Michel de M’Uzan, Catherine Weinzaepflen, Isabelle Grangé,
« comme en rêve » — l’art, l’écriture, l’analyse

30/03/2012 — Michel de M’Uzan, Catherine Weinzaepflen, Isabelle Grangé


« Il n’est pas donné à tout un chacun d’embarquer dans la galère de l’écriture, et pas davantage d’y échapper » [1]

« Pour un peu, on en parlerait comme du destin d’une oeuvre d’art » [2]

« Car ce qui est en cause, dans ce mouvement de fracture salutaire qui conduit le sujet à se défaire de soi, ce n’est pas simplement et uniquement l’oubli d’un contour stabilisé, le suspens des limites qui le distinguent de son Autre ou de son Objet. C’est la découverte térébrante - mais féconde - que si l’on veut être quelqu’un (non pour le « socius » bien sûr, mais « pour de vrai », comme disent les enfants), il faut accepter d’être non pas une personne, mais personne. Le saisissement créateur exige un tel dessaisissement. » [3]



Murielle Gagnebin, Julien Milly (dir.), Michel de M’Uzan ou le saisissement créateur

L’ouvrage est sous-titré : « Autour de l’œuvre théorique et fictionnelle ». Fruit d’un colloque tenu les 19 et 20 novembre 2010, sous la direction de Murielle Gagnebin, et de Julien Milly.

La première, universitaire, psychanalyste, auteure en 1996 d’un Michel de M’Uzan aux PUF en 1996 [4], dirige la collection « L’or d’Atalante » aux éditions Champ Vallon ; celle-ci affiche :
« Atalante, c’est le mythe même de l’ambiguïté : prendre / être pris ; l’or, c’est le piège, le leurre. Les deux conduisent à la métamorphose. Vouloir faire jouter art et psyché : course du désir au risque de l’œuvre. Tel est le but de cette collection où la clinique et l’esthétique sont au même titre champs d’application de la pensée analytique » [5].
Le second, docteur en esthétique et sciences de l’art, s’intéresse plus particulièrement aux images cinématographiques, et les éditions Champ Vallon feront paraître bientôt Au seuil de l’image [6].

En annonce de la manifestation, figurait ce rappel :
« Ecrivain, Michel de M’Uzan appartient à ce que Bernard Dort nomme “la littérature blanche” qui se démarque du romanesque conventionnel, aux côtés de Butor, Cayrol, Duras, Jean Grosjean, Pinget, Robbe-Grillet, Claude Simon, etc., comme en témoigne un numéro spécial des Cahiers du Sud. De même, M. de M’Uzan a fait partie des collaborateurs critiques de la Nouvelle Nouvelle Revue française dirigée, alors, par Jean Paulhan et Marcel Arland, à l’origine d’un style classique, précieux et distancé. [7] »

Rappel vraisemblablement nécessaire, le psychanalyste, à tout le moins les ouvrages tels que La Bouche de l’inconscient, Au confins de l’identité  [8], étant sans doute, aujourd’hui davantage connus, tout comme en leur temps les travaux sur l’investigation psychosomatique [9].

Ainsi s’achemine-t-on vers l’argument du colloque ainsi résumé par Murielle Gagnebin :

« Pour Michel de M’Uzan, l’activité créatrice ne procède pas seulement de la gestation du pulsionnel-sexuel, objet de la sublimation, mais engage un autre questionnement fondamental, celui de la problématique identitaire. Sa pensée bouscule les belles différences, les belles distinctions entre le sujet et l’objet, le dehors et le dedans, le rêve et la réalité. Avec elle, les notions familières de beauté, de laideur, de sublime dialoguent avec la puissance de l’aléatoire, du flou, du nocturne. Ces dernières vues sont au cœur des notions avancées par M. de M’Uzan jusque dans le domaine clinique : “chimère psychologique [10]”, “système fondamental” et “jumeau paraphrénique”… »

Elle précise encore :

Cet ouvrage collectif [11] rend hommage à une pensée méditante, toujours en éveil et en acte, qui prône constamment le mouvement et dans laquelle « le dérangement est assurément le maître-mot, un maître-mot fécondant »

Certes, il y va de l’hommage, il y va surtout de la pensée et c’est ce qui fait tout le prix de cet ouvrage, du mouvement qu’il suscite, mouvement créateur pourra-t-on dire, chez ceux qui, ici, ont lu attentivement l’oeuvre, la discutent, se voient eux-mêmes mis en débat par les réponses, réflexions, remarques qui sont leur sont renvoyées et heureusement consignées dans le livre, et qui incitent le lecteur à son étude intus et in cute [12]. En effet, un travail éditorial remarquable [13] aura conduit à offrir au lecteur les interventions réordonnées (et leur discussion) du colloque de novembre 2010, auxquelles les contributions de jeunes chercheurs apportent une manière de « sursauts créateurs » ; s’y ajoutent d’un même mouvement bibliographie raisonnée et un inédit (littéraire), comme « La juste réponse »...

Risquons : la juste réponse ici serait celle recherchée en vue de rendre compte de la richesse de cet ouvrage, des implications dont il est porteur, à quel public intime s’adresser quand il est plusieurs, et de s’embarquer ainsi dans la galère de l’écriture, pour toucher à on ne sait quel port !

Partons-donc du « littéraire » ! Suivant Claude Burgelin, en pilote expérimenté — est-ce que parce qu’ils ont en commun Perec [14], qu’il est dès lors possible de s’aventurer sur la page blanche ? — peut-être cela fait-il signe, même si c’est plutôt à Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Reverzy ou Michaux qu’il sera fait référence dans des analyses très détaillées –élégantes- des ouvrages de fiction de Michel de M’Uzan : Les chiens des rois (1954), Le Rire et la poussière (1962), Celui-là (1994). Avec ce « retour » de l’auteur :

« Je vois donc des êtres s’effacer devant leur fonction, des paysages s’animer, tout au moins dans les écrits les plus significatifs. Advient une volatilisation des frontières entre les êtres et les choses, une disparition de leurs distinctions ordinaires, pour révéler ce qui leur permet d’appartenir tout de même, mais autrement, à un monde d’êtres de chair. [...] Dans ces conditions, on comprend que ma problématisation de « l’identitaire » soit cruciale, et au rendez-vous ; d’où le climat insolite présent au plus profond du quotidien. Tout ce que vous dites de ces écrits me semble le confirmer. Je vois, par exemple, la place naturelle que je réserve à l’animal dans ces textes soutenir l’idée d’une mise en question de ce qui a été nommé « la solide délimitation des corps ». Et la nécessité de couper le lyrisme classique devient une exigence naturelle pour que l’élémentaire s’impose. »

Comme l’écrit ailleurs Murielle Gagnebin, tout se passe comme si l’exercice de la fiction (« exigence radicale » au sortir des études de médecine) précédait, anticipait, appelait la formulation métapsychologique ultérieure.

Non moins sensible la contribution de l’auteure de La Défiguration [15]. Les travaux d’Évelyne Grossman ne pouvaient pas ne pas rencontrer la réflexion du psychanalyste, qui au surplus fut un familier du dernier Artaud ; lire chez celui-ci, comme elle le note : « Le théâtre est un débordement passionnel, /un épouvantable transfert, /de forces /au corps /du corps. » ; remarquer également l’exemple de Louise Bourgeois, « I Do, I Undo, I Redo ». Et la remarque : « L’initiative soutient l’idée que les formes classiques du langage doivent être bouleversées. Bouleversées, certes, mais pas n’importe comment ; le bouleversement a ses règles, celles que dictent, d’un côté la voix de l’inconscient et, de l’autre, les exigences littéraires » (Michel de M’uzan, p. 78)

Ces règles, je les retrouve évoquées dans la contribution de Geneviève Guétemme : « Alix Cléo Roubaud et le « jumeau paraphrénique » de Michel de M’Uzan », magnifique travail sur une photographie, dont je garde cette expression lumineuse dans son évidente (et apparente et redoutable) simplicité : « Il s’agit ici, pour Alix, de présenter une photographie qui rejoint la construction de soi comme travail d’une limite et rapport à un double. A la fois avant et après, cette photo visualise le vacillement-saisissement d’Alix et la recrée. Mais c’est aussi une photographie qui redéfinit la photographie elle-même comme un fragment et une ruine avec des flous, des débordements, des effets de rupture et des glissements : la photographie devient un langage de la frontière. »

Nombreuses, de fait, sont les interventions de psychanalystes [16] ; elles croisent cependant à chaque fois le fait littéraire, même si elles ne sont pas avares de récits cliniques dont certains resteront certainement à la mémoire : oublierai-je de sitôt l’évocation d’un certain Loukoum, chien de son état, et auquel l’analyste, deleuzien en diable, pour sa plus grande confusion, mais salvatrice pour une patiente aux abois, s’entendra illustrer la « chimère » chère à Michel de M’Uzan ! Merci, François Villa, auteur au surplus, de La Puissance du vieillir [17], d’occuper ainsi la place du témoin (dans cette course de relais qu’est aussi la vie de l’esprit).
Si je lis Laurent Danon-Boileau, me voilà amené à réviser ma grammaire (intime), acquiesçant (baromètre de l’âme) aux formulations de l’impersonnel météorologique (« Tiens il fait bon penser ! »), ne jubilant pas moins à l’évocation de la lettre de Keats à ses frères, relative à la « negative capability » [18], sachant comme rétorque Michel de M’Uzan, que dans le « il » il y a encore du « je » (il ajoute, et nous le suivrons : « Optimisme puissant ».)
On lira ainsi avec beaucoup d’attention les propos de grands connaisseurs de l’oeuvre : Dominique Scarfone, et François Duparc. L’un comme l’autre l’ont souvent discutée - très amicalement - et reformulée, à l’aune de leurs propres trajets de cliniciens, et de leurs traits idiosyncrasiques, il n’est pas anodin que le second soit aussi poète, et qu’il invoque longuement un poème de Supervielle (Le forçat innocent), tandis que le premier pour manifester ce que peut vouloir dire saisissement créateur recourra à l’évocation un concert de Keith Jarrett en trio avec Jack de Johnette et Gary Peacock, rien de tel qu’un pareil exemple pour signaler un moment de grâce (tel que l’analyse en connaît).

Je ne peux détailler chacune des interventions (toutes ont leur place dans ce collectif — voir la note 13, qui détaille le sommaire), j’aime à rester sur celle ci : Alphabet des confins, occurrences et surprises de l’actuel, par Béatrice Ithier.
Voici un texte particulièrement écrit qui commence ainsi :

« Dans une conférence récente, Gregorio Kohon définissait la poésie comme l’art de la précision et la philosophie comme celui de l’intuition. Le paradoxe n’était qu’apparent, car la philosophie sait prendre bien des aises avec le savoir, et l’intuition qui la guide, dans le flou de sa configuration, saisit l’arc du raisonnement et étend son accent protecteur sur une vérité qui se sauve dans la vraisemblance.
La poésie, au contraire, capture dans l’ombrage de la métaphore la source vraie du sens. Puissions-nous, de la trame, saisir les premiers fils plutôt que les seuls contours, car alors orphelins des profondeurs, psychismes captifs, nous n’aurions que l’issue de la nuit dans l’éclat du rêve. J’ai pensé que l’œuvre de Michel de M’Uzan affrontait le poétique et le retenait dans la chair analytique. Entre autres créatures poétiques, ne nous a-t-il pas proposé la « chimère », cet être rêvé, induit d’une étreinte, syncope d’une rêverie affirmée étrangère à un contre-transfert - mais enfant néanmoins de deux inconscients ? »

A vous, la suite : pp. 169-184, pour « une lecture grave, ne laissant rien ou presque d’inexploré » (MdM).

Je ne saurais terminer sans mentionner la préface de Murielle Gagnebin. Elle se situe nécessairement comme une reprise de l’ensemble, comme un prolongement de son essai de 1996 sur Michel de M’Uzan, avec l’ajout d’un nouveau chiasme (on en est à neuf), le tout en forme de reprises, mais aussi indices de son propre trajet de pensée, comme chercheur, dont un livre récent donne la teneur : après, en 1994, Pour une esthétique psychanalytique, L’artiste stratège de l’inconscient (stratège et non tacticien, souligné-je), elle nous livre aujourd’hui (ou presque) En deça de la sublimation, L’ego alter [19], invite à aller “au plus vivant de l’art”.

*

Il est clair que l’ensemble donné par Murielle Gagnebin, Julien Milly, et les éditions Champ Vallon, m’a fait forte impression, relativement au parcours original autant que fécond de Michel de M’Uzan ; il m’est apparu que la dimension du saisissement créateur n’était pas moindre, face au dernier ouvrage de Catherine Weinzaepflen, et aux toiles récentes d’Isabelle Grangé.


Catherine Weinzaepflen, Celle-là

Celle-là de Catherine Weinzaepflen, aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque, comme un certain nombre de ses autres livres, est un ouvrage de haute tenue littéraire, dont il est en effet tentant de rapporter les impressions de lecture, durables, à quelques uns des concepts de l’oeuvre qui vient d’être côtoyée : le travail du rêve, l’abolition des frontières, la dimension chimérique de la lecture : un lecteur (une lectrice) fait corps avec les mots qu’il reçoit, des inconscients se nouent, à l’avancée physique dans le texte, l’impassé du récit mène son combat, vital-identital, une femme-une mère se reconstruit, en allant vers plus de lumière, de la sombre cabane en forêt, à celle hautement spiritualisée de l’icône, après avoir franchi plusieurs cercles (délimités par des fleuves parfois). Quitter l’inferno d’aujourd’hui, celui dont les “faits-divers” signalent la capacité d’horreur, se défaire de ses adhérences, pour qu’advienne la possibilité à nouveau d’habiter poétiquement. Ce qui exige un long trajet, en soi-même comme au dehors, avec autant d’étapes, que de déprises-reprises de soi.
Comme on le voit, les moyens les plus simples du récit, à partir d’un drame, partir véritablement de ce drame, des étapes significatives, des lieux, des franchissement, des rencontres, épouser les (lentes) métamorphoses intérieures du personnage, s’identifier à lui, jusque dans le partage de ses rêves : ceux-ci ponctuent la narration, et sans qu’il leur soit donné d’explication (et c’est la grande force du travail de l’écrivaine) ; réduits à leur anecdote, leur mystère, leur poésie souvent violente, leur lien obsessionel à la douleur du personnage ; s’inscrivant en italiques comme une sorte de voix off, ils contaminent l’ensemble du texte, qui n’est pourtant pas un récit en rêve au sens où Bonnefoy nous en a donné. Les descriptions y ont la part belle, doublement, par leur présence très forte, et par leur qualité d’évocation des paysages intérieurs qui leur correspondent. Dialogues, anamnèses, sont réduits à l’essentiel, ce qui fait de l’ensemble un vaste poème douloureux dont on pressent qu’il va vers plus de lumière, mais rien n’est jamais certain : si on quitte le personnage, apaisé, rien à voir avec une sorte de happy end, car lesté de la lourde histoire humaine, celle que chantent les mythologies, et il est significatif que le prénom donné à l’héroïne, Lorelei, provienne d’un ”conte des temps anciens”, celui-ci vous poursuivra longtemps, et vous vous demanderez ce qu’il (vous) signifie.
Je prends une page qui me semble refléter à la fois le travail littéraire, sur la langue, et ce qui la guide :

« Aujourd’hui je mange du miel de châtaignier alors que ma mère ne m’a fait connaître que les confitures. Gelée de groseilles, confiture aux fruits rouges, ou de mirabelles, confiture d’églantines (buttemues), ma préférée. Pour m’éloigner de tout cela, je ne mangeais plus que du salé au petit déjeuner. Le miel a fait resurgir le souvenir de ma mère.

rêve        à la frontière des Indes un caravansérail l’attente des toilettes immondes un trou au-dessus d’une fosse murs de pisé et porte en fer conchiés dans lesquels je suis incapable d’entrer tant l’odeur est irrespirable autour le désert aucun buisson j’erre

Je me fais piquer par une abeille et je me mets à manger du miel - il est des rapports de cause à effet qui toujours m’échapperont. La nuit est douce et tiède, mon bras blessé m’empêche de dormir. À moins que ce ne soient ces voix qui chuchotent. Je ne rêve pas. Il sont quatre à marcher sous la futaie quatre silhouettes qui parlent une langue étrangère, de l’Est on dirait. N’ont pas repéré la cabane. La forêt comme le désert recèle mille vies insoupçonnées. Eux clandestins, qui auraient traversé la frontière en sens inverse de celui que je compte emprunter ? Ils se cachent, ils ont peur, ils risquent d’être renvoyés là d’où ils viennent. Privilégiée, j’ai moi la liberté de circuler dans le monde. de me sentir sans histoire, sans origine, sans pays — sensation dominante depuis toujours. Moi dans les marges, tout du moins. J’ai bien essayé de me mettre sur le chemin, avec Lucien, et les autres. Il ne m’en a coûté que du malheur. Thoreau : Méfie-toi d’un travail où on te demande de t’habiller autrement. Il m’est arrivé, en dehors de tout travail, de modifier ma façon de me vêtir pour m’accorder à un environnement. Lorsque, à l’étranger je renonçais à m’habiller spontanément comme je l’entendais, c’était par prudence : qu’on ne me repère pas comme une étrangère. Mais dans mon propre pays il ne s’agissait que d’instinct grégaire. Devenue femme des bois j’accumule, superpose, et enlève, les habits entassés dans mon sac. Abandonné tout le sacro-saint rituel de l’habillement aux normes. Je n’imaginais pas le plaisir qui consiste à marcher en chaussettes dans la forêt, le plaisir de poser ses pieds avec attention sur le chemin (il y a des cailloux) pour ensuite courir sur la mousse ou dans les herbes hautes. Deux jupes superposées pour se protéger des égratignures, aucun sous-vêtement. Je me baigne nue dans le lac de la gravière. L’eau y est douce en fin de journée, juste avant la tombée de la nuit. Il m’est arrivé d’aller nager à l’aube, très tôt, dans une lumière pâle de début du jour, lorsque la chaleur de l’été pénétrait la forêt dans ses moindres trouées. Mais les températures ont baissé, j’ai froid le matin. » (30-31)

Rien d’anecdotique à ce qu’en exergue du livre soit donnée cette citation de Walter Benjamin : Rendre compte d’une époque c’est aussi rendre compte de ses rêves.

Non moins anodine, la question qui ouvre l’avant dernier chapitre : « C’est quoi un père ? » et le rêve qui la clôt :

rêve        c’est l’été dans une petite station balnéaire une femme nue très mince se dirige vers la plage elle pousse une voiture d’enfant son corps est entièrement recouvert de fins tatouages carmin à l’exception d’un maillot de bain deux pièces ses seins ses fesses et l’entour de son pubis sont blancs nudité et pudeur inversés (179)

« Traverser le pont de l’Europe » aura pour cela, un jour, été nécessaire : la nécessité de ce livre se dit à chacune de ses pages, le lecteur s’y retrouvera [20].


Isabelle Grangé, Œuvres récentes

Dans une lettre, où faisait retour le latin [21], un texte de Pierre Ginésy intitulé Saxa loquuntur attirait l’attention sur les sculptures de Nicole Albertini [22], et incidemment sur la peinture d’Isabelle Grangé.

Il est en ce moment possible et hautement recommandable de suivre le conseil alors donné sur une première page des travaux de l’artiste sur le site des Dissonances freudiennes [23] : pour mieux les voir et les regarder, c’est à la
Galerie Linz (Paris, rue Quincampoix). C’est le cas aujourd’hui, avec une nouvelle série de tableaux (2011) qui a donné lieu à l’écriture d’un texte de Jean-Pierre Loeb, L’orient à l’œuvre du peindre, dont j’extrais ceci :

« La plupart des œuvres exposées ici frappent par l’obscure mise en tension de la toile dans la levée d’une éclaircie revenante, indéterminée et disséminée, d’où sourd pourtant le sobre éclat d’une aube picturale, arche d’un poindre auquel semble s’être entamé le tout de l’œuvre peinte, ces toiles en retiennent le motif, nous retiennent dans le devenir d’un matin à venir, et nous transportent ainsi dans le mouvement d’une ouverture qui, loin d’être représentée en peinture, affirme en elle l’effet propre de l’œuvre peinte. Parler ainsi, c’est bien sûr tenter de situer l’œuvre (d’en rapporter les directions au site appelé en elle) : ces toiles réservent la latitude d’une « région » à laquelle demeure l’orient du peindre. Si, à notre époque qui la nie dans l’hégémonie de la technique et de la rationalité des Lumières, ces œuvres rendent réel ce qui n’a devenir que dans le re-souvenir d’une telle « région », c’est qu’en elles celle-ci atteint, en peinture, le littoral d’un espace mnémonique. Autre rive. Certes. Mais l’éclaircie que ces toiles apportent nous arrive-t-elle de moins loin ? Re-jaillissant, en elles, non comme ratio de clarté lumineuse, mais comme effet de spatialisation, éclaircie spatialisante plus qu’éclairante, mise en chemin, levée, venue — ces toiles espacent et non pas représentent, ou plutôt ne re-présentent pas sans espacer, une aube reste à poindre d’elles, elles donnent lieu d’une mise-en-monde à la pointe de la touche d’un geste et non pas renouent le trait d’un « dessein » à la lumière de ce qui se conçoit. L’éclaircie y est don d’espacement, amplitude — spatialisation sans détermination d’origine ni de lieu, sans fondement, non ad locum, non à un lieu : spatialisation élémentaire d’un pur Levant ».

Et pour autant inviter à lire ce texte, se rendre à l’exposition, ou prendre connaissance de quelques unes des photos, ces lignes de conclusion : « Dans les mains d’Isabelle Grangé, une terre, dira-t-on, sourdit de l’abîme, s’ourdit, revient, don d’un non-fond en quelque Atlantide tendue par le peindre et qui fait du visiteur de ces toiles un hôte se re-souvenant à nouveau de l’entame de son chemin à ce qu’il n’est et qui pourtant est lui — Le chemin du Hôm. Donner lieu en peinture ? Une terre en peinture ? Peindre, ici, ne lie pas le Land, le territoire, mais se re-souvient du grec , de l’allemand Erde — Le pont de la mousse. Ces toiles frayent chemin de la peinture à des champs de l’expérience reniés par la métaphysique » [24].

© Ronald Klapka _ 30 mars 2012

[1Michel de M’Uzan, « Un moment de l’écriture de fiction » in J.-B. Pontalis (dir.), Parler avec l’étranger, Paris, Gallimard, 2003, p. 196.
Cité par Julien Milly, « L’artiste et son double » in Murielle Gagnebin, Julien Milly (dir.), Michel de M’Uzan ou le saisissement créateur, Seyssel, 2012, Champ Vallon, collection « L’or d’Atalante », p. 99.

[2Il s’agit de la séance analytique et de Michel de M’Uzan, cité par Laurence Aubry, « La poésie comme organum de la cure », ibid, p. 152.

[3Laurent Danon-Boileau ajoute :

« Mais alors quel est le prix à payer pour être ainsi délivré de la fatigue d’être soi ? Quelle est donc l’exigence à laquelle il faut sacrifier pour dévier le retour de l’identique et se soustraire à son « daimon » ? Au prix de quoi, pour tout dire, peut-on rompre avec la stéréotypie ? Comment accueillir « tuchè », le hasard ? Celui que n’abolit certes pas un coup de dés, mais qui fait céder la forme même du navire en détresse du fond duquel il fut jeté ? » Ibid, pp. 156-7.

[4Muriel Gagnebin, Michel de M’Uzan, Paris, PUF, coll. « Psychanalystes d’aujourd’hui », 1996.
Cet ouvrage, très synthétique, pour correspondre au format de sa collection, n’en comporte pas moins un essai très solide et une ouverture princeps pour la compréhension de l’oeuvre, du parcours de Michel de M’Uzan ; au surplus les extraits donnés en seconde partie sont parfaitement incitatifs.
En atteste la quatrième de couverture en sa précision :

« L’œuvre de Michel de M’Uzan, membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris, ancien directeur de l’Institut de psychanalyse et cofondateur de l’Institut de psychosomatique, se présente comme un réel système orienté par des notions originales, à la fois : cliniques et théoriques, telles que « le paradoxal », « la chimère », « le darwinisme interprétatif », ou encore « le spectre d’identité ».
L’interprétation et ses possibilités mutatives, la mémoire conçue non plus comme un ensemble de strates mais bien comme un réquisitoire permanent, la mort et le travail du trépas qu’elle insuffle, ou encore les mécanismes de la création artistique, ainsi que la sexualité de la femme sont réétudiés.
Murielle Gagnebin examine ces problèmes à travers une série d’oppositions et de paradoxes propres à faire apparaître l’unité et la fécondité de cette œuvre qui entretient des liens serrés avec l’écriture de fiction développée, elle-même, dans plusieurs recueils. Selon Murielle Gagnebin, ce travail sur la langue dirige l’intérêt du lecteur vers une conception dramatique de la prose, rejoignant en cela la dynamique de la séance considérée, ici, comme une œuvre d’art. » (Je souligne)

[5Cette collection de psychanalyse et d’esthétique, aux éditions champ Vallon, dirigée par Murielle Gagnebin, comporte de nombreux titres.

[6Julien Milly, Au seuil de l’image, Seyssel, Champ Vallon, 2012.

[7Pour ce qui est des ouvrages de fiction :

Les Chiens des rois, Paris, Gallimard, coll. « Métamorphoses », 1954.
Le Rire et la poussière, Paris, Gallimard, 1962.
Celui-là, Paris, Grasset, 1994.

Au passage, signaler que la thèse de doctorat en médecine de Michel de M’Uzan, en 1948, s’intitulait : Essai d’interprétation de la pensée spatio-temporelle chez Franz Kafka.

[8Ce sont les plus récents :
La bouche de l’inconscient. Essais sur l’interprétation [1994], Collection Connaissance de l’inconscient, Gallimard
Aux confins de l’identité, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient, 2005.
À lire, cette recension de Marie-Françoise Laval-Hygonenq (Carnet Psy). Ils furent précédés notamment par :
De l’art à la mort. Itinéraire psychanalytique, Gallimard [1977], Collection Tel (No 84) (1983).

Je ne manquerai pas d’ajouter que Michel de M’Uzan fait partie du comité de rédaction de la revue Penser/rêver, et qu’il est codirecteur de la collection « Le Fil rouge » (« Psychanalyse ») aux PUF.

[9Voir, Pierre Marty, Michel de M’Uzan, Christian David, L’investigation psychosomatique, Paris, PUF, réédition coll. Quadrige, 2010.
« La première édition de cet ouvrage remonte à 1963. Une nouvelle édition augmentée des recherches et travaux sur la médecine psychosomatique fut publiée en 1993, version reprise aujourd’hui en collection de poche. Ce livre est fondamental à la fois au niveau historique pour comprendre ce qu’étaient les débuts d’un mouvement de recherche spécifique né au sein d’une société de psychanalystes, et à la fois pour connaître la technique d’entretien mise au point et toujours d’actualité. Toute la réflexion qui accompagna l’écriture de ce livre s’est révélée positive et productrice de travaux ultérieurs ». (note d’éditeur).

À lire, un entretien avec Dominique Cupa (Carnet Psy)

[10Voir ce collectif, La chimère des inconscients, PUF, collection, « Petite bibliothèque de psychanalyse », 2008.
Une fois encore, petit ouvrage singulièrement utile, et témoignant de la vivencia d’une pensée qui n’hésite pas à se mettre en débat :

« Dépersonnalisation, vacillement de l’identité ... ces manifestations sont généralement réservées à ceux que la vie psychique fait violemment souffrir. Michel de M’Uzan a l’audace de soutenir que ces phénomènes de déstabilisation, non seulement n’épargnent pas le psychanalyste, mais qu’ils constituent des auxiliaires indispensables à sa pratique. La séance d’analyse est un être vivant, elle, engendre entre les protagonistes de la scène son propre monstre, la chimère des inconscients. Peut-on être psychanalyste sans être animé par une « inquiétude permanente » et troublé par une « étrangeté à soi-même ? »

Ce livre restitue un débat (très) vivant entre Michel de M’Uzan et six psychanalystes : Jacques André, Maurizio Balsamo (Rome), Françoise Coblence, Laurence Kahn, Jacques Press (Genève), Dominique Scarfone (Montréal)— quatrième de couverture.

On notera dans la présentation de Jacques André (attentif au « travail du trépas », et à la rétivité de M. de M’Uzan à la « pulsion de mort ») :

« Que le registre économique soit aussi absent de l’œuvre de Lacan qu’il est omniprésent dans celle de Michel de M’Uzan est une façon d’indiquer l’écart, sinon le fossé, qui sépare les perspectives. »

Si ce petit ouvrage est passionnant de bout en bout, je souhaite indiquer que la question littéraire n’en est pas absente, pour mémoire, Artaud avec Laurence Kahn, London - Le loup des mers - avec Françoise Coblence...

Une note de lecture (Mariane Perruche), du Carnet Psy, met tout particulièrement en valeur la contribution de Laurence Kahn. De celle-ci, juste signaler — lecture en cours, lente, pour reconnaître, pleinement, « l’action de la forme », — L’écoute de l’analyste, avec pour sous-titre De l’acte à la forme, aux PUF, collection « Le fil rouge ».

Sur le site web transvirtuel.com, dédié à Michel de M’Uzan, celui-ci s’entretient avec Dominique Scarfone, lors du Congrès de l’Association psychanalytique internationale, à Berlin en juillet 2007 (audio, 90 minutes).

[11Textes de L. Aubry, O. Beuvelet, J. Bloch, C. Burgelin, C. Croce, L. Danon-Boileau, M. de M’Uzan, F. Dosi, F. Duparc, V. Foloppe,
M. Gagnebin, E. Grossmann, G. Guetemme, B. Ithier, P. Lombardo,
J. Milly, D. Scarfone, F. Villa, D. Widlöcher.

[12C’est à dire, à l’intérieur et sous la peau. Je renvoie ici à la fin de l’entretien de Claude Burgelin, avec Jean-Pierre Martin, au sujet de Georges Perec, in Europe, n° 993-994, de janvier-février 2012. Percevoir l’immense talent, dit-il en substance, et ne percevoir que cela, ne suffit pas, incitant à se mettre à l’ouvrage, pour voir ce qu’il y a en plus de celui-ci. À cet égard, les pages 22 à 25 de cet entretien sont de grand prix, quant à la réception (pp. 24-25) d’un auteur, d’un créateur, soit "les lieux d’une ruse", c’est à dire d’une intelligence.

[13Ci-après le sommaire de l’ouvrage pour y conduire, les parties I à IV, reprises des interventions réordonnées du colloque, la V° l’apport des "jeunes chercheurs" comme en écho, ou rebondissements.

Introduction par Murielle Gagnebin : « Une série de chiasmes fertiles chez Michel de M’Uzan »

— I. La créativité saisie par la chimère.
Michel de M’Uzan : « Le saisissement créateur »,
Daniel Widlöcher : « Entre possession et saisissement »,
Dominique Scarfone : « Moments de grâce : présence et élaboration de l’ « impensé ». »,
François Villa : « Pouvoirs de transformation de la chimère ».

— II. La poésie extrême.
Évelyne Grossman : « L’infra-monde chez Michel de M’Uzan »,
Virginie Foloppe  : « Dans les yeux de ta jumelle : Festen de T. Vinterberg »,
Julien Milly  : « L’artiste et son double ».

— III. L’écriture en deça de l’évidence.
Claude Burgelin : « Michel de M’Uzan écrivain » ,
Laurence Aubry : « la poésie, organum de la cure »,
Laurent Danon-Boileau : « L’inquiétante étrangeté du saisissement créateur : ce qu’en disent les formes du langage ».

— IV. Les frontières disloquées. Béatrice Ithier : « Alphabet des confins » ,
Patrizia Lombardo : « Comme une fiction : empathie et expérience de pensée »,
François Duparc : « La création de la chimère, entre saisissement et déconstruction ».

— V. Every man’s littéraire.
Olivier Beuvelet  : « Le son, l’os et la charpente. Figures de l’habitat dans les premières nouvelles de Michel de M’Uzan »,
Geneviève Guétemme : « Alix Cléo Roubaud et le « jumeau paraphrénique » de Michel de M’Uzan »,
Jérôme Bloch  : « Mon double, cet esclave
(De la vertu thérapeutique de l’essai de Michel de M’Uzan « Les esclaves de la quantité »)
,
Cécile Croce  : « Derrière l’âme de Vulcain »,
Francesca Dosi  : « Du Chef-d’œuvre inconnu à La Belle Noiseuse : Le saisissement créateur et la fécondité inaccessible chez Rivette ».

— VI. Fiction inédite : La juste réponse, et Bibliographie raisonnée de Michel de M’Uzan.

[14Michel de M’Uzan a été l’analyste de Perec, au cours des années 1956-1957 ; quant à Claude Burgelin, on sait la solide vue de l’œuvre qu’il a donnée avec son ouvrage paru en 1988 (et republié en 2002) au Seuil, tout comme La partie de dominos avec M. Lefevre (Circé, 2002), v. aussi les articles récents dans Europe, n° 993-994, de janvier-février 2012.

[15Evelyne Grossman La Défiguration, Artaud, Beckett, Michaux, aux éditions de Minuit, 2004.
Soulignons, en rappel d’admiration : « Je tente ici de suivre sous ce mot de défiguration le mouvement de déstabilisation qui affecte la figure. Un mouvement qui n’est pas nécessairement violent : la délicatesse au sens de Barthes, entendue comme sortie de l’affrontement catégoriel des oppositions, n’y est sans doute pas étrangère. J’y vois pour ma part deux traits fondamentaux. D’abord une mise en question inlassable des formes de la vérité et du sens. Ensuite, et conjointement, une passion de l’interprétation. La défiguration qui anime les formes est un mouvement érotique, amoureux : sans cesse elle défait les figures convenues de l’autre et l’interroge, l’invente à nouveau, le réinvente à l’infini. En ce sens, elle est une pratique de l’étonnement. À l’encontre des idées reçues qui assimilent éducation et repérage des formes, apprentissage des modèles et des rôles, adhésion aux moules et empreintes, la défiguration est tout à la fois dé-création et re-création permanente (« sempiternelle », aurait dit Artaud) des formes provisoires et fragiles de soi et de l’autre. Non pas donc, se conformer mais délier, déplacer, jouer, aimer. C’est ce que nous enseignent ces écritures modernes réputées difficiles : leur lecture, en ce sens, est un apprentissage de la déliaison amoureuse, de la déconstruction du narcissisme. Entre figuration et défiguration. »

[16Les femmes et les hommes de ce bel art, auront tout avantage à lire, Nouveaux développements en psychanalyse, Autour de la pensée de Michel de M’Uzan, sous la direction de Clarisse Baruch, aux éditions EDK ; à partir d’un texte donné aux participants : « Reconsidérations et nouveaux développements en psychanalyse », sont rendues les quaestiones disputatae, dans l’ordre des interventions, et en en gardant le caractère spontané. Un vrai débat (cf. Catherine Chabert), et in fine, un beau développement de Murielle Gagnebin sur Francis Bacon : comment faire crier une peinture ?

Plus ancien, introuvable hors BU, ou "soldeur", néanmoins bien utile pour qui voudra saisir (ou plutôt être saisi par) le mouvement d’une pensée : L’art du psychanalyste, Autour de l’oeuvre de Michel de M’Uzan, aux éditions Delachaux et Niestlé, 1998, sous la direction de François Duparc, avec ses trois thèmes : la psychosomatique et l’accompagnement des mourants ; le temps de la cure et la chimère transféro-contretransférentielle ; la psychanalyse de la création littéraire.

[17François Villa, La Puissance du vieillir, PUF, 2010, pour gagner en intériorité ce qu’on perd en étendue.

[18Adam Phillips, à cet égard, un auxiliaire sûr, lire : Trois capacités négatives, aux éditions de l’Olivier, coll. « Penser/rêver », recensé ici

[19Muriel Gagnebin, En deça de la sublimation, L’ego alter, PUF, 2011.
Il est bien d’autres ouvrages aux PUF, comme aux éditions Champ Vallon, le propos ici est juste de dessiner un arc.

[20Et de songer à l’every man’s land cher à Michel de M’Uzan, qu’un des chapitres de Michel de M’Uzan ou le saisissement créateur, op. cit., détourne - est-ce le bon mot ? en every man’s littéraire.

[21À propos de Inter aerias fagos redivivus aux éditions Argol, grâce à Bénédicte Gorrillot.

[23Où était signalée cette première page.

[24voici les liens :

— Le chemin de la galerie Linz
— La seconde page Isabelle Grangé du site Dissonances freudiennes.
— Le texte de Jean-Pierre Loeb, L’orient à l’œuvre du peindre.