la démarche analytique, telle que la promeuvent les écoles issues de l’enseignement de Lacan, et qu’elles poursuivent face aux menées qui s’essaient à la dénaturer ou à la rendre méconnaissable. C’est donc à une lecture impliquée qu’est invité le lecteur, le texte qui lui est proposé en étant une, et du meilleur aloi [6].
Chemin de lecture faisant, j’ai retrouvé une autre scène, dont la clé d’interprétation qu’elle offre ne fait aucunement nombre avec ce qui vient d’être dit. Résumons-la dans cette phrase : « Je ne travaille pas aujourd’hui » (Le Très-Haut, p. 38, bis repetita p. 39), on lira le développement que lui réserve avec justesse Claudine Hunault aux pp. 84-86 de son livre et ce qu’elle en conclut : « À son insu, il éprouve déjà, à travers l’écoeurement qui le saisit, la limite mortifère de la totalité de soi comme totalité du monde » (86). Je crois bien que Gisèle Berkman parlerait ici d’effet-Bartleby [7], et on sait la place qui revient à Blanchot (deux chapitres dont le premier) dans le livre où elle interroge quelques commentaires philosophiques de la nouvelle de Melville, en pointant tout particulièrement concernant Blanchot qu’il parle de Bartleby l’écrivain...
Le lecteur pourra aussi se reporter aux pages 119 et suivantes du Très-Haut, on y lit Blanchot lecteur de Kafka, on y saisit aussi pourquoi il aura fait de Bartleby un emblème de sa propre dissidence :
Je le gardai dans la main, je ne le lisais pas, et pourtant quel changement ! Les lettres s’éclairaient, scintillaient : sur elles s’allumaient mille autres signes, des phrases de toutes sortes, des tournures honteuses, despotiques, des enjolivures d’homme ivre, des cris de bête fauve, et de toute cette débauche la loi formait une sentence sans défaut, définitive, un ciel irréfutable pour tous.
— Qu’avez-vous ? dit-il. Qu’y a-t-il ?
— Oui, dis-je, ce texte vient de me brûler les doigts. A présent, il se décolore. Mais je ne m’en séparerai pas ; je le conserverai comme un talisman ; ce sera un talisman contre moi, une preuve qui perpétuellement me donnera tort.
Bataille dirait ici que la littérature plaide coupable. Nous sommes-nous éloignés du travail de Claudine Hunault ? Certainement pas, elle écrit d’ailleurs un peu plus loin relativement à la scène de vol dans le métro :
« Sorge vient s’inscrire à cette place-là, une place d’exception qui est aussi celle de l’écrivain, du poète, celle de l’artiste en général quand il décide que son acte ne donne pas quittus au pouvoir et qu’il en fait une salve contre l’habitude ».
Écrivons-le, c’est aussi comme une salve contre l’habitude que s’inscri(ven)t Des choses absolument folles et il faut en remercier son auteure.
Danielle Cohen-Levinas, Qui est comme Dieu suivi de Répons de Jean-Luc Nancy [8]
S’il est vrai que la collection « L’Extrême Contemporain » aux éditions Belin est souvent repérée comme une collection d’essais de haut vol, dirigée par Michel Deguy elle est tout autant une collection de poésie, et soulignons, à l’instigation certainement de son fondateur, de poésie dont on peut dire qu’elle pense.
Ainsi réunit-elle deux philosophes, amis qui plus est, auxquels l’art n’est pas étranger, la première étant une musicologue réputée, le second a écrit de nombreux livres concernant plutôt des plasticiens, voire a assuré le commissariat d’expositions. Le poème n’est étranger ni à l’un ni à l’autre [9].
C’est ainsi que l’une, Danielle Cohen-Levinas, a adressé à l’autre, Jean-Luc Nancy, un poème à tonalité de psaume, pour lequel c’est de règle à l’office, il a, comme de juste, composé des répons, sans omettre de dire l’antienne :
Retours réguliers de la main qui pince / Les lanières de cuir, les longs boyaux effilés, / Retours qui te font entendre les heures battantes / Juste le temps serré, la durée ramassée, rassemblée / En une seule pulsation des lèvres
Sans défaut défaillante / Défaite et très fidèlement défiante. (73)
Pour ce qui est de Qui est comme Dieu, la clausule (XIV) avoue :
Je ne voulais pas devenir psaume, je voulais être poète
C’est peu de dire que Danielle Cohen-Levinas, est proche de - par la sensibilité - , connaît - dans sa dimension conceptuelle - , l’oeuvre et la personne de Jean-Luc Nancy : ce fut il y a peu la co-organisation avec Gisèle Berkman de rencontres autour du philosophe [10], et très récemment un entretien sur les ouvrages consacrés à la déconstruction du christianisme : La Déclosion et L’Adoration [11].
Le souffle de tout cela passe manifestement dans l’écriture poétique de la sorte de psaume (a psaum is a psaum is a psaum) qui nous est donné à lire, si ce n’est, reste à chanter. Citer Paul Celan a mènera à en citer quelques autres, tel soir d’hiver de Trakl, tandis que d’Hölderlin il serait censé ne rien arriver, si ce n’est la folie du poème. Il y a en effet tout au long du dialogue intime auquel se mêlent parfois d’autres voix (le grand poème biblique assurément), comme une leçon d’imminence et de retenue à la fois dans l’attente, qui fait que le "poème" écrit aussi, ainsi, sa propre poétique, et que le lecteur convié ainsi à être "de poème" (62), constatant, c’est à la fois sa ritournelle et son élégie que "ce que le poème ne pourra plus, le psaume le pourra". Ainsi va, est allé, ira Psalm, jusqu’à nous, ultime souffle sur les mots, afin d’empêcher les corneilles de déchirer le ciel.
Ce qui fait encore qu’à la question : Pourquoi cette nuit fut-elle différente de toutes les autres ? il sera ici répondu :
le silence du psaume
J’ai prononcé le silence plein d’attente que
mon psaume
— tu sais, celui
que tu as lu et dont tu as parlé —
aurait dû interrompre
Je n’ai connu que cette attente et rien d’autre. (72)
Au bas de la page du dernier poème (73), il est précisé que ce texte au nom d’archange a fait l’objet en 2010 d’une publication confidentielle aux éditions L’Impossible à Montréal. Sans doute fallait-il d’abord qu’il fût recueilli, accueilli par des oreilles amies, qui s’y entendent, pour que Qui est comme Dieu nous parvienne aujourd’hui, formant à sa délicatesse qui sera prêt à l’accueillir, et le tout premier, celui dont il est rappelé qu’il aime les pensées dérobées (25), nous convie à la suite, à inscrire (excrire ?) nos propres répons.
[1] Maurice Blanchot, Le Très-Haut, dans la collection L’Imaginaire/Gallimard, respectivement aux pages 9 et 243, l’incipit et la clausule !
[2] Claudine Hunault, « Des choses absolument folles » Une lecture du roman Le Très-Haut de Maurice Blanchot, aux éditions EME, collection Lire en psychanalyse, 2012.
[3] Cf. ceci, p. 25 de « Des choses absolument folles » : « J’évoque l’acte de création en tant qu’il me concerne, l’acte d’écrire et aussi l’acte de l’actrice et du metteur en scène que je suis sur une scène de théâtre ; or si Blanchot parle avec une telle acuité vers cette région-là, de la création, c’est que Le Très-Haut est l’histoire de la création d’un sujet, appelé Sorge, et s’il s’agissait d’une légende ancienne, on pourrait lire en sous-titre : comment il advint qu’un homme en souci de sa personne, traversant sous couvert de maladie le fantasme, se découvrit peu à peu sujet et comment il advint qu’à la dernière ligne du récit il décida de prendre la parole ».
[4] À lire, à propos de Christian Fierens, et concernant son livre "Comment penser la folie ? essai pour une méthode", Eres, 2005, cette présentation.
[5] Est-il besoin de rappeler Maurice Blanchot, partenaire invisible, aux éditions Champ Vallon, <i<Reconnaissances (2003) — lire cette chronique — l’édition avec Pierre Vilar de Maurice Blanchot, Récits critiques, Farrago, Leo scheer, 2004, et aux éditions Gallimard celle des deux volumes recueillant les articles de critique de Maurice Blanchot : Chroniques littéraires du « Journal des Débats ». Avril 1941 - août 1944 (en 2007) puis La Condition critique, 1945-1998, en 2010.
[6] Je ne donnerais que cet exemple, mais c’est Blanchot, c’est Lacan et enfin Claudine Hunault qui nous le donnent, à relire les pages 195 sq. du Très-Haut :
La scène avance par une succession de passages : la femme dans la lumière, l’homme regarde l’ombre, le soleil décline, l’ombre disparaît, la femme se déplace, il se déplace, il la cherche. Sorge fixe l’ombre de Jeanne, comme s’il avait pouvoir d’immobiliser son corps, empêchant ses mouvements, retardant le fatum. Il la fixe en lui aussi comme transgression à venir. Il fixe l’ombre aux pieds de la femme de sorte que le jour ne puisse rien changer à leurs rapports : « comme si nous n’avions pas eu de rapports du tout » (195). Les corps ici ne supportent aucun rapport, la seule représentation imaginable étant celle de la scène primitive. Cette séquence est une mise en scène avant la lettre, celle de Lacan, du non rapport sexuel. Cela se passe du côté du bruit et du chaos.
Le fantasme est poussé à son terme, d’une scène qui, parce qu’elle n’est pas scénarisée, se désagrège sans produire aucune émotion. L’affrontement est engagé comme un viol, jeter la femme sur le lit, arracher sa robe - elle ne résiste pas et il lui arrache sa robe. C’est lui qui réclame la lutte, « elle accepta la lutte ». Ce n’est ni une scène d’amour, ni le jeu excitant des sexes. C’est la mise en acte de l’impossibilité du rapport sexuel. L’absence de l’amour dans Le Très-Haut est totale. Ou plutôt, l’imminence de l’amour serait si prégnante qu’il est tenu à distance avec une méfiance et une rage peu communes. L’amour, parole de l’être depuis sa solitude, est par défaut terriblement présent, il est danger d’une jouissance susceptible de verser dans le plaisir.
Des choses absolument folles, p. 121.
[7] C’est le titre de l’essai de Gisèle Berkman aux éditions Hermann (collection Fictions Pensantes). Son sous-titre : Philosophes lecteurs. Ceux-ci : Blanchot, Derrida, Deleuze, Badiou, Rancière, Agamben. Issu d’un séminaire au Collège international de Philosophie, le livre, on s’en doute, est bien plus qu’un passage en revue, même si l’inventaire en est indispensable, des positions de ces lecteurs à l’égard de la fascinante nouvelle de Melville. Il lui revient d’avoir mis en lumière l’effet singulier que la littérature y a produit sur la philosophie, ce texte en étant devenu la pierre de touche, et en alertant sur ce qui pourrait en être l’épuisement face au nouveau paradigme. Ici la réactivation de la vis psychanalytica, via Le Très-Haut par Claudine Hunault rejoint le propos de Gisèle Berkman.
[8] Danielle Cohen-Levinas, Qui est comme Dieu suivi de Répons de Jean-Luc Nancy, éditions Belin, collection L’Extrême Contemporain, 2012.
[9] Danielle Cohen-Levinas a publié au Mercure de France, Un bruit dans le bruit précédé de La tristesse du Roi et Le Soleil est grammatical , tandis que Jean-Luc Nancy s’est fait le répondant (déjà) de Virginie Lalucq dans Fortino Samano (v. cette recension) ; il est également l’auteur de postfaces à des recueils comme Météoriques de Gérard Haller, ou Dernière mode familiale de Philippe Beck.
[10] Figures du dehors. Autour de Jean-Luc Nancy, vient de paraître aux éditions nouvelles Cécile Defaut.
[11] Dans La revue des deux Mondes, septembre 2010 : Un reste de christianisme.
De cet entretien je relève cette réponse à une question surgie d’une page de L’Adoration (191) citant un court dialogue de Temple et de Nancy (les héroïnes de Faulkner) :
Avoir foi, au contraire, et surtout avoir foi « en » plutôt qu’« à » , c’est se vouer à de l’inconnu. C’est risquer l’inconnu comme tel. Le « je crois » de cette Nancy veut dire : je ne sais rien de ce qu’il pourrait y avoir dans le genre d’un « ciel », ni s’il y a quelque chose de ce genre, mais en disant que « je crois » j’ouvre précisément la dimension que désigne « ciel » et qui est l’autre du monde au-dessus du monde (certes, en anglais heaven se distingue de sky, bien qu’il y ait des interférences entre les deux). Le dehors, en somme, dont par définition on ne peut rien savoir ni dire mais dans lequel on est, dans l’ouverture duquel on est et dans lequel on croit puisque précisément on y est, on y est pris, on le sait sans aucun savoir, cela nous précède et nous excède. Pour revenir à votre question sur le catholicisme, je dirais volontiers que c’est ce dernier qui a su - dans le moment ou l’espace d’équilibre mince, fragile dont je parlais - tenir cette « foi », celle qu’on a fort mal nommée « foi du charbonnier » comme si c’était la crédulité de l’ignorant. La foi comme un être-déjà-dans-l’ouvert et sans souci de grâce ou de salut puisque grâce et salut sont précisément l’ouvert, le dehors faisant irruption. Aucun rapport avec une espèce de conviction acquise par réflexion ou par méditation, par pénétration d’arguments ou d’avis, d’avertissements, de raisons quelconques. Aucune supputation sur un ciel de récompense ou de vie éternelle. Non, l’éternité déjà « retrouvée », comme dit Rimbaud.
Nos recensions de ces livres : La Déclosion, 25 avril 2005 et L’Adoration, 15 mars 2010.