l’espace entre le tissu et le corps

23/02/2012 — Geneviève Fraisse, Liliane Giraudon, Sophie Loizeau, Mona Chollet, Annie Le Brun


« Il y avait cette sensation indicible d’espace entre le tissu et le corps, cette façon subtile de dévoiler tout en ne montrant pas. Tout cela était entièrement nouveau à mes yeux, et tout en regardant le défilé, je faisais croquis sur croquis. Des émotions inconnues d’une force indicible s’élevaient en moi. » [1]

De la rencontre de sujets, d’écrivains et même d’époques entières que rien a priori ne relie, jaillit l’imprévu ou l’imprévisible, the unexpectedness. « Un intellectuel, dit-elle (elle emploie le terme de scholar), est quelqu’un qui adopte une position. À partir de cette position, certaines lignes deviennent visibles. Vous pourrez penser à première vue que je peins les lignes moi-même : il n’en est rien. Je ne fais que savoir où me tenir pour observer celles qui sont là. Et, chose mystérieuse, très mystérieuse, ces lignes se peignent elles-mêmes. » [2]


J’en resterai à quelques circonstances du moment : l’animation, il y a peu, d’une table ronde entre Liliane Giraudon et Sophie Loizeau [3], consécutivement la lecture de Poète, nom féminin (Formes Poétiques Contemporaines, n° 8, juin 2011) [4], la parution il y a quelques jours de Beauté fatale, un essai de Mona Chollet [5], et comme par un fait exprès la réédition d’Appel d’air, d’Annie Le Brun [6], en version de poche chez Verdier [7] (vingt ans après) ; je tâcherai, car l’exercice d’egologie [8] pourrait être tentant ! on le laissera se nicher dans quelques relectures convoquées en note pour y parer [9], pour, retenant la leçon du maître japonais [10], s’inscrire aussi résolument que possible dans l’espace entre. En revanche, la reprise en 2010, par Geneviève Fraisse, d’ouvrages parus aux PUF en 1996 et 2001, et l’adjonction d’un vade-mecum, À côté du genre, (2002-2008) qui donne son titre au livre qui les réunit aux éditions Le bord de l’eau [11], ouvrira, si l’on peut dire à cet espace son horizon, celui de la parité, comme moyen, l’égalité pour visée.


À côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Essais de Geneviève Fraisse

« Éros et libido, sexe et genre : Les mots se succèdent depuis un peu plus d’un siècle pour dire la dualité et le rapport entre hommes et femmes. Si l’on cherche l’objet philosophique, on trouve l’expression « différence des sexes », « Geschlechterdifferenz » sous la plume hegelienne. Quant au genre, ce mot fait le pari de brouiller les pistes des représentations contraintes qui assignent chaque sexe à sa place. Et si, toute terminologie confondue, on s’en tenait à ce que la « différence des sexes » est une catégorie vide ?
Alors, on se situerait « à côté du genre », à côté des affaires de définition et d’identité, pour établir le repérage des lieux où sont pensés les sexes, dans leur tension, leur décalage, leur disparité au regard du contemporain démocratique. Au fond, la démarche est inversée : il ne s’agit pas de voir ce qu’il en est du sexe et du genre, mais de dire ce qui surgit dans la pensée quand égalité et liberté révèlent des enjeux sexués dans la politique et la création, l’économique et le corps, la pensée et l’agir. »

La quatrième de couverture du livre qui réunit La différence des sexes (1996), La controverse des sexes (2001) et des articles rassemblés en A côté du genre, un vade-mecum, dit l’orient d’une recherche [12] (qui fit l’épreuve des responsabilités politiques : déléguée interministérielle aux droits des femmes, députée européenne (1999-2004)), Geneviève Fraisse philosophe et historienne de la pensée féministe, est en effet directrice de recherches au CNRS.

Les mots de la présentation disent toute l’importance qu’ils ont pour la philosophe, les dates soulignent celle de l’historicité [13]. Si le mot genre apparu dès les années 60, et qui s’inscrit désormais dans les départements universitaires ainsi que dans les textes officiels du lycée [14] n’est pas récusé, le terme peut faire écran (comme exemplairement famille monoparentale met en second plan mère célibataire), c’est pourquoi, philosophiquement la question du sexe demeure une question épistémologique [15].

Les dix clés pour ouvrir les textes qui suivent (pp. 10-12), et qui précisent l’intention générale ayant présidé à la réunion de deux livres parus antérieurement et du recueil d’articles qui en sont le prolongement, gagneront à être relues (le lecteur/la lectrice y gagneront) comme une manière de programme intellectuel pour penser les questions dans toutes leurs implications. À cet égard, les réflexions finales sur le consentement, au dernier chapitre « Habiter la contradiction », permettent d’échapper à la problématique de l’identité, exemplairement :

« Ou bien le consentement renvoie à l’individu, à son choix de liberté, ou à son assujettissement, actif ou passif (consentir, c’est aussi bien adhérer qu’accepter) ; ou bien le consentement s’entend comme l’indication d’un rapport entre les êtres, donc de tout un monde, monde commun soucieux d’un avenir commun ; ce que j’appelle penser au monde de demain. [...] La question n’est donc pas l’identité sexuelle, ou sexuée, opprimée ou libérée, de telle ou telle femme individuelle [16], la question est celle du monde que nous voulons et des rapports de liberté et d’égalité entre les sexes que nous souhaitons. » (468)

À partir de là, on peut effectivement penser, et penser que les sexes font l’histoire, comme l’ajoute Geneviève Fraisse : font, aussi, l’histoire [17].


Poète, nom féminin, Formes Poétiques Contemporaines, n° 8

Il m’aura fallu réaliser un entretien en compagnie de Sophie Loizeau et Liliane Giraudon, pour découvrir un numéro de Formes poétiques contemporaines [18], grâce à l’amabilité de Jan Baetens [19] qui en est un des responsables. Sensible à la poésie de l’une comme de l’autre, malgré la différence des registres, de la manière, des généalogies électives de l’une et de l’autre (Mandiargues n’est pas Khlebnikov), j’apprécie leur souci d’une expression qui soit reconnue en tant que telle et non en fonction d’identités pré-assignées, et pour laquelle ne se pose en rien la question de la bienséance, dont l’étymologie dit clairement d’ailleurs de quoi il retourne [20]. Je renvoie donc aux livres dont cette lettre a déjà parlé et aux bibliographies respectives [21], pour souligner ce que la revue met en lumière de leurs réponses aux questions de genre, grammatical ou « ontologique », voire les deux :

« Mlle Davignon cherche la question posée par la vie qu’elle mène.
La forme interrogative sera introduite par l’inversion des sujets. »

« Peu importe l’heure
Que la cabane ait été verte.
Que dans son nom se trouve une ville où elle n’aurait jamais accepté de vivre.
Melle Davignon a définitivement quitté ses jupes et ses fonctions. » [22]

L’auteure (Liliane Giraudon) ainsi anticipait : « La pratique la photographie ouvre un fossé entre Mme et Melle. / Parfois le second terme sonne comme une insulte. / C’est ainsi qu’il est reçu. »

Quant à Sophie Loizeau, Jan Baetens l’attitre de « Les mots en amour » ; effectivement, c’est de mots et d’amour — comme la femme lit, Jan Baetens complète lit écrit (Roman promis) — dont nous est donnée lecture minutieuse ainsi celle de ce distique (pris presque au hasard), représentatif du style de la poète, articulant sans gratuité les niveaux du lexique et de la syntaxe, la ligne au passage spécifiant le genre :

« sa cette forêt, communale de Laurière,
elle y suis spacieuse »

et de retourner aux pages du Mythe de soi [23] (cette sorte d’art poétique), dont celle-ci pour qu’on la savoure :

« nommer ne me prive pas du monde, ne m’évince pas
de la jouissance

le vers-fleuve somptueuse longe filée au cours du même souffle

absence de diane à l’arc solitude et sans arme dans le bois inouï
pas de virgule d’un seul tenant. autosuffisance de ce vers seul étale
en apparence mais dont c’est la tension

stridence des martinets. serrement
été décline par le seul expédient d’arômes sures de fruits
ouvertement bien qu’il faille s’approcher » (78)


Beauté fatale, un essai de Mona Chollet

Le sous-titre, de Beauté fatale : « les nouveaux visages d’une aliénation féminine » précise sous quels masques s’en rejoue la pièce, malgré un certain nombre de conquêtes majeures, dont on sait combien certaines demeurent davantage formelles que réelles (est-il besoin de déplier la question des salaires, des retraites, des violences qui perdurent et combien d’autres).

Commençons par l’actualité, puisqu’elle se présente, avec l’extrait d’une récente dépêche AFP : « Le tribunal correctionnel d’Auch a débouté lundi 20 février une organisatrice de concours de beauté pour pré-adolescentes qui demandait un dédommagement après l’annulation en 2011 d’un défilé au théâtre municipal de la cité gasconne. »
Au chapitre « Fermer des portes pour l’avenir » de la première partie, Et les vaches seront bien gardées. L’injonction à la féminité, p. 35 et suivantes, je découvre précisément l’existence de ces concours de « mini-miss », et avec plus d’effroi encore « Savoir se présenter, sourire, vaincre son trac, c’est un plus pour quand elle passera un entretien d’embauche. ». Ce n’est pas l’essentiel de ce chapitre, mais quel symptôme !

Après avoir lu, mais aussi écouté Mona Chollet [24], je dois faire état d’une grande perplexité, non pas à l’égard de son travail si richement documenté, de ses fines analyses, de son écriture si souvent allègre, mais à l’égard du miroir tendu par ce qu’elle appelle le complexe mode-beauté. Se peut-il vraiment que fasse partie des « choses qui font battre le coeur », ce qui est ainsi rapporté, entre mille exemples :

La « journée idéale » d’une femme célèbre est, comme la liste ou le portrait chinois, un genre éditorial très répandu. Sur son blog, Garance Doré demande à ses amies du monde entier de décrire la leur. Par exemple, Anouk, à Sydney : « Je me lève à Bondi, je prends un cours de yoga, un jus de fruit et un café et je vais me baigner. Ensuite je file rejoindre mes amis à la plage de Parsley Bay avec un bikini et un livre – pour paresser sur les rochers, nager, manger des glaces à l’eau et rire d’un rien, juste avant d’aller à North Bondi RSL pour prendre des verres et finir au Café Sopra pour un long dîner et plein de cocktails. Aaaaaaah le bonheur ! » (63)

À cet égard, le livre est très éprouvant, relativement à la puissance de décervelage des relais (presse, blogs) du dit complexe mode-beauté. Je retiendrai, pour ne pas sombrer dans la neurasthénie, cette fable ou plutôt cette vérité (pour m’exprimer comme La Fontaine) qu’on pourrait intituler "La peau des miens" :

Quant à l’artiste égyptien Mohieddine Ellabbad (1940-2010), il se souvenait dans son Carnet d’un dessinateur, en 1999, de ses études aux Beaux-Arts du Caire. Il racontait :
« À cette époque, nous avons découvert une couleur appelée “rose chair”. Nous l’achetions toute prête, en tube ou bien dans de petites bouteilles. Tous, nous nous en servions pour colorier les visages, les mains, certaines parties du corps de nos personnages. Nous ne faisions pas attention au fait que les tubes de peinture venaient d’Europe ou d’Amérique. On les vendait chez nous, mais ceux qui les avaient fabriqués l’avaient fait pour eux, pour imiter la couleur de leur peau à eux.
Un jour que je dessinais, mon regard est tombé sur ma main qui tenait le pinceau avec lequel je coloriais des personnages. La différence était évidente ! Ma peau n’avait pas du tout la même couleur ! Étonné, j’ai arrêté ce que j’étais en train de faire et j’ai même cessé totalement par la suite d’utiliser cette teinte toute prête. J’ai appris à préparer moi-même une couleur spéciale pour le visage, les mains, les jambes et le corps. C’est celle de ma peau et de la peau des miens. » (197)

Une peau à soi, c’est bien le moins, non ?


Appel d’air, un essai d’Annie Le Brun

« Je doute même qu’il y ait jamais eu plus étroite collaboration entre artistes, universitaires, industriels, scientifiques, promoteurs et politiciens, pour en finir avec ce no man’s land entre réalité et langage grâce auquel, depuis toujours, la pensée déjoue le réel et son emprise sur l’être tout entier. De cet espace incontrôlable, où se recrée organiquement le lien entre l’imaginaire et la liberté, nous sont venues et peuvent encore nous venir nos plus fortes chances de conjurer le désagrément d’exister. Ce qu’on appelle la poésie n’a pas d’autre justification. Elle est cette fulgurante précarité, à même de faire rempart, certains jours, contre l’inacceptable et, parfois, d’en détourner le cours. Il suffit pourtant qu’elle cesse d’être cet éclair dans la nuit, pour devenir clarté installée en mensonge esthétique où les mots comme les formes s’organisent en figures interchangeables dont l’unique fonction se réduit, en fin de compte, à divertir. » [25]

Annie Le Brun n’y va jamais avec le dos de la cuiller ! De la collusion dénoncée in primis, on pourra toujours discuter, sauf à réaliser que le complot dénoncé se joue à l’intérieur de chacun, et que s’il n’y a pas lieu de se bercer d’illusions, reste qu’il est possible de reprendre pied, et qu’y appelle la poésie. Aussi, cette réédition en format poche (la première chez Plon en 1988) est-elle bien venue pour à nouveau « miser sur l’insurrection lyrique à l’origine de la poésie », « l’absence de perspective, incit[ant] de plus en plus à prendre en compte précisément ce qui jusqu’à présent avait été négligé à la faveur de la plus regrettable confusion entre rationalité et radicalité, et principalement toute forme d’évaluation sensible. » [26]

Étant de ceux qui ne sont pas insensibles au lyrisme d’Annie Le Brun, jusque dans cela que l’on pourra considérer comme excessif parfois, la citation d’Apollinaire : Perdre / Mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille [27] sera ici mon propre appel d’air pour ce texte d’intervention qui n’a pas pris une ride, qui comporte en particulier de magnifiques pages pour « soulever les couches profondes du temps » et de ce fait même, s’avérer « victoire sur le temps » [28]

© Ronald Klapka _ 23 février 2012

[1« Il y a quelque chose de vivant dans les vêtements de Yohji, quelque chose qui fait abstraction de la démarcation habituelle entre hommes et femmes », observe son ami l’universitaire Seigow Matsuokano.

Yamamoto lui-même précise : « Une femme qui exhibe crûment sa peau et se présente comme une marchandise prête à être consommée n’a pas le moindre charme à mes yeux. » Son rejet des vêtements trop près du corps se réfère au ma, qui signifie l’espace vide et son importance vitale dans la culture japonaise. Un autre couturier japonais, Kenzo, rappelle d’ailleurs que « le kimono, tout comme le sari, ne montre pas la forme du corps. Il enveloppe l’être et la personnalité d’une seule étoffe comme d’un seul bloc souple. Le vêtement est fondamentalement l’espace situé entre la peau et le tissu ».

La journaliste de Vogue Irène Silvagni, devenue par la suite directrice de la création chez Yamamoto, se souvient du choc qu’elle a éprouvé la première fois qu’elle a assisté à l’un de ses défilés : « Il y avait cette sensation indicible d’espace entre le tissu et le corps, cette façon subtile de dévoiler tout en ne montrant pas. Tout cela était entièrement nouveau à mes yeux, et tout en regardant le défilé, je faisais croquis sur croquis. Des émotions inconnues d’une force indicible s’élevaient en moi. »

In Mona Chollet, Beauté fatale, La Découverte/Zones, 2012, p. 205.

[2Claire Malroux présente en ces termes Anne Carson, écrivaine canadienne anglophone *, dont elle a traduit Glass, irony and God * (New Directions, 1995) aux éditions José Corti : Verre, ironie et Dieu *, 2004.

[3Lors des rencontres, Littérature, Enjeux contemporains V – écrire, encore, organisées par la Maison des écrivains et de la littérature (26-29 janvier 2012)

[4Formes Poétiques Contemporaines, n° 8, Poète, nom féminin, juin 2011.

[5Sur le site de Périphéries, cette annonce :« [16/02/12] Prospérité de la potiche — « Beauté fatale », un essai de Mona Chollet
En librairie aujourd’hui, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones / La Découverte) reprend et approfondit des analyses ébauchées soit ici-même, soit dans Le Monde diplomatique. Nous vous en proposons l’introduction. Le texte intégral est en libre accès sur le site de l’éditeur. »

[6Vagit-prop, Lâchez tout et autres textes sont réédités aux éditions du Sandre.

[7Annie Le Brun, Appel d’air, Verdier (poche), 2012.

[8« Petites mains et grandes enquêtes. » in Genre & Histoire [En ligne], n° 8, par Cécile Dauphin, convoque sous ce nom, Se ressaisir, de Rose-Marie Lagrave, Genre, sexualité & société, n° 4, automne 2010, Egologies (spécialement, dans cet article Pour une lecture genrée des transfuges de classe).
Trace du questionnement : « Faut-il être féministe pour écrire et enseigner l’histoire des femmes et du genre ? », dans cette video.

[9Juste pour mémoire : Anne Carson, The gender of sound / Le genre des sons in Verre, ironie et Dieu, op. cit., pp. 143-165 ; Catherine Malabou, Changer de différence *, Galilée, 2009 ; Hélène Cixous, Le rire de la Méduse *, Galilée, 2010 ; Anne-Marie Houdebine, intervention à l’Institut Émilie du Châtelet *, sans omettre Jacques Rancière *, concernant la carte du sensible.

[10Yojhi Yamamoto, cf. note 1, célébré par Mona Chollet, aux pp. 204 sq. de son livre : « On trouve pourtant dans la mode d’autres visions des femmes qui prennent en compte le sujet qu’elles sont », écrit-elle. Et en images.

[11Geneviève Fraisse, A côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, éditions Le Bord de l’eau, 2010.

[12Une conférence au Collège international de philosophie, le 5 janvier 2011, est présentée ainsi : Entre l’invention remarquable du concept de genre et le modèle usagé de la dualité nature/culture, il faut faire place à un questionnement propice à l’historicité, à l’histoire possible des sexes. Entre l’ambition conceptuelle et la ritournelle anthropologique, on peut tracer un chemin qui ne soit pas seulement à rebours : le social fabriquant le biologique, l’identité triomphant du politique. Comment l’historicité peut-elle alors déjouer le rappel permanent de l’atemporalité des sexes, l’injonction à la répétition immuable de leur rapport ; comment permet-elle d’échapper à la « ritournelle » ?
Son enregistrement est en ligne (France-Culture).

[13Cf. le début de cette intervention : « Le jeu aporétique des deux sexes », in La controverse des sexes, p. 144 :

« Je le fais exprès, j’oublie qu’il s’agit de discuter l’avenir de la sexualité ; et je me demande plutôt si le « sexe » a un avenir. Je n’ignore pas que sexe et sexualité sont des termes distincts. Je sais que sexe est un mot qui marque les êtres quand la sexualité raconte déjà une histoire. C’est pourquoi la sexualité peut avoir, ou non, un avenir. Le sexe est une marque du présent, car c’est un fait, l’humanité est sexuée. Cette empiricité fait-elle histoire, telle serait ma question, avec son corollaire urgent : l’histoire des sexes peut-elle se transformer, avoir un avenir différent du passé ?
Pour penser cette histoire, il faut avant tout choisir le bon mot (je souligne). Sexe plutôt que sexualité, différence des sexes plutôt que différence sexuelle, sexe plutôt que genre. Différence des sexes est le terme, l’expression la plus adéquate. Car elle est vide de toute définition précise, vide d’un contenu supposé ou projeté. « Différence sexuelle » indique déjà l’idée des caractères de la différence, de ses attributs ; même si son essence reste incertaine. Différence sexuelle fut un opérateur important de la pensée post-moderne où l’enjeu du sens et de la valeur de la différence et du féminin était toujours présent. « La différence des sexes » ne suppose rien, ni le fait même de l’être sexué, ni le symbole qui s’y attache. Son importance, son intérêt est épistémologique ; là se trouve peut-être une forme de la connaissance. »

[14« Je suis du “parti du savoir” », répond à cet égard Geneviève Fraisse dans un entretien en ligne.

[15A écouter cette intervention de Geneviève Fraisse au Collège international de philosophie enregistrée le 5 janvier 2011, et accessible par la plateforme de France-Culture.

[16Ce qui est déplié ainsi : « Ou bien c’est une question uniquement individuelle, ou bien c’est une question aussi collective. En débattant du consentement comme argument politique, comme porteur d’une vision du monde possible, j’ai décidé de mettre ensemble des questions féministes apparemment incompatibles, comme· celle du port du foulard et celle du travail du sexe. Pourquoi ? Précisément, pour refuser une vision uniquement contractuelle d’une société constituée d’atomes libres mais seuls. Il n’est pas demandé de trancher entre une bonne et une mauvaise attitude dans le cas du foulard comme dans celui du travail du sexe. Il s’agit encore moins de tester la valeur (morale), ou l’authenticité (subjective) du consentement, bref de poser la question de la maîtrise du sujet individuel. Il s’agit plutôt de formuler le problème commun aux individues confrontées à ces pratiques ; et le point commun consiste à se demander si choisir et revendiquer le consentement comme expression du sujet suffit à donner la vision d’un monde commun, c’est-à-dire du monde de demain. »

[17À cet égard, le constat de Catherine Malabou (Changer de différence, le féminin et la question philosophique *), notamment dans la dernière partie de son livre : « Possibilité de la femme, Impossibilité de la philosophie » (Faire comme, Faire ensemble, Faire sans), réaliste quant à la controverse, pourrait-il se réarmer du côté de l’épistémologie, et de l’histoire.

[18Cf. supra, note 4.
Sur ce « Poète nom féminin », je retiendrai, mais tout est à lire :

— De Nathalie Quintane (« Mettre des femmes », pp. 121 à 125) :
Cahun seule — ses textes - suffit à contredire tout ça (une histoire de l’art fixant ses lois calquées et les amendements successifs qui confirment les calques). Cahun *, c’est le réel (par exemple).

— De Marie Étienne (Journal), « La solution peut-être », 4 janvier 2011 :
« Parfois je cherche un nom ou un prénom qui ne soit pas identifiable : Bert, Bart, Cook. Qui me renvoie, qui renvoie le lecteur à un individu sans marque sexuelle ou sans présupposé. Qui soit un corollaire ou un correspondant d’acteurs, de personnages aimés au cinéma et au théâtre : les comiques du muet, les clowns enfarinés ; dans la littérature : Bartleby de Melville, Monsieur Monsieur de Jean Tardieu, ou Monsieur Plume d’Henri Michaux.
J’ajouterai, bizarrement, des écrivains fragiles, comme Gérard de Nerval. Ou Antonin Artaud, dont Anne Carson écrit qu’« Il sentait Dieu l’extraire de son propre con. » ( Verre, ironie et Dieu, p. 85, chapitre « Hommes de la télé ») ». Toute cette page (28) de FPC à lire sur la difficulté du « Je ».

Le numéro 2, en 2004, publiait un extrait d’un travail en cours de Virginie Lalucq, Anapes vertibles gigognes, suivi de V. L. par Virginie Lalucq, jeu virtuose et engagé sur les clichés. voir :
« 2. Les poètes-f. parlent mieux d’érotisme que n. - leur érotisme est d. délicat, je ne parle pas de celles qui se frottent contre les p. mais bien de celles qui savent se tenir à leur pl. et bien que je sois un grand f. n’oublie pas que j’ai créé un zoo à l’effigie des poètes-f. et que je m’en enorgueillis à chaque émission t. ne l’oublie pas veux-tu et tiens-toi plus tranquille ou alors adopte une solution de prudhypocrésie à la Mme de Maintenon mais tais-toi je t’en conjure c’est à moi que revient la parole veux-tu b. ne plus frotter ton s. contre les pierres, s’il-te-plaît - d. délicat, je te dis ! Et recouds-moi ce bouton, plus vite que ça ! »

[19Dans ce même numéro de la revue, Jan Baetens, donne une éclairante recension de Temps mort, de Jean-Christophe Cambier, publié et à découvrir aux Impressions nouvelles.

[20Étymologie-mon cul ; bien dit-elle.
Un passage, poignant, de L’essai de verre, d’Anne Carson (la scène : après cinq années de vie commune, annonce par Law, qu’il quitte sa compagne) l’exprime sans fard :
|Je ne veux pas de sexe avec toi, dit-il. Tout devient fou. / Mais à présent il me regardait. / Oui, ai-je dit en commençant à me dévêtir. // Tout devient fou. Une fois nue / j’ai tourné le dos parce qu’il aime le dos. / Il est monté sur moi. // Tout ce que je sais de l’amour et de ses nécessités / je l’ai appris à cet instant /lorsque je me suis trouvée // jeter mon petit postérieur rouge et brûlant comme une femelle babouin / vers un homme qui ne me chérissait plus. / Il n’y avait pas de région de mon esprit // qui ne fût épouvantée par ce geste, pas de partie / de mon corps qui eût pu agir autrement. / Mais parler d’esprit et de corps élude la question. // L’âme est le lieu, / déployé entre le corps et l’esprit comme une surface de grès, / où une telle nécessité se broie jusqu’à s’abolir. // C’est sur l’âme que j’ai monté la garde toute cette nuit-là.
(Verre, ironie et Dieu, p. 25)|| ||I don’t want to be sexual with you, he said. Everything gets crazy. / But now he was looking at me. /Yes, I said as I began to remove my clothes. // Everything gets crazy. When nude / I turned my back because he likes the back. / He moved onto me. // Everything I know about love and its necessities / I learned in that one moment / when I found myself // thrusting my little burning red backside like a baboon / at a man who no longer cherished me. / There was no area of my mind // not appalled by this action, no part of my body / that could have done otherwise./ But to talk of mind and body begs the question. // Soul is the place, / stretched like a surface of millstone grit between body and mind, / where such necessity grinds itself out. // Soul is what I kept watch on ail that night.(Glass, irony and God, pp. 11-12)|

[21« La Poétesse », d’une part, avec la mention d’un passage de ce livre en exergue d’une lettre évoquant Carl Einstein, la bibliographie chez POL, « Elle fait beau voir », à propos de La femme lit (Flammarion) et la bibliographie sur le site personnel en construction.

[22Si un dessin d’anges, de Liliane Giraudon fait la couverture de la revue, et un entretien avec Xavier Girard questionne l’écridessiner de la poète, c’est une suite « L’usage des intertitres » avec pour exergue C’est un nom merveilleux, cela, / Melle Pierrette Davignon... (Gertrude Stein)*, qui par son ampleur donnera au lecteur qui ne la connaîtrait pas, de percevoir la manière de la poète, et à qui en est familier, d’en ressentir une fois encore l’énergie, la lucidité, mais non moins la tendresse.

* une des parties s’intitulant « Un peu de viande hachée », je risque ce clin d’oeil carnassier :
Gertrude was hearty. She used to roar with laughter, out loud. She had a laugh like a beefsteak. She loved beef. (Gertrude était une bonne vivante. Elle s’esclaffait, riait haut et fort. Son rire était comme un bifteck. Elle adorait le boeuf. Ainsi s’en payait une tranche M. D. Luhan (Intimate Memoirs, 1935) ;
Au chapitre The gender of sound (Le genre des sons), du recueil d’Anne Carson, op. cit.

[23Cette seconde partie de La femme lit, en particulier aux pages 75 à 78, pour conduire à la débandade de la langue.

[24L’émission Les Nouveaux chemins de la connaissance* a accueilli Mona Chollet pour un dialogue avec Philippe Petit et la chercheure Ilana Löwy (auteure de L’Emprise du genre*). L’émission reste disponible à l’écoute.

[25Annie Le Brun, Appel d’air, Verdier, 2012, p. 17. Ceci écrit en 1988.
La réunion des chroniques données par Annie Le Brun à la Quinzaine littéraire a fait l’objet de cet « exercice d’admiration ».

[26Annie Le Brun, Appel d’air, op. cit., préface p. 8.
Celle-ci se conclut par :
Quant à viser juste, je me référerai à Victor Hugo, remarquant dans une note d’Océan, datée entre 1866 et 1868 : « Le mot hasard est vide de sens. Il y a une loi pour les actions des hommes comme il y en a une pour les actions des choses. Rien ne ressemble à ce qu’on nomme le hasard que ce qu’on nomme le nuage. Eh bien, les nuages sont exacts. » S’efforcerait-on de n’en rien savoir, les rêves comme les nuages sont exacts.

On se souviendra, qu’un des plus récents titres d’Annie Le Brun se référait lui aussi à Victor Hugo, cf. ces quelques mots à propos de Si rien avait une forme ce serait cela.

[27Annie Le Brun cite Apollinaire à propos de l’écriture automatique, p. 77. Le lecteur de la préface de Verre, ironie et Dieu, constatera que Claire Malroux voit celle-ci opérer chez Anne Carson, participant dit-elle de la même foi dans la fécondité du hasard, celle-ci étant helléniste, kairos, dirait-elle.

Ceci étant dit, lyrisme ne signifie par forcément pour l’auteur de ces lignes, déploiement de fastes verbaux, enchantements de langue. A prendre au mot ceux d’Apollinaire, une lyrique intérieure peut se signifier en quelques mots qui renversent cette perspective. Ainsi je lis, ailleurs et maintenant, ceci :

Ce jour-là W est arrivé. On lui reconnaît
une drôle de fertilité. Une vie de drame.
Persécution ? « Le langage c’est le mal »

Martin Richet, L’autobiographie de Gertrude Stein, Éric Pesty éditeur, 2011, p. 39. L’« avertissement » de ce livre est remarquable et signe une poétique qui l’est tout autant. (Oui dit le très jeune homme...). Comme si l’écriture poétique rejoignait les intuitions de la génération Pénélope à la reconquête du palais...
Concernant Martin Richet, voir chez le même éditeur, la traduction de Gesualdo, de Lyn Hejinian, op. laud.

[28Ainsi est évoqué Ossip Mandelstam, et non moins sa femme Nadejda, qui « aura doublé, prolongé son travail poétique, en avançant, seule, à rebours, contre le non-sens de l’histoire, pour témoigner de la subversion lyrique à l’état pur » (p. 86 et suivantes). Les bien nommées éditions Le Bruit du temps, proposent aux lecteurs au long cours les 628 pages de : Ralph Dutli Mandelstam, mon temps, mon fauve, une biographie.