« Si la mer est d’accord », la géographie spirituelle de Maria Gabriela Llansol
— pour saluer la traduction de Finita

30/04/2012 — Maria Gabriela Llansol, Augusto Joaquim, João Barrento, Cristina Isabel de Melo, Eduardo Prado Coelho


Et, quelquefois, je croise un penseur. J’ignore s’il est d’ici, ou d’ailleurs. Un être flairant dans l’air, j’en suis sûre, l’espace édénique.

Aujourd’hui, ce qui est certain, c’est que mon texte est un véritable capharnaüm pour cette langue. Comme je ne demande aucune reconnaissance littéraire, tout le monde est courtois avec moi. Si la mer est d’accord, alors je le suis aussi. Je déchausse mes bottes et vais patau­ger dans les vagues. [1]



Maria Gabriela Llansol, Finita  [2]


l’appareil éditorial

Lors de la présentation du Jeu de la liberté de l’âme suivi de L’Espace édénique, – une longue interview de Maria Gabriela Llansol réalisée en 1995, Carolina Leite, après avoir indiqué la raison de cette adjonction : l’idée de permettre, au tout nouveau lecteur, d’avoir un ensemble de repères « conceptuels » de l’atmosphère Llansol, sachant que le lecteur risque de se sentir dépaysé à la seule lecture du premier texte – sensation du reste qui perdure à côté de la fascination que le texte peut exercer sur chacun de nous, précisait :

— Pagine d’Arte, s’engage à divulguer le texte de Maria Gabriela Llansol, aussi bien en français qu’en italien, et nous espérons pour bientôt la parution de nouveaux titres.

et ajoutait :

— La raison pour laquelle nous nous engageons dans ce projet – qui a demandé la création d’une nouvelle collection, ce nouveau ciel vague – c’est tout simplement parce que nous sommes persuadés de la capacité de ce texte à « parler » à beaucoup d’entre nous. Nous pensons que ce texte a des choses importantes à dire, quelques idées claires qui peuvent être décisives sur nous-mêmes mais aussi sur la qualité du monde que nous sommes en mesure de créer autour de nous. Encombrés par le bruit d’impuissance des discours d’actualité, nous oublions trop souvent la place de créateurs de réalité qui nous est réservée et que chacun de nous peut toujous expérimenter - ce texte nous le rappelle sans cesse.

Concluant :

— Avec Matteo Bianchi, nous sommes très heureux de partager avec vous et d’autres futurs lecteurs, les joies et les énigmes du texte de Maria Gabriela Llansol, ainsi que les cinq biens de la terre, comme elle l’a écrit, et qui sont : « la connaissance, l’abondance, la générosité, le plaisir de l’amant et la joie de vivre » (Maria Gabriela Llansol, Lisboaleipzig 1, 1994, 85) [3].

Avec la parution récente de Finita, l’engagement est donc tenu, avec au surplus même élégante maquette, typographie respectueuse de l’original, fluidité de la traduction de Cristina Isabel de Melo, et enfin l’admirable séquence photographique d’Erika Koch en fin de volume, propres à rendre l’atmosphère suggérée plus haut.

Sans omettre les intercesseurs, Augusto Joaquim, en préface (« Conversation spirituelle ») qui ne craint pas de risquer : « une espèce de courrier du coeur spinozien : un Maître Eckhart qui aurait inspiré un Spinoza, touché par les fulgueurs [4] de Hamann ». La postface de ce journal d’écriture (il accompagne la rédaction de La Vie restante,) est due au président de l’espace Llansol, João Barrento. Ce texte, « Le pli — vie et écriture dans les Journaux de Llansol », est en lui-même un bel acte d’écriture, ne relevant pas seulement de la connaissance érudite et familière de l’oeuvre, toute imprégnée de l’univers llansollien, mais d’un acte de guidance limpide ; l’atteste son introduction à la séquence photographique après les précisions historiques, les références philosophiques (Kierkegaard, Nietzsche), mystique (Ibn Arabi, tout particulièrement), et poétique (Rilke). Je la reprends, admirativement, m’y inscrivant autant que legent faire se peut, avec ce découpage :

La photographie semble être, en tant que complément de ce livre, l’un des instruments possibles de l’accès au « pli » du monde, à la recherche du mutuel, en un voyage hors du temps que Llansol évoque, dans son troisième journal, comme étant une rétribution du regard envers les choses : « si j’aime tant ces objets, parfois d’une grande simplicité et sans aucune marque de distinction, c’est parce que là où certains voient un temps sédimenté, je vois des images superposées qui me regardent, prêtes à poursuivre leur voyage dans le Il y a ».

Tout comme la voix de l’écriture que l’on entend chaque jour de ce journal (et qui n’est pas un Je exhibant son quotidien, mais un esprit dialoguant intérieurement avec lui-même), chaque photographie est une annotation supplémentaire, différée, d’un espace et d’une vie qui, tout en étant strictement privés, sont les plus universels. Cette universalité provient de leur radicalité et de leur simplicité, et elle est inséparable du risque que l’on encourt à « aller vers le mouvement », qui implique d’ « adopter le désert » au milieu de l’agitation absurde du monde grégaire, cheminant à la « rencontre du seul avec le seul », ou dans l’authentique « expérience de la langue » (des langues, aussi bien visuelles que conceptuelles), dans une périlleuse traversée contre les masques de l’Être.

Écrire ce journal, de même que diriger son objectif vers ce qui se cache dans la distance du temps, mais se donne à voir dans les interstices de quelques-unes de ses pages signifie, pour quiconque écrit, lit, photographie - et c’est le texte qui le dit - « risquer le destin dans les plis qui épurent le silence ; les atmosphères et les géographies que nous créons sont notre for intérieur exposé » (p. 61) [5]


quant au livre...

Pour en parler il n’y aurait rien de tel que d’agrafer la phrase citée en dernier par João Barrento, à celle-ci, qui la suit, très exactement :

Plus tard, Hadewijch nous divertit :
— Je vais vous parler d’un roi qui tomba amoureux d’une jeune fille pauvre. Il nous est impossible de savoir ce qu’il lui trouvait, mais je sais qu’il prit très vite la décision de se marier avec elle. Le cœur du roi n’était pas contaminé par la prudence ; il ignorait les difficultés que la raison rencontre à garder un cœur captif et stérile, et qui sont à l’origine de ces situations d’impuissance tant prisées par les poètes, rendant nécessaires leurs formules magiques.
[...]
Une grande douleur se préparait dans le cœur du roi, car il préférait perdre sa bien-aimée que d’être considéré par elle comme un bienfaiteur. Et si elle ne le comprenait pas ?

Nous sommes bien dans le Journal, deux pages plus haut, l’indication Jodoigne, 2 janvier 1976, signalant l’envoi d’une carte postale de Cristina, voisine, amie du couple ayant déménagé à Anvers, et ayant emporté avec elle des pages des Miettes annotées par [M. G. Llansol] : « la confrontation de Kierkegaard avec Socrate, sa filiation avec Hamann ; avec Hamann ; ce que nous savons de son père et de Regina Olsen ; le sentiment de culpabilité, porté à son extrême, dans le luthéranisme. Peut-être Kierkegaard a-t-il soupçonné, mais sans jamais le dire, que celui-ci, en tant que tel, s’est confirmé dans les malheureuses et dramatiques victoires de Frankenhausen [6] et de Münster : comme s’il eût été nécessaire de détruire l’espérance utopique, la profusion des possibles, pour que la pensée possible continue » [7].

Apparition donc de figures (« que je vois tel un royaume », écrit-elle), telles que les conçoit Llansol. Hadewijch, dont Les Contes du mal errant  [8] préciseront la place extraordinaire qu’elle tient dans la constellation des figures, et aussi la commune anabaptiste si présente dans les Contes. Kierkegaard, convoqué avec Hadewijch pour tirer au clair le possible sens de cette sorte de parabole. Ce qui se clôt par :

Kierkegaard dit que cherches-tu Hadewijch ?
— l’amour. et lorsque tu
l’auras trouvé, tu penses en
faire quoi ?
— l’aimer seul à seul,
dans un ermitage

Ce thème, mystique, s’il en est, se répercutera dans le « Diálogo con Lull » (1994), si bien analysé par Pedro Eiras, dans sa communication (mai 2009) : « Ce que disent les amis à l’aimé » [9], qui prolonge, corrobore son étude princeps « La diction d’Éros », somptueuse exégèse des Contes du mal errant [10].
Cette mystique de l’amour ignore toutes les frontières, de temps ou d’espace : ainsi Nezâm, nom d’Ana de Peñalosa (ce pourrait être Hadewijch), fait-elle la rencontre charnelle d’Ibn ’ Arabî — l’Amant au-delà de l’amour — , venu pour lire avec elle ; le lecteur appelé à fréquenter les terres du haut érotisme, pourra quelques pages plus loin, entr’apercevoir que l’ouverture de la porte du sacrum convivium lui offrira comme guide et comme signe :

Ibn ’Arabî médite       tu m’as offert ce que tu ne
pensais pas m’offrir. Tout
ton corps connaît à présent
ce que ma main sait et que toi,
tu ignores totalement.
Pour l’apprendre, tu dormais.

Nezâm répond         tu es entré comme un voleur et
comme un voleur tu es sorti,
chamarré en poète
et ton désir désire t’entraîner à
jamais vers la compagnie des
éphémères constants. Et non
l’éternité, avec laquelle le reste
de ton corps ne s’accorde pas.

Ibn ’Arabî demande    une espèce de mortel pérenne,
métal ductile conforme
à ma façon de passer toujours.

Je ne saurais ici pour une méditation complète de l’enseignement d’Ibn ’ Arabî selon Llansol (PP. 112-124) que renvoyer aux très fines analyses de João Barrento en postface (138-141), évoquant limpidement les pages qui comptent parmi les meilleures de l’écriture érotique de Llansol dont il relève à juste titre qu’elle y ajoute la double dimension, plus affective et plus profonde, du mutuel et du il y a. Ces sont sans doute ces deux catégories que l’on pourra étendre à l’ensemble de ce journal peu banal, duquel l’histoire au présent n’est pas absente : la révolution des oeillets, lue par l’exilée, n’est pas sans incidences ; il en va aussi de la vie d’un couple d’écrivains, d’une maison (et de sa mémoire), d’un être-au-monde, dans lesquels les règnes végétal (prunus triloba), et animal (chats, chien, poules), mais aussi le texte participent de « la construction d’une autre image de l’Être », en vue de l’Humain, et dont la source ne sera ni l’agression ni l’imposture.

Telle qu’elle se présente, cette première édition de Finita en langue française, devrait amener de nouveaux lecteurs aux quelques livres déjà traduits, et à l’univers llansolien, et l’espoir de nouvelles traductions et de nouvelles études. La manière de Llansol, n’est peut-être pas très simple au premier abord, elle tâche à résoudre la difficile équation littérature pensée, après le roman, aussi le travail de la langue n’est pas moins extrême que celui de la pensée. Dans sa précieuse introduction au premier Journal publié : Un faucon au poing, Eduardo Prado Coelho emprunte à Lisboaleipzig cette belle explication avec la langue, à propos de l’adjectif inondé :

Si l’on veut comprendre ce qui se produit dans ces parages, il faut suivre le travail de Maria Gabriela Llansol selon deux mouvements concomitants. On a, d’une part, l’abandon de la littérature, car ce n’est jamais d’elle à proprement parler qu’il s’agit. Mais il serait faux de croire que la littérature est abandonnée au bénéfice de la vie. Loin de là. Dans la technique de superposition de ce Journal, la littérature et la vie sont comme arrachées à elles-mêmes et orientées vers un troisième espace, qui est celui d’une lente approche de la rive de la langue où s’opère la production d’un réel à travers le texte lui-même. Il s’agit d’une expérience, dans le sens où l’on peut parler d’« expérience mystique », ou encore dans l’acception donnée au terme par Bataille. Mais il s’agit d’une expérience qui est aussi celle d’une pensée qui s’éprouve elle-même.

D’où l’importance de la matérialité de la langue, parcourue ici, dans la dimension spinoziste qui infléchit tout le texte, comme un corps de forces et d’affects : ce ne sont pas les thèmes de la littérature qui importent ( « ses thèmes [. .. ] sont des thèmes carcéraux qui révèlent la médiocrité des relations sociales »), mais « le champ inondé de la langue » : « Tout autre est la ligne discontinue des mémoires enfouies dans les sables d’une carte céleste, presque ignoré de la littérature dominante s’obstine à surgir un champ inondé de la langue où se connaître à travers elle fait partie des amours intimes. »

Inondé, écrit-elle. Elle plonge ainsi dans la métaphore liquide qu’elle dit combattre, mais en vain : « Je voulais défaire le nœud qui lie, dans la littérature portugaise, l’eau et ses textes majeurs. Mais ce nœud est très fort, un paradigme inattaquable de front. » C’est pourquoi les mots surgissent avec leur force d’expansion, comme des éponges imbibées ou des roches malmenées par les marées : « Nous sentons que les mots ont normalement la forme d’éponges imbibées ou, si l’on veut, le relief de petites roches, avec des faces aiguës et des dépressions laissées par l’érosion. » Et Pessoa, amené par Bach, l’est surtout par les voiles aquatiques de sa musique : « Il se trouvait sur son chemin : il serait traversé par l’eau. Dans l’eau flottait la poussière qui depuis longtemps avait fait connaissance avec lui ; c’était une poussière abstraite, totalement liée à l’eau qui le fuyait. » Et ainsi, l’eau « immense et répandue », de cette eau construit un « paysage immobile de verre » : « Sa tête couvrait l’eau, avançait comme un son quelconque dans les oreilles. Une grande vibration de voix descendait lentement de ton, et il resta suspendu entre le moment de naître et le mortel instant suivant. » [11]

Et de se laisser emporter par le chant et le ruissellement de la langue...

© Ronald Klapka _ 30 avril 2012

[1Maria Gabriela Llansol, L’Espace édénique, Cet entretien a été publié dans Na casa de Julho e Agosto Relogio d’Âgua, Lisboa, 2003 (texte intégral de l’entretien accordé à João Mendes et publié dans le journal Publico, le 28 janvier 1995), traduction en français de Cristina de Melo, et publié chez Pagine d’Arte, avec Le jeu de la liberté de l’âme.

[2Maria Gabriela Llansol, Finita, traduction de Cristina Isabel de Melo, Pagine d’Arte, 2012.

[3« Notre engagement — disait-elle encore — se fonde ainsi sur cette idée de partage avec les futurs lecteurs, de l’ univers llansolien, qui nous sera entrouvert par Maria Graciete et João Barrento, et que l’on pourrait mal synthétiser en disant qu’il est fait d’une rare intelligence poétique, d’une étrange et puissante beauté, et d’une forme de conscience particulièrement aigüe sur toutes les formes de réalité (vivante ou inerte, présente ou absente, fixe ou imprévisible), même sur les rééls non-existants dont parlait Augusto Joaquim, mari de l’auteur et premier lecteur de ce texte », en guise d’ouverture aux présentations accessibles (en français) sur L’espaço Llansol.

[4Fulgueur traduit ici le néologisme forgé par Maria Gabriela Llansol. Cette présentation (résumé) de Maria Graciete Besse en indique la portée : « Dans la littérature portugaise contemporaine, l’œuvre de Maria Gabriela Llansol (1931) dessine une cartographie hostile à toute forme de représentation et d’orthodoxie générique. Produite sous le signe de la rupture et traversée par un certain nombre de figures mystiques (Maître Eckhart, saint Jean de la Croix, Al Hallâj), elle développe souvent des fulgurations (cenas-fulgor) qui traduisent la discontinuité temporelle, la jubilation du fragmentaire et l’expérience nomade de l’intranquillité, si chère à Fernando Pessoa. Par un mouvement de déterritorialisation, l’instance énonciative se déploie entre l’intime et l’extime, la fascination et la perte, pour créer une épiphanie du visible où se joue sans cesse la possibilité de l’extase ». (Savoirs et clinique 2007/1 (n° 8).

[5Voici les photographies. Et, à visiter, le site de l’artiste

[6Pour la bonne compréhension, lire Pedro Eiras, Les années 70 ont-elles existé ?. Citons-en la fin : Si "Todos os tempos se equivalem.", comme dit A Restante Vida, c’est le temps propre à l’écriture qui, hors de l’Histoire, peut identifier la continuité entre Frankënhausen et 1974 : les échecs politiques par rapport au "don poétique" promis aux communautés.
Pour la problématique de cet article : « Si l’époque dont il est question dans ce journal intime des années 70 est le Moyen Âge, la Renaissance ou le XIXème siècle, une question se pose : les années 70 ont-elles existé ? Comment comprendre une époque constituée par d’autres époques ? Et pourtant, un temps présent qui ne serait pas constitué par une multiplicité d’héritages du passé, cela peut-il exister ? Autrement dit, pouvons-nous vivre absolument au présent ? »

[7Le billet de Cristina, pour ce qui nous occupe :
« Haïr l’espérance, au nom de la pensée, ou haïr la pensée, au nom de l’espérance ? Tous surgissent dans l’histoire avec des masques et ils portent, sur leurs costumes neufs, les rapiècements de ce qu’ils ont volé aux morts.
Tous, même le pauvre. Et nous ?
S’ils ne se déguisaient pas avec leur façon habituelle de se vêtir les uns et les autres, ce serait facile de les reconnaître, mais peut-être que, s’il en était ainsi, le temps n’existerait pas ;
(suivent des nouvelles des enfants)
Bises »
La mise en forme est manifestement llansolienne.

[8Maria Gabriela Llansol, Les errances du Mal traduit du portugais par Isabel Meyrelles, éditions Métailié, 1991, avec une postface d’Eduardo Prado Coelho, L’amour impair.

[10Pedro Eiras, « La Diction d’Éros, à propos de l’érotisme dans Contos do Mal Errante de Maria Gabriela Llansol », in Femme et écriture dans la péninsule ibérique, sous la direction de Maria-Graciete Besse et Nadia Mékouar-Hertzberg, L’Harmattan, 2004, pp. 275-288. Quelques échos n’en diront pas toute la richesse, y conduiront peut-être.

[11Eduardo Prado Coelho, « Les figures du quotidien », préface à Maria Gabriela Llansol, Un faucon au poing, traduit du portugais par Alice Raillard, Gallimard 19993 ( Ediçoes Rolin, 1985), p. 11-12.
À propos de ce livre, voir l’introduction de Maria Gabriela Llansol, figures du livre intérieur