texte du 15 janvier 2003 (Claude Louis-Combet)
Stèle pour un homme à hauteur de son mythe, Henri Maldiney publié pour la première fois par François-Marie Deyrolle dans l’Atelier Contemporain n° 4 (Hiver 2001), avec des textes de François Cheng, Claude Mettra, Pierre Fédida, Antonio Rodriguez repris dans l’Homme du Texte, éditions José Corti, 2002 Claude-Louis Combet, qui a été un élève d’Henri Maldiney, s’est très volontiers associé à la diffusion de ce portrait.
La voix.
Elle avait dû être, chez ses ancêtres, cette rocaille puissante, charriant les mots et le souffle, les exclamations et les onomatopées, à l’adresse des boeufs ou des chevaux tracteurs de charrue, à même la glèbe, à même le soc, à même la déchirure qui traverse terre et ciel et les sépare. Elle avait un timbre rustique. Dans les questions hautement métaphysiques où elle venait à donner, dans les réseaux obscurs de la psychologie, dans l’émerveillement constant des approches de l’esthétique, la voix du maître introduisait toujours une sorte de référence archaïque, terrienne et tellurique, en sorte que se trouvait, par là, communiquée la sensation de la pensée. Nous autres étudiants, attentifs et réceptifs, éprouvions très fortement, à écouter cette parole incarnée, à quel point le sensible porte le spirituel, le pousse à ses issues et l’accomplit. Nous songions à Socrate. Dans notre spontanéité de grands adolescents que le recul historique n’affectait pas, nous avions conscience d’être des disciples, peut-être la dernière génération de l’espèce. Nous n’étions qu’une poignée, dans l’écoute, dans le secret et la proximité. Cette voix que personne n’avait encore entendue était préparée pour nous habiter car nos coeurs n’en attendaient pas d’autre. Nous aussi, nous avions besoin que la terre nous vienne dans une tonalité, un accent, une scansion. Il nous fallait sentir l’épaisseur du monde dans la prononciation du monde, la mesure de l’homme dans l’articulation de l’humain, la présence d’une instance nouménale, Dieu, ou la nostalgie de Dieu, dans ce que la voix profère, en deçà des mots, d’appel au sens, à l’origine et à la vérité. Tiraillés que nous étions, et parfois hostiles entre nous, parmi les séductions du marxisme et de l’existentialisme, du personnalisme chrétien et du rationalisme scientiste, nous étions ramenés, par la voix du maître que la parole inspirait, à une perception de l’homme et de la pensée, telle que chacun se sentait seul en droit d’affronter la tâche de savoir - seul avec sa force, seul avec ses limites. Cette voix qui ne trichait pas avec ses racines nous invitait à la conscience de la solitude originelle et, par là, au mépris des solutions faciles et des vérités avantageuses. Nous avions devant nous, sans qu’il cherchât jamais à s’imposer en modèle, un homme à la hauteur des tentations de perdition que nous connaissions et qu’il avait dépassées.
Le regard.
Il n’y avait pas ombre de duplicité chez le maître, pas la moindre veine de cabotinage, aucun souci de mise en scène. Il était entier dans sa parole : jaillissement et flux, sinuosités, cahots et ruptures. Mais il manifestait pour le moins, et à l’évidence, une double qualité de regard, selon qu’il s’adressait aux personnes ou aux choses. En cela, il n’y a sans doute rien d’extraordinaire. Notre regard varie sans cesse tout au long de la gamme des vivants et des objets matériels suivant l’attention du coeur que nous leur portons. Mais chez le maître, la différence d’intensité dans la lumière des yeux, et d’ouverture ou de contracture dans la mimique et la physionomie, selon qu’il y allait des personnes ou de banales réalités matérielles, était flagrante et impressionnait vivement les auditeurs, compris au rang de témoins. Nous assistions, le temps d’un cours, à une étonnante figuration de traque, de conjuration de l’espace, d’appel au rapt de la pensée (au rapt par la pensée), contre l’étroitesse et la banalité du lieu, contre l’emprisonnement du rituel universitaire. Visiblement, celui qui parlait - l’orateur, orant proférateur - était un poursuivi soudain heurté à la réalité physique des murs que nulle incantation n’aurait pu dissiper. Le regard du maître, comme d’un prophète enfermé, paraissait pris dans la tentation surréelle de vouloir hypnotiser la serrure de la porte de la salle et par là de recouvrer la vaste liberté des lointains pour l’heure immobilisée. C’était bien à nous, à nous autres les étudiants et plus encore à nous autres les quelques-uns, que s’adressait la parole, mais le regard se détournait, en souffrance, en violence, en rage des limites, et s’obstinait contre cette maudite porte qui ne s’ouvrait pas d’elle-même, laissant dévaler la pensée qui affluait. Il y avait dans l’expression du visage du maître comme aussi dans la puissance ascendante de sa voix et dans le rythme de sa phrase, une avancée pathétique de l’être individuel, comme si l’heure de cours magistral était le moment retenu pour le vis-à-vis de l’intérieur et de l’extérieur, de l’exigence intime d’illimitation et de la dure contrainte de lieu et de temps imposée au jaillissement naturel de la pensée. Nous sentions physiquement à quel point cet homme était seul, dans la richesse de tous ses biens intellectuels, spirituels, et combien la pression qui le poussait à aller jusqu’au bout de sa réflexion portait en elle-même le désir de la communication et l’impatience des bornes matérielles qui lui étaient imposées. Et cela était prouvé de telle façon : autant le regard fuyait hors des murs qui le déniaient, se heurtant à eux violemment, autant il était capable de s’ouvrir et de s’offrir, dans une relation entre personnes, pourvu que celle-ci fût loyale et détachée des conventions universitaires. On voyait alors la face se rendre attentive et s’éclairer, le regard se laisser atteindre, une certaine bonhomie de bon allant s’installer dans l’échange. À cette époque où personne n’eût songé à mettre en cause le principe de hiérarchie qui dominait les rapports entre professeurs et étudiants, et où nous avions une juste conscience de notre indignité, il arrivait que le maître vînt à nous, le cours achevé, et parfois même qu’il nous suivît. Il appartenait à la génération aînée de la nôtre. Il avait vingt ans de plus que nous. Mais il ne mettait aucune condescendance à venir s’asseoir à notre table et à boire un verre. Aucune arrière-pensée démagogique. Aucune trivialité. Jamais la conversation ne s’enlisa dans la banalité. La parole circulait librement à propos de quelques idées reprises du cours. Nous étions les convives de l’esprit. Alors, au fil du dialogue, comme dans Platon, nous était donné de saisir, dans la proximité et la cordialité, la lumière montante du regard, chez un homme dont l’intelligence avait la qualité d’être une passion.
La main.
On la voyait souvent qui soutenait la parole ou accompagnait le regard, soit que celui-ci interrogeât quelque invisible interlocuteur ou témoin de pensée, soit que, s’absentant de la réalité du monde présent, il se retirât en ses propres lointains d’intériorité, là où l’on pouvait croire que la vérité sourdait. C’était une main sensible aux formes et au rythme. Elle évoquait une extrême délicatesse, dénuée d’afféterie, et rayonnait de puissance alliée à la fragilité. Lorsqu’il arrivait que le maître citât la pensée de Léonard de Vinci, selon laquelle le peintre dispose, pour oeuvrer, d’une expérience acquise dans le travail (l’habitu dell’arte) jointe à une fondamentale inassurance du geste (la mano che trema), il nous paraissait manifeste que cette main qui tremble était bien celle que nous voyions, ici-même - la main d’un artiste, véritablement, déléguée porteuse d’une parole en venue et en quête - nullement discours sans faille, mais chemin de verbe à la recherche de son horizon. Le mouvement de la main conférait à la pensée en marche une consistance physique, essentiellement rythmique. L’homme qui parlait tenait avec élégance et fermeté le mancheron de sa charrue. Il entrait avec son corps dans le sillon de sa pensée, laquelle n’avait rien de rectiligne mais semblait plutôt tourner autour d’un axe qu’elle rejetait à l’infini, en sorte que chaque point d’énoncé s’inscrivait au tournant d’une courbe selon une dynamique de la spirale, plus proche de la caresse que de la progression méthodique, logique et géométrique, et plus enveloppante que tranchante. L’image qui venait au-devant de cette démarche pour nous éclairer était celle de Romulus entourant d’un fossé circulaire l’espace dévolu à la ville mythique. Il y avait aussi l’image de la danse cosmique d’Haïnuwélé, la vierge océanienne en deuil de la lune, traçant des cercles concentriques de plus en plus serrés autour du tombeau de la Mère du Ciel. Et enfin celle des figurations animalières sur les ornements, parures et bijoux des Scythes et des Sarmates - décorations au travers desquelles vie et mort se cherchaient, s’affrontaient, s’étreignaient, s’engendraient inépuisablement. Le maître enseignait le cercle, le labyrinthe, plutôt que la quadrature et la droite. Dans sa vivante expansion, sa pensée apparaissait toujours nourrie d’une substance mythologique primordiale, et ressourcée à une antériorité dont la perception intuitive faisait que les choses du monde actuel et les oeuvres qui alimentaient le bavardage savant paraissaient relatives, chétives, aléatoires. Seuls s’imposaient véritablement les textes ou autres démarches tenus au fondement : poètes, artistes, penseurs - ceux qui comptaient étaient tous des créateurs enracinés dans les sédiments mythiques et fantasmatiques de l’histoire humaine. Même la rationalité des hauts systèmes métaphysiques, au détour de ses constructions idéales, côtoyait l’abîme des commencements de la pensée. Lorsqu’elle soulignait, d’un balancement rythmique ou d’une suspension radicale, les points de conjonction entre l’esprit de la modernité et les thèmes archaïques de la pensée mythique, la main du maître semblait elle-même douée d’un pouvoir démiurgique, comme si c’était elle seule qui pût nouer le présent à l’extrême passé des origines. Elle indiquait d’un geste que le mouvement en avant, dans les arts comme dans la philosophie, est toujours un mouvement de retour, mais aussi que les lointains du passé ne sont jamais clos en un savoir définitif.
Le « phaïnomenon ».
Le maître avait, par sa parole, l’art de présentifier soudain, le surgissement de l’inachevé. Entre hypnose et raison, plus proche assurément du rationnel que de l’hypnotique, du moins par un volontaire effort de clarté appliqué jusqu’aux fondements de son discours magistral, il nous incitait, nous autres étudiants coincés dans nos habitudes mentales ataviques, à entendre la rumeur confuse du monde englobant. Indistinction universelle des bruits et bruissements entrés les uns dans les autres, couverts les uns par les autres. Sentiment obscur et poignant d’une présence indéterminée et sans nom saturant chaque être particulier et toute chose de son rayonnement. Le terme foyer revenait souvent - foyer de l’espace suscité par la forme d’une oeuvre et le désir de la beauté, qu’elle attisait ; foyer de sens, à propos d’une philosophie ou d’une poésie dont la transcendance illuminait l’esprit, depuis les origines ; foyer de la rencontre entre des êtres, quelquefois réels mais cependant toujours imaginaires, que le destin poussait l’un vers l’autre, dans une allégresse qui les déchirait : Orphée et Eurydice, Hamlet et Ophélie... Le sentiment très fort qu’il existait un foyer de grâce, de vérité, de beauté, mais que celui-ci était dissimulé, aussi inaccessible que le feu terrestre, conduisait l’âme, infailliblement, à l’épreuve de l’exil intérieur. Telle était la condition pour commencer à penser et, plus tard, peut-être, à créer. Le maître évoquait l’espace en fuite, les ciels de Ruysdael, la mouvance au sein des structures dans les derniers Cézanne, la trace ouverte et fugace de Tal Coat. Il arrivait que nous sentions la distance entre la pauvreté du réel qui nous appartenait, et ce cosmos rejoint et réunifié par la parole inspirée, dont l’oeuvre était de vider les frontières et d’abolir les clivages. S’il en était ainsi, ce n’était qu’en raison de notre indignité et de notre immaturité, tandis que la parole du maître ouvrait tout ce qu’elle touchait, et que nous restions sur le seuil, fascinés, impuissants. Il y avait quelque chose de décourageant dans la perfection d’expression de cette pensée originale, constamment inventée, et aussi dans l’immensité du savoir où elle s’enracinait. Aucun de nous ne pourrait jamais aller aussi loin, aussi haut, aussi profond. Cependant, en dépit de la transcendance de son intelligence, de sa culture et de son don d’expression, le maître favorisait tous les possibles dont nous étions remplis. Il nous apprenait à sentir et à penser, à ne jamais penser sans avoir déjà senti, à saisir par la pensée le sens de ce que nous sentions. Il nous délivrait des objets et nous ouvrait aux choses, il nous incitait à apprécier la valeur des systèmes au poids de l’expérience vécue. Il exerçait sur nos consciences une autorité fondée sur la puissance de la connaissance et le prestige du verbe, mais son enseignement était libérateur : toujours nous étions renvoyés à notre propre capacité d’affirmation de soi. Nous était seulement donnée, en partage absolu, l’ouverture de l’être - corps et esprit - à l’incessant (ou inopiné) surgissement du phénomène du monde. Car telle était la merveille et telle la surprise : que le monde dans lequel nous pataugions, sans grand espoir de donner un sens à cette errance et à cette perdition, pût se manifester, au hasard d’un instant, comme pure présence indicatrice d’une raison, d’une direction. À l’appui de cette promesse, qui n’était pas donnée comme messianique mais qui l’était, était proposé l’exemple de Jacob Böhme, soudain rempli de l’illumination spirituelle, par le dernier rayon du soleil couchant attardé sur le flanc d’une cruche, ou celui de Wassily Kandinsky, saisi de stupeur créatrice à la vue d’un de ses tableaux placé à l’envers. Nous savions désormais que de la rumeur confuse de la ville qui nous englobait, une forme ou une voix ou un visage ou un mot pouvait surgir et qu’à partir de là notre rapport au monde pouvait se transformer. Et cela suffisait. Cette attente suffisait, car elle était généreuse. Cette passion suffisait, car elle ne calculait pas et s’augmentait de sa perte.
L’« aïsthèsis ».
Le découpage universitaire des disciplines faisait que le maître intervenait sur tous les fronts de l’enseignement philosophique, dans les limites de questions inscrites au programme. Mais à tout moment, surgissant à toute occasion, une pensée se poursuivait au sein de sa pensée, constituant un axe, et com- me une ossature, et comme un centre d’irradiation, à partir de quoi toute la construction réflexive se trouvait sous-tendue et emportée et éclairée pour ainsi dire du dedans. Cette pensée à l’intérieur de la pensée, mais qui disposait aussi de moments institués où elle trouvait à se développer en elle-même, pour elle-même, était d’ordre esthétique. L’art, essentiellement la peinture et la poésie, secondairement l’architecture et la sculpture, était le point de référence autour duquel s’articulait tout effort de la pensée pour dire l’homme et le monde, l’histoire et l’imaginaire, les mythes, les religions, les métaphysiques. Au commencement de tous ces champs de l’expression créatrice, se plaçait le corps, lui-même création de l’imagination. Et le corps formait le foyer synthétique de toutes les sensations et émotions. Avant toute formulation d’une pensée esthétique, avant toute intention créatrice, avant toute volonté d’expression dans des formes plastiques ou des mots, il y avait, par le corps, assomption de sensations, de perceptions et d’émotions, une longue et puissante sédimentation d’expériences sensibles archaïques saturant l’enfance. Le maître parlait admirablement, après Cézanne, après Bonnard, des sensations confuses que nous apportons en naissant, et qui constituent le fondement de l’expérience esthétique du monde en même temps que le matériel psychique qui s’impose à la création artistique et poétique. L’exigence de sensation était posée à l’origine de la pensée comme à l’origine des formes expressives de la beauté. Et par là le corps se trouvait réévalué, réhabilité, réintroduit dans les processus créatifs que sont l’art, la poésie et la philosophie. Car il porte en sa mémoire obscure le souvenir de tout ce qui a été vécu personnellement et collectivement, en sorte que l’invention d’une forme, d’un style ou d’une idée est toujours affectée par le sens d’un retour aux origines. Et c’est à partir du sentiment des origines et de leur lucide perception qu’est éprouvée la valeur, en vérité fondamentale, d’une forme d’expression esthétique. Dans cette perspective, que le maître développait avec une formidable force de conviction appuyée sur une immense culture, l’artiste créateur était toujours donné comme le premier homme - celui des commencements, celui de la solitude sans échappatoire - en même temps qu’il apparaissait comme le dernier homme, sans postérité authentique, après lequel tout est à recommencer. Ce pouvait être Cézanne ou Renoir, Uccello ou Goya, Rilke ou Melville, Joyce, Beckett, Freud, Heidegger. La référence à l’expérience esthétique et à la création artistique n’était pas, chez le maître, un détour de fantaisie et de séduction, encore moins un exercice magistral bien ordonné. C’était la vie, c’était l’adhésion existentielle de l’être à ce qui le fondait, dès qu’il avait dépassé le stade de l’animalité, et qui lui donnait sens et qui, le libérant des pressions de l’angoisse et du désir, l’assurait de sa liberté. L’aïsthèsis était ce qui, dans l’éprouvement du monde, attachait l’homme au monde et lui permettait de se rejoindre lui-même à travers les figures qu’il créait. Le maître nous invitait à sentir, à percevoir, à recueillir, en attendant, peut-être, de créer à notre tour. En cette façon, il était véritablement un maître. Il n’indiquait pas un chemin. Mais il nous établissait dans la foi que le chemin existait. Pour chacun.
Exister.
L’étrangeté, réellement bouleversante, de ces moments où la parole et la présence physique du maître occupaient tout l’espace et le temps, les immobilisant, les tenant en suspens, comme en une réminiscence d’extase, consistait en ceci : que le maître oeuvrait dans l’ouvert sans que, pour autant, fussent niées les ténèbres closes à l’intérieur desquelles chaque destinée individuelle se déploie. Cet homme était un être solaire, mais il possédait au plus haut degré le sens du nocturne, il y tenait même sa constante attention. Une telle intelligence, qui n’était pas seulement un effet de la culture mais un don du coeur, était extraordinairement consolante et stimulante pour ceux d’entre nous qui se trouvaient particulièrement requis par le rendez-vous avec la part d’eux-mêmes la plus obscure, à l’âge des choix décisifs et des intimations inconscientes les plus véhémentes. Il disposait autour de nous, comme à portée de regard et de main, les éléments d’appréhension de l’existence qui nous permettraient de comprendre peu à peu la nature des liens qui rattachent l’homme à son histoire, l’amènent à construire son monde et le poussent vers ses propres issues créatives. C’était l’espace. C’était le temps. C’était le langage. C’était l’inconscient. C’était la forme. Le maître n’était pas un mystagogue. Il ne nous initiait à aucun mystère. Il n’était le prophète d’aucune doctrine. Il nous fournissait seulement les instruments intellectuels et points d’application réflexifs qui nous permettraient de penser à notre tour. À nous qui commencions tout juste d’exister par la conscience que nous prenions de notre histoire, de notre rapport aux autres et au monde, il nous dévoilait progressivement ce qu’exister signifie. Il nous faisait entendre très sensiblement que l’intelligence de l’existence ne repose pas sur une combinaison de paramètres abstraits et ne se réduit pas aux termes d’une analyse conceptuelle telle que les grands systèmes philosophiques en proposent des modèles. Toujours, il mettait en valeur la dimension pathique - émotionnelle, subjective - de l’expérience vécue. Ainsi les coordonnées de l’espace - haut et bas, avant et arrière, droite et gauche, proche et lointain - et les coordonnées du temps - passé, présent, avenir, instant, durée - se trouvaient-elles toujours évoquées selon leur polarité affective, tout particulièrement remarquable dans les expressions de l’art. L’oeuvre d’art, à tous les niveaux d’élaboration que l’histoire a générés, s’ouvrait à nos esprits comme la concrétisation formelle de l’existence de l’homme et de son destin, en sorte que son appréhension, dans l’aigu de l’intuition esthétique, pouvait nous ouvrir vertigineusement à la connaissance : image spéculaire enrichie d’apports insoupçonnés, drainés dans l’inconsciente nuit de l’imaginaire collectif. Le maître éveillait, chez les jeunes gens que nous étions, un rapport à l’art susceptible de nous révéler les qualités et le sens de notre présence au monde. Car nous ne reconnaissons et n’aimons que les réalités hors de nous-mêmes, en lesquelles nous saisissons une part du secret que nous portons. Naturellement, nous étions doués d’une plasticité telle et d’un tel désir de nous identifier à celui qui nous surpassait infiniment, que les choix du maître devenaient aussitôt les nôtres. À près de cinquante ans de là, les maîtres de notre maître, en sensibilité, sont restés nos maîtres. Exister était moins rompre que se lier.
Le maître.
Nous étions. Nous n’étions qu’un tout petit groupe, quatre ou cinq étudiants, pas davantage. Nous étions. Aucun n’était suffisamment. Nous nous cherchions, chacun en soi, à travers les autres, dans un équilibre précaire mais intense, de solitude personnelle et de sens de l’amitié. Obscurément, chacun venu de son horizon, chacun au seuil de respiration de sa propre histoire, nous aspirions à un centre hors de nous-mêmes, mais qui nous appartînt suffisamment dans notre intimité spirituelle, pour en accueillir toute la lumière rayonnante et en être transfigurés intérieurement, sans pour autant renoncer à la part d’ombre constitutive de l’être, à laquelle nous adhérions, sans autre désir plus grand que de nous y enfoncer et de nous y perdre. Si nous avions choisi d’étudier la philosophie, c’était assurément parce que la quête du centre et du sens, et la conjonction contre-nature mais nécessaire de l’intelligence et de la nuit, s’imposaient à nos esprits avec une vigueur impitoyable. Il y avait en chacun de nous une grande force, une vraie puissance de désir, mais par là même, une insondable réceptivité à la parole et à la présence susceptibles de nous éclairer. Nous étions. Nous n’étions pas suffisamment. Nous étions venus à la philosophie à la recherche de nous-mêmes et à la recherche d’un maître dont nous attendions surtout qu’il fût le garant du bien-fondé de cette « queste ». Nous aurions pu attendre, stagner dans cette rêverie d’exigence, dix ans, vingt ans, tout le reste de nos vies, sans rencontrer de maître à penser ailleurs que dans les textes : Platon ou Descartes, Marx ou Heidegger. Et de la sorte, nous aurions été tenus à l’abstraction, non seulement dans les avancées de notre pensée, mais aussi dans le sentiment qui pouvait nous porter vers la vérité, vers le bien, vers la beauté. La chance inestimable nous fut donnée de rencontrer le maître en personne, un trop petit nombre d’années sans doute, mais juste au moment où lui-même arrivait dans notre ville, à Lyon, en 1954, et où l’urgence existentielle d’une telle rencontre était, en chacun, au plus vif. Nul d’entre nous n’aurait mis en question le principe de la valeur de l’autorité intellectuelle qu’un homme détenait non en vertu de ses titres universitaires, mais parce qu’elle émanait du fond de sa personne, comme la puissance d’un athlète ou le charme d’un séducteur. Du reste, le prix incomparable de cette magistralité venait non de ce qu’elle s’imposait par l’étendue du savoir, l’ampleur ou l’originalité de la construction et la qualité de l’expression, mais à un tout autre niveau d’appréhension, de ce qu’elle était un don de la personne. Le maître, en effet, ne se contentait pas de donner, il se donnait. Il y avait dans son enseignement tout autre chose qu’un discours : un style, une présence. Cet homme ne balançait pas dans l’espace des vérités indifférentes. Il adhérait pleinement et physiquement à une parole dans laquelle se trouvait engagée, avec sa propre volonté de création, une sorte de passion socratique pour l’éveil de l’esprit en chacun - l’ouverture de soi-même à soi-même. Nous étions quatre ou cinq à nous approcher, presque à forcer les limites, à saisir, à accueillir, à nous recueillir en cet accueil, à nous découvrir, tantôt dans la lenteur, tantôt dans la fulgurance, à travers l’épaisseur des mots qui introduisaient à la pensée, à la connaissance de l’homme, à l’intelligence de l’existence, à la transcendance de l’art. Et sans doute étions-nous quelque peu trop jeunes pour mesurer la chance que nous avions d’être invités au festin de la parole et de la beauté. Nous ne savions pas que les maîtres sont très rares et que des générations entières d’étudiants en sont dépourvues. Cependant, sans avoir l’arrogance des privilégiés, nous éprouvions la certitude, par l’expérience que nous en faisions, qu’il est un moment dans le développement personnel où la vraie vie n’est nulle part ailleurs que dans la proximité d’un homme dont la parole excède toute attente possible et fait trembler le coeur en ses fondements. Qui a connu ce moment en conserve la plénitude rayonnante jusqu’à la fin du temps.