voyages au pays du réel : Victor Segalen, Régine Detambel, Lee Seong-Bok

24/07/2006 — Victor Segalen, Régine Detambel, Lee Seong-Bok


Et si la poétique est d’abord le travail du poème, du vivre poème, et ensuite le travail sans fin pour le reconnaître, alors la poétique est elle-même une anthropologie, une éthique, une politique. [1]


Relire Equipée ?

Equipée, de Victor Segalen, est republié aux éditions Labor, dans un format économique. On le trouve aussi dans la bien nommée collection L’Imaginaire (Gallimard)
Cette équipée au pays du réel réalisé, la Chine, n’est-elle pas aussi voyage dans le monde des mots ?
Dans son essai L’espace du temps passé [2] paru aux annales de Bretagne, Heather Dohollau note l’étonnante rencontre :

Moi-même et l’Autre nous sommes rencontrés ici, au plus reculé du voyage.

Et qui est cet Autre ? (oui, avec un A majuscule, comme Réel et comme Imaginaire - dans le texte de Segalen ; pas de doute le bon docteur Lacan, lui aussi clinicien es lettres a lu son confrère) :

L’Autre était moi, de seize à vingt ans. Un pan sinueux et fantôme de ma jeunesse à moi, un pan de ce voile de ma vie, flottait donc ici [ ... ] dans cet endroit, le plus reculé du monde pour moi...

Un périple de lecture d’un long poème en prose vous attend donc.


Régine Detambel Les enfants se défont par l’oreille

Dans quel étrange pays nous entraine Régine Detambel ? celui bien réel du vieillard qui défait les amours d’enfance ; et celui-ci est multiplié par huit : quatre arrière grand-mères : Athéna, Olympe, Diane, Hélisenne, et quatre arrières grand-pères : Donatien, Joachim, Louis et Franz-Gustav.

Et à chaque fois que le narrateur, un jeune garçon esquisse un geste tendre vis- à-vis de sa cousine Eva qui partage donc le même talon de figures aïeules, l’une d’elles survient, maxime en bouche, du genre « Sac percé ne peut tenir la graine » et autres « Dans les petits pots sont les fines épices »

Aussi, le narrateur devenu grand, chaque fois qu’une femme l’a fait rayonner, redoute plus que tout cette voix pleine de "joviale brutalité, et de volupté souveraine, nonchalante, dégustatrice, ancestrale" et lui demande de garder silence.

Le livre, paru chez Fata Morgana [3], outre Lacan déjà cité plus haut et le paradis enfantin où Baudelaire de Dieu, il s’en passe de vertes, ne manquera d’évoquer chez le lecteur la réminiscence des heures d’or et la découverte cruelle de leur fragilité, à la merci du ressentiment de ceux qui ne les vivent plus.

Régine Detambel procède à sa manière, ultra-sensible, avec infiniment d’humour, d’amour des mots, je crains de ne plus entendre congratulations ni joujou de la même façon, et à mon tour je craindrai la survenue d’un Opapa et le bruit de succion de ses pantoufles ainsi que la sentence :

Trop parler nuit, trop gratter cuit.

Comme pour Pandemonium (Gallimard), j’ai éprouvé le sentiment du raffinement oulipien et subi l’effroi de l’inquiétante étrangeté de ces vieillards menaçants empêcheurs d’aimer en rond.

Les dessins de Colette Deblé, ne sont pas des illustrations et donnent eux aussi à penser.


Lee Seong-Bok La transformation poétique de l’humiliation

Ceci n’est pas le titre du recueil de Lee Seong-Bok, traduit du coréen par No Mi-Sug et Alain Génetiot, dans la collection L’Extrême contemporain (Belin). C’est celui d’une postface d’une dizaine de pages, de Kim Hyun qui invite à relire en profondeur « Des choses qui viennent après la douleur » [4], avec pour sous-titre Les eaux bleues de Namhae Gumsan. Ainsi nous est-il précisé :

L’itinéraire du moi décrit par Lee Song-Bok est l’itinéraire d’un rite de passage. La vie humiliée, la mère qui empêche de mourir, le départ pour l’au-delà et le retour, ces quatre étapes constituent l’itinéraire du rite de passage entre l’épreuve et son accomplissement, entre la mort et la renaissance.

Lee Song-Bok [5], lui-même écrivait en juin 1986 :

Au moment où je rassemble ce que j’ai écrit au cours de ces six dernières années, j’ai l’impression d’être sorti par le même chemin en passant par l’autre côté.
Le chemin est long et je n’arrive pas à avancer.

Voici l’ultime poème [76] :

Une femme était ensevelie dans une pierre
J’y suis entré moi aussi pour l’amour d’elle
Un été il a beaucoup plu
Elle a quitté la pierre en pleurant
Le soleil et la lune ont conduit celle qui s’en allait
Seul je reste au bord du ciel bleu de Namhae Gumsan
Seul je suis submergé par les eaux bleues de Namhae Gumsan

Une courte lettre à la poésie (titre choisi par l’auteur), quatrième de couverture dans l’édition originale, le suit dans l’édition française. Elle dit magnifiquement le chemin de déprise du poète pour... une vie qui devient de plus en plus solitaire sans raison...

Etre obligé d’aimer c’est perdre l’amour, et aimer par habitude c’est blasphémer contre l’amour.
© Ronald Klapka _ 24 juillet 2006

[1Henri Meschonnic, Vivre poème, éditions Dumerchez, 2006.

[2Il semble, écrit-elle, que l’on se meuve soi-même dans un passé non seulement historique, mais géographique ; dans un « espace du temps passé ... » La Grande Statuaire

[3Régine Detambel, Colette Deblé(dessins), Les enfants se défont par l’oreille, Fata Morgana, 2006.

Pour un aperçu synthétique de l’oeuvre en cours de Régine Detambel : son site personnel.

[4Lee Seong-Bok, Des choses qui viennent après la douleur, éditions Belin, 2005. A lire aussi, Po&sie n°88, Poésie sud-coréenne, 1999.

[5Né en 1952, enseigne à l’Université Keimyung - Corée du Sud