tenir au secret : écrire, témoigner

texte du 17 mars 2006


La vie vaut la peine d’être visage, [1]


Ceux de Virginia Woolf et de Virginia Bell nous ont accompagné dans nos lectures.

Trois parutions en attesteront :

Philosophie n° 88 : Le témoignage

— Tout d’abord, une revue : Philosophie aux éditions de Minuit. En lire la présentation, le sommaire et un commentaire sur le site de l’éditeur.

La réunion des communications de deux journées disjointes, la première "L’épistémologie du témoignage", la seconde "Témoigner de l’infini", ne peut manquer de donner à penser quant à l’écriture et ses déterminations. Comme le conclut la présentation, il est effectivement intéressant de voir un concept d’origine biblique travailler au coeur de la métaphysique contemporaine pour proposer une nouvelle compréhension de la phénoménalité et une nouvelle détermination de l’homme.

Ginette Michaud, Tenir au secret

— Cette ouverture de l’homme à son infinité aura présidé à notre lecture de Tenir au secret (Derrida, Blanchot) de Ginette Michaud aux éditions Galilée.

L’universitaire montréalaise avait donné autrefois un substantiel article sur Demeure [2]. Elle se livre ici à un travail très approfondi tentant de prendre la mesure du secret qui s’est noué entre les textes de Blanchot (en premier lieu L’Instant de ma mort, auquel Demeure avait donné l’hospitalité, et deux lignes d’une lettre de Blanchot à Derrida, à nouveau citée et complétée lors de l’adieu à Maurice Blanchot). Le travail d’exégèse y est minutieux [3]. Il vaut sans doute la peine de s’attarder sur les pages 92 à 94, renvoyant à Passions sur « l’être de la littérature » et l’exemple "parlant" de l’autobiographie. Relevons :

Et Derrida poursuit ce commentaire en donnant l’exemple de l’autobiographie, qui n’est certes pas anodin (lui qui déclare paradoxalement : « Je parle toujours de moi sans parler de moi », P, p. 91) : quand j’écris « moi », demande-t-il, est-ce qu’il s’agit d’un texte autobiographique ou d’un texte sur l’autobiographie ? Est-ce que je parle de « moi » ou d’un « moi quelconque », ou du « moi en général » ? Personne ne peut, en toute sûreté, départager les deux possibilités - ni dans une « fiction de type littéraire » ni davantage dans une lettre privée, nous l’avons vu à propos de Demeure -, et c’est en ce point que se fonde le secret de la littérature, qui n’est ni dérobé ni exhibé. En ce sens, il est des plus significatifs que ce soit dans une note ajoutée en marge de Passions, vraisemblablement rédigée après coup (« Là il n’y a plus le temps, ni la place », P, p. 63 : annonce aussitôt reportée, différée, déplacée), que la passion pour la littérature, pour la littérature comme lieu du secret, se trouve évoquée :

Les mêmes mots, la même grammaire peuvent répondre aux deux fonctions [« moi » et le « moi en général »]. Simultanément ou successivement. Pas plus que l’ironie, et autres choses semblables, la différence entre les deux fonctions ou les deux valeurs n’a besoin d’être thématisée (parfois elle doit ne pas l’être - et c’est le secret), ni expliquée avec insistance, ni même marquée par quelques guillemets, visibles ou invisibles, ou d’autres indices non verbaux. C’est parce que la littérature peut tout le temps jouer économiquement, elliptiquement, ironiquement, de ces marques et non-marques, et donc de l’exemplarité de tout ce qu’elle dit ou fait, que sa lecture est à la fois une interprétation sans fin, une jouissance et une frustration sans mesure... (P, p. 90.)

Nous n’en dirons pas davantage ; le commentaire, la lecture attentive par Jean-Baptiste Harang de Carnet de notes de Pierre Bergounioux (éds Verdier) dans le Cahier Livres de Libération, pourra éventuellement tenir lieu d’exemplification de celui-ci.

Cristina Campo, la Noix d’or

— Et puisque la quatrième de couverture de ce livre porte la mention générique Journal, revenons à notre chère Virginia et à notre non moins chère Cristina Campo, qui dans La Noix d’or, nous offre à la fin de son commentaire du Journal de Virginia Woolf ceci :

Pour nous tout doit s’arrêter à cette position figée et désespérée que sont les dernières pages du Journal : brûlées à feu blanc entre la neige et les explosions, vraiment comme un dessin jeté dans les flammes, qui se déplie et s’éclaire entièrement pendant un instant avant d’être réduit en cendres. Exacte, la fin fixe cet instant, dans le masque d’or de la contemplation :

« Je n’avais pas l’intention de décrire une fois de plus les collines sous la neige : cela m’est venu. Et de nouveau je ne puis m’empêcher de me tourner vers la colline d’Asheham, là-bas, rouge, pourpre, gris tourterelle, dominée par cette croix mélodramatique. Quelle est la phrase que je me rappelle toujours, ou que j’oublie ? Regarde pour la dernière fois tout ce qui est beau... Eh bien, à mon âge tout est beau ; je veux dire quand on a l’impression qu’il ne reste pas beaucoup de choses. Et de l’autre côté de la colline il n’y aura pas la neige rose bleue rouge. »

© Ronald Klapka _ 17 mars 2006

[1C’est le titre de l’essai sur le visage co-écrit par Céline Masson et Jean-Luc Parant, aux éditions Encre marine. Il vaut la peine de citer cette page de la psychanalyste où s’inclut la phrase de Jean-Luc Parant : L’écriture est tel le peuple de l’erre en attente de dire.

La voix vient d’ailleurs et le livre est à venir, toujours à venir. Il n’y a pas d’instant présent du livre. Mais un futur présent. *L’écriture est tel le peuple de l’erre, en attente de dire. Se tenir en un lieu où l’écriture est à venir. Écriture du désir, traversée du désert. Le désert est le lieu dans le lieu d’où ça écrit. De ce lieu dans le lieu la voix est audible et le visage lointain. Mais tous les déserts ne se traversent pas. Langage tangage au-delà de l’absence et des mots sans mémoire. L’écriture est le filage de la mémoire sans quoi pas d’histoire. Les pages de ma mémoire se feuillettent et le livre se souvient. Certains livres sont tel un tas de feuilles mortes qui s’envolent au vent, d’autres au contraire sont un grand mouvement d’histoire qui résiste au temps. Le livre est le visage de l’écriture où s’écrivent en toutes lettres les disgrâces de la nature. Quelle face est alors ce livre dont nous parlons ? Où est la bouche du livre qui donne la voix à l’écriture ? Écrire - Et l’encre de vie coule sur le visage aux mille feuilles. Noir sur blanc. Comme le noir pupillaire. Visage. Ce pli d’écriture qui retient l’infini dans ses fils et assemble des entrelacs où sommeille le secret ignoré. Avec le rien de l’énigme d’un visage ou d’une voix, indispensable pourtant, l’exprimer et présenter. Ne gêner personne comme dans les rêves. S’instituer au texte. Un Lieu se présente, le spectacle de Soi et l’écriture fait ses pas. Pas à pas dans la sombritude du temps. Cherchez son pas. Où c’est.

[2Voici ce texte, retrouvé , en ligne, sur le site de l’Université du Québec, provenant de Spirale magazine : « Maurice Blanchot, La discrétion de l’écriture, » n° 169, 1999.

[3L’attention aux dates se retrouve dans l’essai de Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, et spécialement thématisé dans l’article : L’anniversaire - la chance, Revue des sciences humaines n°253 (1999) ; dans cette même revue l’article Le jeune homme et la mort de René Major, souvent cité par Ginette Michaud