à vrai lire, Marie Depussé

14/12/2011 — Marie Depussé


« Il dépendait de nous de prendre en eux ce qui ferait l’exigence de nos explications de textes, de cet assujettissement au texte de l’autre qui nous autorise, au terme d’un corps à corps humble et tenace, à l’aimer. » [1]

« Quand au futur auquel on passe sans préavis, je mettrai mon chapeau, c’est le temps de Malone, dès sa première phrase, ce temps abusif, coup de force soutenu en même temps qu’entravé par les béquilles de tous les adverbes : « Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. » Temps destiné à se briser, régulièrement, mais à renaître, parce qu’il y trouve sa jouissance, pour un temps. » [2]


Aviez-vous lu :

« Mais j’aime la courtoisie de Jean, cette courtoisie d’aube qu’avait papa. Enfin, pas tout à fait. Chez papa, une aube déjà levée attendait l’autre, l’étranger, le pauvre, le fou, lui offrant sa lumière tranquille. Alors l’autre s’ébrouait, déployait ses membres, et commençait à dire une ou deux choses qu’il avait eu envie de dire toute sa vie. [...]

Le temps et l’espace de la courtoisie de Jean sont différents. Quand il rencontre l’autre, c’est comme si, à chaque fois, il arrêtait le cours de sa vie à lui. Une façon d’immobiliser les pieds, ou de reculer légèrement, comme un peintre, pour prendre l’autre dans la totalité de son paysage. Jean est grand et se tient droit, souple, mais droit. On croit percevoir qu’il s’incline, ou presque, vers le paysage de l’autre - un enfant, un fou, une femme. [...]

Et l’autre soir, si tard, à neuf heures du soir, au supermarché, il choisit une caisse où la file d’attente est la plus longue. Je n’ai plus la force de protester. C’est un type fou, Jean, une malédiction que m’a refilée maman.
Puis, arrivé à la caisse, il s’incline vers la jeune femme en train de faire nos additions et parle. “Bonsoir, madame, vous êtes belle. À cette heure, dans cette lumière terrible, vous êtes très belle. J’ai choisi d’attendre, à votre caisse, pour vous le dire. Je devais le faire.” »

Voilà Jean, Jean qui n’est plus, et Jean qui est toujours, désormais, grâce aux mots de Marie Depussé. Là il s’agissait de Les morts ne savent rien [3]. On y apprenait : « La tumeur est inopérable ». Aujourd’hui, La nuit tombe quand elle veut [4] , c’est-à-dire quelques années après la disparition de Jean, comme le récit d’apprentissage d’un impossible : celui de la séparation, celui aussi du mot hospitalier, tout un monde...

Raphaëlle Rérolle, dans son article paru dans le Monde des livres du 02.12.11 [5], a parfaitement lu cela :

« Une "histoire d’amour", en fait. Mais une histoire qui fait peur, surtout à ceux qui croient encore que l’hôpital est un asile sûr, à l’abri de la malveillance et de la cruauté. Car ce que rapporte Marie Depussé a de quoi faire trembler. Le personnel débordé, l’usure, les mouroirs où nul ne passe, le médecin furibond qui vous jette dehors, sans appel. Uniquement parce que c’est la règle, parce que la chimio est terminée, parce que l’espoir de sauver n’ayant plus sa place, le malade non plus. "Il y a progressivement un écrasement, une indifférence, qui laissent un espace pour le sadisme ordinaire. De quoi est-on le gardien, aux urgences ? On est en face d’un cauchemar." Le médecin en question, "pourquoi l’a-t-on laissé faire, alors qu’il aurait été mieux à Auschwitz ? Je l’aurais bien descendu..." La rage est tombée, cependant. Au bout du compte, l’écrivain ne veut pas attaquer l’hôpital, mais aider par son livre ceux qui vont y séjourner, ceux qui y travaillent et, surtout, ceux qui accompagnent les malades. Les aider à quoi ? A "passer à une logique de guerre." »

Et nous, que dirons-nous ? Qu’une fois encore, Marie Depussé rejoint ses lecteurs en leur for intime, les faisant ses interlocuteurs, lucides, sensibles ô combien et pourtant pas désespérés. Avec elle, nous partageons ce qui est, sans se raconter d’histoires, mais en découvrant, avec les mots qu’il faut, une histoire qui est aussi la nôtre, pour tenir, tous autant que nous sommes. Parce que son écriture est tenue, a de la tenue, et d’une extrémité à l’autre du texte : de l’incipit, si clair si fort, à la clausule, cette phrase de Jean où nous sommes conduits (la phrase-titre), et qui — c’est un point de vue — rend la nuit moins obscure.

Car, dans celle-ci, c’est ce qui nous est écrit, même avec des jambes de ferraille, y-a-t-il encore lieu de se déplacer, dignité de l’animal humain. Certes, pour le dire, aura-t-il fallu le temps, et d’un tel éprouvé se lira la nécessité d’établir la distance qui convienne, marque humaine, proximité vraie sans pathos ni confusion. Aussi rejoindra-t-on Marie Depussé, aux urgences, aux Portes, mais aussi quand tel ou tel poète, et parmi eux on comptera Robert Antelme [6] ou Marek Edelman, donne les mots qui permettent le pas suivant. Celui-ci :

« On va préparer votre frère, le changer et lui donner un brancard. » Je dis : « Et la chambre ? L’homme s’accrochait à son sourire. « On s’en occupe. »
Un infirmier fit enfiler à Jean cette espèce de chemise courte qui a remplacé les chemises blanches d’avant. Son matériau ressemble à un filet à papillons, raide et semi-transparent. On se sent encore plus nu, là-dedans, la raideur du tissu vous glace, on sait qu’on est foutu comme le papillon.
Jean ne dit rien. Il ne semblait pas soulagé d’être sur un brancard. Il y avait plusieurs rangées, maintenant, et l’odeur augmentait.
À six heures et demie, Jean dit : « Va-t’en, Marie. Tu vois bien qu’ils m’ont préparé, ils vont me donner une chambre. » C’était la voix de mon frère, celui que j’ai toujours appelé mon grand frère. La voix qui me disait : « N’oublie pas de fermer ta porte, ne marche pas toute seule la nuit dans Paris, quand je te vois traverser une rue je me dis que c’est un miracle que tu sois vivante. » C’était une voix avec dedans un amour que je n’entendrai plus. (75).

© Ronald Klapka _ 14 décembre 2011

[1Christine Spianti écrit de Marie Depussé Qu’est-ce qu’on garde ?, POL, dont est extraite cette phrase, un article empathique, dans la Quinzaine Littéraire n° 796 parue le 16-11-2000, et qui commence ainsi :

« Dès le titre, le chemin est étroit et l’équipement peu solide "comme Charlot sur les routes, avec une corde qui retient mal son pantalon qui glisse". Un jour d’après 68, trois professeurs quittent la Sorbonne, ayant "décidé que l’enseignement de la littérature devait avoir quelque rapport avec la pensée". Ils allèrent jusqu’à Jussieu. Dans ce déplacement, Marie Depussé et ses deux collègues ne gardèrent rien, quitte à revenir plus tard chercher quelques petites choses comme l’histoire littéraire : ils voulaient réinventer l’enseignement de la littérature. Le département Sciences des Textes et Documents fut fondé et organisé selon des méthodes d’analyse de textes : Littérature et psychanalyse, littérature et linguistique, littérature et histoire. Marie Depussé revient sur cette expérience, avec ironie et humour, rarement nostalgie parce que c’est le présent qui importe : "Qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on jette, de ces vivants et de ces morts dont la pensée nous a fait déménager et nous aide à travailler, encore." Le livre de Marie Depussé est surtout le récit de voyage d’une parole enseignante placée sous le sceau de Lacan : "Le mur de sa parole offrait un lieu au pied duquel se tenir." »

[2Marie Depussé, Beckett corps à corps, Hermann, 2007, pp. 39-40 [Dont nous dîmes ces quelques mots]. Que complète :

« Dans l’inventaire de ses choses, Malone s’arrête, dans l’excès de plaisir (« c’est une défaillance passagère ») et reprend quelques forces en faisant la description méticuleuse mais sans excès de ses vases de nuit : « Ils ne sont pas à moi, mais je dis mes vases, comme je dis mon lit, ma fenêtre, comme je dis moi. » Simplicité de l’aveu, qui n’est même pas un aveu, mais une évidence. Dire moi est un abus comme les autres, une affirmation illégale mais vivante, grâce à une agglomération de pauvres choses qu’on aime (sur moi, sous moi, autour de moi).
Je formule l’hypothèse que les possessions doivent être maigres, fragiles, pauvres pour « faire du moi ». Les possessions des riches n’autoriseraient pas ce glissement de « mes » à moi. Il existe une jolie histoire, par un grand dessinateur humoriste, Reiser. Un bonhomme à gros ventre faisait visiter à un autre plus maigre ses « propriétés ». Mon château, ma femme, ma piscine, mes chevaux, mes chiens, etc. La dernière image était celle du petit bonhomme maigre qui tournait le dos à l’autre, baissait son pantalon et disait, dans une bulle, « mon cul ».

[3Marie Depussé, Les morts ne savent rien, POL, 2006, livre ici salué.

[4Marie Depussé, La nuit tombe quand elle veut, POl, 2011.

[5Avec elle, on se glisse, dans la "piaule".

[6Les pages 84 à 88 prennent pour titre L’Espèce humaine.