Sept fenêtres pour accompagner Heather Dohollau

texte du 6 juin 2005 (Michaël Bishop)


Un choix de sept poèmes de Heather Dohollau et leur commentaire par Michaël Bishop, Dalhousie University


Voici le poème, le dix-neuvième du premier recueil d’Heather Dohollau, Seule enfance, qui paraît en 1978 :

Cette lente démarche que nous entreprenions jour après jour pour être plus près des choses. Soudain, dans la douceur d’un matin, l’impossible bénédiction nous est donnée : la certitude que c’est notre manque même qui est à pénétrer. Et nous touchons de notre impuissance un pan de mur blanc.

voici le poème de la conscience déjà installée "depuis toujours déjà" dirait André Frénaud, dans sa méditation sur l’être, mieux la présence. On traverse cette "marge de silence", chère à Max Jacob et à Reverdy, qui entoure le poème, l’encadre et l’honore sans le transformer en acte et lieu d’adulation clos, pour pénétrer ‹ je pense à l’incipit du "Lac" de Lamartine : "Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages" ‹ pour pénétrer dans l’intimité d’une parole déjà éclose, qui résiste à ce qui l’érode et dont la fragilité ne l’empêche pas de s’élaborer avec sérénité et persistance. Heather Dohollau, n’est-elle pas, loin des frénésies psychiques, théoriques, idéologiques, la poète de la patience, de l’entreprise lentement assumée, lentement accomplie, mais où l’intention, plutôt que de replier la poésie sur ses propres prestiges, l’étincelante intériorité de ses symbolisations à la Valéry, s’oriente vers ce qui, dehors, "les choses", fonde et féconde le regard, les sens, la conscience que nous avons du mortel, de notre mouvement dans et comme une présence fugace. S’installer au cÒur même de ce mouvement vers, ce mouvement qui, parce que tellurique et mortel, est à la fois accès et dépossession, proximité et fuite en avant, c’est aussi risquer, à travers impulsion, expulsion ou propulsion ‹ les mécanismes, précisément, de ce mouvement entrepris et qui nous prend, surprend incessamment ‹ c’est risquer de s’ouvrir, dans la "soudaineté" de l’instant ‹ je pense aussi à "La Passante" de Baudelaire ‹ à un impossible qui se possibilise, à une bénédiction aveuglante mais faisable, opaque et improbable mais qui s’offre, lumineuse et recevable. Et c’est là qu’intuitivement la poète arrive à comprendre qu’il ne s’agit pas de résoudre le problème d’une contradiction ou opposition, mais que l’expérience de l’absence, du manque, parce que déjà lieu de désir, de vision et de transmutation entrevue, reste celle, simultanément, d’une plénitude et d’une présence, à jamais probables, possibilisables. La dernière phrase de ce poème en prose "et nous touchons de notre impuissance un pan de mur blanc" pourrait, certes, être comprise comme représentant une plongée énigmatique dans l’expérience d’une autre certitude, cette fois négatrice, ironique, qui renie tout ce que la "soudaineté" possibilise comme pénétration dans la faille de l’être, de notre être. Mais je dirais alors deux choses : d’abord, cette phrase, ne décrit-elle pas plutôt l’événement ayant provoqué l’intuition précédente, ce mouvement du corps et de l’esprit vers les choses, c’est-à-dire, ce geste qui y accède, qui touche malgré le sentiment de notre impuissance, qui, précisément, vit l’opacité de cette chose comme merveille, qui, à travers l’incompréhensible, accède à la bénédiction de celui-ci, qui sait, comme Duras, que "l’absurde est le divin", que ce qui n’est rien, est tout ? Et ensuite, même si on reste sceptique quant à cette lecture, le poème ne cherche-t-il pas à insister sur la réversibilité de l’impossible et du possible, de l’inaccessible et du don, de l’échange soudainement jailli, vivable, la réversibilité c’est-à-dire ‹ presque l’équivalence ‹ de l’absence et de la présence ? Et, dans cette optique-là, cette impuissance n’est-elle pas simplement une façon de nommer, de désigner, cette puissance secrète qui nous habite, qui, loin de tous les instants, "nous est donnée", là encore "depuis toujours déjà" ?


Voici, de La Venelle des portes, un poème qu’il me plaît de vous lire :

Allongée, légère
Adossée à la mort
Entre les mains
Le bouquet des heures
Avec les mots jamais dits
Encore cachés là
Au rebord d’un pétale
Sous un pli de lumière
Que cela et tout cela
Un manquement comme bien
Une faille de la nuit
Pour amorcer le jour

Optant pour un mode parataxique et elliptique, et ceci sans aucun doute pour mieux étreindre l’expérience de tout ce qui, dans la conscience qu’elle a de ce qui est, clignote, vacille, se dissipe tout en s’offrant, Heather Dohollau réussit à articuler une totalité en suspens qui flotte, fragile, instable, friable ‹ et pourtant nous sommes loin de toute impression de vulnérabilité, d’angoisse ‹ sur les fêlures, nullement baudelairiennes, de sa relativité construite. Serait-ce la légèreté, synonyme de joie angélique peut-être, de cette présence féminine installée comme une anti-gisante contre la mort, à l’aise déjà avec la mort, qui expliquerait la simplicité caressante de cet accueil fait au temps ? La mortalité est déjà fleur, bouquet de fleurs rassemblées et qui résistent à la dégradation de l’énergie qu’elles constituent. Et même l’absence de tout ce qui n’a pu être dit, communiqué, échangé avec l’autre en face de nous, que nous sommes ‹ même cette absence n’en est pas une : le logos, notre logos, les mots que nous, nous n’avons pu prononcer, restent là, cachés dans les plis de l’être, de la beauté fleurie, rendue présente, de l’être : rien et tout à la fois, "que cela et tout cela", mots glorieusement dérisoires car inexistants, mots assumés comme une plénitude en réserve, virtuelle donc présente. Et, là encore, tout devient réversible chez Heather Dohollau : une confiance, qui n’est qu’amour, volonté d’être, loin de toute présomption, une confiance vécue, surgie viscéralement dans l’épaisseur du corps et du cÒur, lui permet de dresser l’équation du manquement et du bien : l’absence, encore une fois, est comprise comme une présence, la faute se transforme en innocence, la carence devient abondance, l’insuffisance bienfait, satisfaction, utilité. La poétique de la nuit, loin d’ériger le monolithe incontournable de sa définitivité symbolique, s’ouvre à sa relativité, révèle sa faille, sa faillibilité, se réinsère dans la continuité de l’expérience qui fonde mais ne stabilise pas son concept, montre qu’elle est fille ou mère d’une poétique de l’aube, et s’en réjouit. Aucun figement affectif, psychique ; l’acceptation tout au plus de tout ce qui n’est que provisoire, glissement, devenir, en nous et dehors ; le poème comme cette agilité perpétuelle, cette légèreté qui nous porte et emporte, immanquablement.


Ce poème de Matière de lumière est le premier de cette séquence de sept poèmes qui s’intitule "Fenêtres" et où Heather Dohollau traverse certains espaces existentiels privilégiés : Westbourne Road, Penarth ; Richmond Road, Cardiff ; la Rue Blainville ; Le Château de la Jarousse ; Frognal ; l’Île de Bréhat ; la Rue Brizeux.

Westbourne Road, Penarth

M’installant pour les orages
Devant la fenêtre
Tournant le dos
Aux animaux de l’arche
Sauvés immobiles
De l’eau gros bleu des murs
La chambre est sombre
Et en bas dans le jardin
Les roses sont noires

Au printemps vieilli
Hors du regard du soleil
Les jours pâlissent
Comme sous une souche
Les tiges blanches s’entremêlent
En frêles étreintes
Dans un abri de mort

Mais l’enfance est
Maintenant se voit déjà
À rebours des ans
Que de temps perdu
À tirer des traits
D’un compte continu
À gommer les traces
D’un paysage profond
J’avais peur
De voir en spectre le présent

Il aurait fallu
S’aventurer
Là où les autres existent
Trouver en creux une place
Mais qui peut moduler un miroir ?

Le soleil est là
Qui crée du désir l’espace
Sous les pas d’amour
Réel est le chemin

Ce poème, comme les autres, est ainsi le poème du lieu vécu, poème qui chante ‹ discrètement, loin de cette exaltation du premier Perse, mais avec persistance et le sentiment d’une pertinence facilement effaçable qui se rattache à des lieux fondateurs ‹ poème qui chante le vécu, le traversé, le presque oublié, le récupère, l’honore dans sa simplicité, le mystère de ses turbulences, le savourant comme une expérience à la fois du fragile et du solide. Aucun effort ici, d’ailleurs, pour recentrer esthétiquement cette fragilité en exploitant les ressources pourtant inépuisables de la prosodie, de la musique, de la plasticité. Heather Dohollau reste peu soucieuse de créer un lieu de charme textuel, de magie stylistique, de sémiosis étincelante faisant valoir ses propres feux d’artifice. Certes, des constances restent, variables d’ailleurs, qui pourraient êtres comprises comme des gestes d’esthétisation et d’harmonisation : les proportions strophiques, la longueur des vers, le manque de ponctuation quasi-total, le respect des majuscules, la stabilité de la marge, etc. Mais rien qui oriente coûte que coûte vers la caresse d’un sublime, ou, par anti-esthétisme, vers la rage d’une désarticulation radicale. C’est que l’intention est ailleurs ‹ ni "joli méli-mélo" ni "mécrit" pour reprendre la terminologie sans doute excessive de Denis Roche, mais moins aussi une "combativité" poétique ( : l’expression est toujours celle de Roche) qu’un besoin, simple, honnête, essentiel, de dire cette difficile sinon impossible insertion de la présence, par le biais de la mémoire, dans l’espace du langage. Mais, si celui-ci n’invite aucune mollesse ou indulgence par rapport aux options esthétiques qu’il offre, les mots ne provoquent pas non plus ces sentiments d’angoisse ou d’autoflagellation qu’éprouvent certains de nos poètes modernes. Sereinement, naturellement, simplement, le poème accède au récit transparent de l’intime, loin pourtant de tout "self-story", comme Michel Deguy l’appelle. Rares, aujourd’hui, sont les poètes qui pénètrent si discrètement, de façon si peu voyante ‹ mais avec quel regard ! ‹ dans le royaume de notre passage mortel : la chambre de l’enfance, les roses du jardin, l’orage qui passe, la maison qui protège, tous les espaces, toutes les distances saisies dans le miracle de leur géométrie relationnelle qui sauve.
La deuxième strophe va plus loin dans l’évocation de tout ce qui, en principe, possiblement, problématise cette idéalité ou sérénité tellurique assumée : le vieillissement, une pâleur qui s’installe, ce qui reste frêle dans l’étreinte, la conscience implacable de la mort. Et pourtant, chez Heather Dohollau, aucune protestation, aucun cri de douleur, ni plainte ni complainte. C’est, me semble-t-il, que cette poète voit les choses différemment. Sa vision est moins bouddhiste ‹ d’où l’absence de tout stoïcisme ‹ que taoiste : tout est pris dans le mouvement de ce qu’il est, ce devenir qui, s’il est mort et dégradation, est simultanément naissance et jaillissement obscur. On pourrait maintenir que le comme, la comparaison, même l’acte d’écrire en général, emblématise ‹ constitue, pourquoi pas ? ‹ ce jaillissement. Et on n’aurait pas tort de l’affirmer. Mais la sérénité d’Heather Dohollau va même plus loin, il me semble, envahit et occupe l’espace de l’expérience fondatrice. Elle est peut-être apprise à travers le devenir qu’elle assume, mais elle a l’air d’appartenir aussi à une origine vécue, elle paraît avoir été reçue comme un don originel. Le visage de ce qui pâlit, s’affaiblit, glisse vers la mort, n’effraye pas ; on dirait même qu’il réjouit, que le sourire de l’improbable flotte presque perceptiblement aux lèvres de cette femme-enfant installée devant sa fenêtre. Il ne s’agit pas tout simplement d’opposer, mais de façon appositionnelle, et pour y voir une quasi-équivalence paradoxale, printemps et vieillissement, lumière et pâleur, vigueur et blancheur, étreinte et fragilité, refuge et mortalité. Il n’y a rien, non plus, à mon sens, de délicatement nostalgique, aucune psychologie du retrait mental face à une temporalité qui risque de dévorer. Non, je parlerais plutôt d’une assumation de l’être à la fois dans sa tensionalité et avec la conscience placide, imperturbable d’une totalité, d’une gamme d’expériences qui se déploie, unifiée à travers ses différences mêmes.

La troisième strophe débute de manière dramatique ‹ si ce ton serein, dédramatisé, peut être le site d’un drame compris étymologiquement comme action ‹ et affirme l’absolu de l’enfance malgré cette dérive du mortel (qui, effectivement, est aussi, comme dirait Yves Bonnefoy, un éternel qui goutte). Passé et présent convergent. L’Òil qui transperce le masque du temporel, réussit ‹ mais sans aucun effort rationalisant, paraît-il ‹ à niveler le temps, à l’unifier, le transmuant en "maintenant", en nunc et hic, hic et nunc ‹ ceci malgré une conscience qui persiste d’un temps dans le temps qu’il n’est que trop facile de perdre : car on comprend mal la profondeur, l’unité, l’ici-et-maintenant-toujours du temps et de l’espace. Le poème devient ainsi l’expérience d’un ineffaçable, d’un "paysage profond", éternel, plein, abondant, qui regorge de ce qu’il est ‹ mais, que la peur ( : cet amour détérioré, bloqué, impossibilisé, devenu spectral) transforme en absence, vide, ce désert pourtant, comme dit Salah Stétié, qui n’est que la face secrète, néantisée, d’un désir qui replénifie.

La quatrième strophe, il est vrai, semble, un moment, vouloir refonder ce qui a été fondé, se dérober à cette lisse continuité psychique, reconstituer un être compris pourtant comme menant à cette si simple, si heureuse sagesse qui, effectivement, domine toute l’Òuvre de Dohollau et, en plus, possibilise le poème de l’accueil, de la placidité et de ce que les bouddhistes appellent la "volonté joyeuse", là où aurait pu se déclarer le texte de l’accusation, de l’énervement, de l’autocritique angoissée. Mais la réflexion sur le mode du conditionnel, au lieu de culpabiliser, se culpabiliser, ne récuse nullement cette discrétion qui frustre certains mouvements vers l’autre et le foisonnement existentiel que représente celui-ci ‹ et ne faut-il pas souligner que, même si ce déplacement, ontologique s’était accompli, il n’aurait permis qu’un recentrement "en creux", la création d’une forme concave et évidée, discrète et en retrait, de l’état originel de l’être qu’il véhicule. Le mais du derniers vers de la strophe poursuit ce retournement circonspect et rétablit la logique non pas d’une résignation, d’une acceptation pénible de l’être, mais, plutôt, d’une assumation de ce qui, dans ses propres actes et choix, constitue ce miroir où l’on se reconnaît, authentique, tautologie vivante pour ainsi dire, loin de toute modulation, autre que poétique, ici et maintenant.

La dernière strophe replonge poète et lecteur/lectrice dans cette expérience méditée de la présence. Loin maintenant de toute notion de divorce venant menacer cette intégralité, cette intégrité de ce qui est, Heather Dohollau nous offre la riche modestie de la chaleur et de la lumière, de ce qui, dans le cosmos, nous pousse ‹ autre tautologie ? ‹ à l’aimer, à le désirer, à nous y installer dans l’ingénuité d’une démarche nous permettant de prendre sur nous ce que nous sommes, et ainsi, comme dit Heather Dohollau ailleurs dans le même recueil, de comprendre à quel point "ce que nous ne sommes pas / Est ce que nous sommes".


"Lumières du nord" est le titre d’une suite de poèmes paraissant dans Pages aquarellées en 1989. Voici le deuxième des sept poèmes dont se compose cette suite :

Nuit d’été

Un dîner pour les dieux habitant l’air
Nos doublures en cette nuit que garde le jour
Des pensées nous protègent, une haie de fleurs
Au balcon sombre s’éclaire en papillons
Cueillant en rêve leur miel au fond du ciel
Tout baigne dans une paix sans bord
La porte de verre suspend l’image du monde
Nos traces nous tiennent : un chapeau et des gants
Le vin non bu des heures brille dans les verres
Notre absence nous absout laissant la place
À ce qui est dehors sans fermer l’oeil
Quand passe au loin l’aile rapide de la nuit

Voici, rassemblés, quelques mots pour chanter la calme beauté d’une nuit d’été qui invite à dîner dehors sur une terrasse. "Strophe pour une agapê", dirait Denise Le Dantec : agapê : repas et amour. Poème qui plonge dans la divinité, la magie d’un temps à la fois suspendu, illimité parce que divinisé en quelque sorte, l’humain se transmuant en ce sacré vite oublié, qu’on croit inhabitable, les dieux venant, revenant jouer nos vieux rôles oubliés, déconsidérés, et poème pourtant pris dans l’expérience de l’éphémère, d’une fragilité mortelle qui, cependant, ne menace jamais, temps et lieu qui sauvent, où tout ‹ fleurs, dieux, jour, papillons ‹ garde et protège, illumine et pacifie. Le réel, ainsi, loin de se déréaliser comme chez un Moreau ou un Redon, ou, de manière plus surréaliste, chez un Ernst ou un Magritte, retrouve sa dimension intrinsèquement merveilleuse, souriante, surnaturelle (comme dirait Lyall Watson), naturellement extraordinaire : les fleurs et les papillons qui s’y abreuvent, cette lumière du soleil couchant qui est à la fois ce qu’elle est et un miel qui s’offre, cette porte qui devient tableau, micromonde enchanteur, "inexpecté" comme disait Verlaine de son propre symbolisme ‹ tous les phénomènes vécus de ce moment si fugitif, si sublimement effaçable, baignent dans cette paix qui est aussi bonheur ‹ mais pas le "bonr" ironique du Rimbaud d’Une Saison en enfer ‹ bonheur et pénétration, mieux amour, des "choses du simple" ‹ mais loin de toute intellectualisation, toute conceptualisation. Dohollau choisit de ne pas s’écarter de l’expérience de cette banalité qui reste notre seule et si grande richesse. Le minimum, ainsi, fascine ; ce que Michel Deguy appelle, dans son beau poème de ce même titre, "l’insignifiant", obsède et séduit ; les humbles "traces" de notre passage ‹ quelques verres qui traînent, quelque vêtements abandonnés sans le savoir au moment de quitter la table, paraît-il ‹ de telles traces font l’objet d’une méditation éclair, prises, serties, dans la conscience de la poète comme des pierres précieuses mais divinement ordinaires. Tout, ici, est récupération contemplative et glorification discrète de ce qui est, comme il est, étreinte de l’innocence exquise de ce qui est, de ce mystère de notre "occupation des sols" (comme écrit Echenoz), de ce mystère des infinis réseaux relationnels de ce qu’on appelle l’être, le temps, l’espace.


Un deuxième recueil paraît en 1989 : L’Adret du jour. Voici un des poèmes de la troisième section intitulée "Illusion d’entrée" :

L’Île d’amour

Haute passerelle du jour
La lumière du soir éclaire les cimes des arbres
Mince chemin des âmes par-dessus les grottes obscures
Cachés sous les ailes berceuses des branches
Les oiseaux ne sondent plus le silence
Et la nuit cueille de la terre les couleurs
Comme des roses

La longue éclaircie du temps du regard
Est chance de vie où sur la rive les roses
Suspendues près de l’écume tressent la transparence
Et les êtres qui touchent d’un pied léger
Un sol que baigne un soleil oblique
N’existent que par une grâce de coeur qui sauve
Dans une île de la vue

L’arbre foudroyé est la lyre d’un dieu
Jouant les accords de la lumière dans le ciel du soir
Musique silencieuse glissant comme une rosée entre jour et nuit
Sur les faces des fleurs, des larmes de joie qui sourdent
Aux cils de l’ombre, un baume ultime
Pour l’attente trop brève
Des heures d’étoile

d’après Fragonard

Ce poème discrètement émouvant s’écrit sous le triple signe des trois titres qui, plus ou moins directement, le régissent sans, pourtant, le contraindre. Le titre du recueil projette une psychologie et une théorie ( : theoria : observation, contemplation) du bon côté, du côté ensoleillé, lumineux de l’existence, des choses qui naissent, émergent, sont. Le titre de la troisième section, "Illusion d’entrée", semble vouloir imposer à cette theoria du lumineux certaines limites en insistant sur le caractère potentiellement chimérique de nos mouvements et tropismes ontiques. Mais ne s’agirait-il pas ici d’une double ironie, celle des apparences, d’un paraître qui leurre et mystifie, étant doublée ‹ je pense à la belle définition que nous donne Andrée Chedid de la poésie qui "couvre de dérision la dérision" ‹ l’ironie, donc, des apparences trompeuses étant doublée de celle d’une conscience, mieux d’une expérience, de la présence vécue, vivable, comme ‹ et malgré l’éphémère qui le gonfle ‹ cela qu’on ne perd pas, qu’on ne quitte pas, où on n’a même pas besoin d’entrer, car l’accès nous est déjà donné : "Comment perdre ce qui est toujours là / Le vrai incroyable", écrit-elle dans Matière de lumière (ML, 93), et ailleurs dans le même livre : "Toujours nous cherchons une porte / Dans le jour / De cette terre // Un moyen / De rester / Au ciel où nous sommes" (ML, 99) : illusion d’entrer dans ce paradis hölderlinien, oublié mais déjà éparpillé sur toute la surface de la terre ? Le titre du poème "L’Île d’amour", pourrait tout aussi bien évoquer certains tableaux de Watteau que l’art du peintre que désigne le texte, ce Fragonard qui nous offre tant de scènes galantes, pleines souvent de charme et de ce mélange, qui semble animer le réel tel qu’il le perçoit et le rêve, d’intensité sensuelle et de gracieuse sérénité. Là, dans ce lieu/non-lieu qu’est le tableau, ou la parole, de l’île, tout n’est-il pas, d’abord, le triple signe de la clôture et du refuge ( : l’île en tant que mot, graphème / en tant que phénomène pictural, picturème / en tant que sème, emblème), pour devenir ensuite ou simultanément ouverture, mouvement vers l’autre, heureuse et si mortelle vulnérabilité ?

Le premier des trois septains librement équilibrés évoque la lumière comme moyen d’accès, en tant que pont, instrument de transport, de mouvement amoureux par conséquent. Elle est acte et lieu d’élévation et d’immanence à la fois, d’illumination et de spiritualisation de ce que nous sommes et vivons. Mais la nuit et l’obscurité qu’elle dissémine, restent, dans l’optique de cette "vision" (comme Lamartine aurait peut-être appelé cette expérience de la présence), le temps et le lieu d’un réconfort, d’un rassurement inaliénable, presque angélique. Loin d’opprimer, d’effrayer, elles ‹ la nuit, l’obscurité ‹ ramassent et rassemblent, assimilent et protègent pour mieux déployer, à l’aube, la gloire des couleurs et des chants d’oiseaux.

Le deuxième septain pose le regard, l’espace-temps du regard, comme éclaircie, lieu d’ensoleillement, splendeur s’ouvrant à ce qui est, comme lieu d’éclaircissement aussi, autant viscéral, charnel, que spirituel (au sens large de ce terme) : le regard, la contemplation ( : action dans le templum de l’être, avec) comme "chance de vie", possibilité d’accéder, consciemment, sciemment, à ce qui, déjà, est, en nous et partout, à cette opacité des phénomènes qui, aussi, est synonyme de "transparence". Là ‹ mais est-ce vraiment un espace que celui de l’Òil du tableau, que celui des paroles aussi fragiles que ce qui se tresse près de l’écume ? Et peut-on même parler de temps là où l’existence ne tient qu’à un fil, "une grâce de cÒur" ? ‹ là, malgré nos doutes et nos parenthèses, tout est légèreté et caresse multipliée mais diaphane, chaleur et délicatesse sublime, une idéalité descendue parmi nous, rendue immanente, salut paradisiaque mais terrestre. Île privilégiée mais de chair et d’os dans la theoria de l’être, des êtres.

Comme le troisième septain ne cesse de l’affirmer, et dès le début, le monde ‹ et s’il s’agit d’un monde, il s’agit aussi du monde tel que nous pouvons le vivre si nous voulons ‹ le monde, même détruit, dégradé, demeure ce qu’il a toujours été : un instrument de musicalisation divine de ce qui est. Ainsi, la lumière est-elle déjà et toujours symphonie, harmonisation, caresse mélodieuse et balsamique, nourricière même. Phénomènes qui donnent, phénomènes qui reçoivent... Échange, interpénétration, réciprocité, enlacement, la "musique silencieuse" de l’amour des choses et des êtres entre eux, l’extase qui sourd et surgit de ce qui est, comme ce qui est, pour ce qui est, passages, glissements, roulements de cet ontos qui est notre terre, notre difficile et pourtant si simple amour cosmique...


Les Portes d’en bas paraissent en 1992. Voici un poème sans titre, qui vient de ce recueil et qui m’est particulièrement cher :

La vie est dans la vie
Ce qui est entré dans la mort
Nous parle toujours ailleurs
Une certaine musique
Une équivalence de lumière
–Mais si cela est vrai
Où est le lieu réel

–Dans l’amour qui perdure
Et trace dans la ressemblance l’unique
L’identité est dans la douleur
Et les couleurs éparses du monde
Sous l’angle du coeur
Peignent une seule rose

La tautologie du premier vers nous parle de cette unité irréfragable qui a toujours fasciné le Baudelaire des "Correspondances", mieux le Gautier des "Affinités secrètes", et c’est sans doute l’expérience d’une telle simplicité ontique, sa théorie au sens étymologique de ce terme que nous avons déjà évoqué ( : observation, contemplation), qui explique la sérénité qui règne partout, royale mais non abusive, lucide car ressentie. La présence comme lieu/non-lieu de circulation de l’Un, comme lieu d’équivalence, d’équipollence de ce qui est... Oui, le réel s’offre comme un champ infiniment plus vaste qu’on ne l’avait pensé ; ce qui entre dans l’espace de la mort ne quitte pas le champ du réel qui s’en trouve amplifié, vertigineusement agrandi, infinitisé. Dohollau devine la relativité de nos compartimentages, de notre langage qui nomme et, en nommant, concrétise, idéologise, psychologise cette relativité. La vie étant dans la vie, tout est vécu, et vivable, sur le mode d’une continuité presque impensable, sur le mode d’une inséparabilité transmutatrice où un même ne cesse d’affleurer partout dans l’abondance et l’illumination de ses différences. Ce qui paraît discret, disparate, discordant se musicalise, s’harmonise ainsi quelque part dans cet espace infini qui n’est qu’une gigantesque synecdoque ( : étymologiquement : "compréhension simultanée"), une structure ou gestalt, surtout psychique, où n’importe quoi peut se prendre pour, à la fois, n’importe quoi et tout, où ce que Heather Dohollau appelle "une équivalence de lumière" règne logiquement et réellement. Et ne faut-il pas insister ici sur le caractère précisément lumineux de cette réversibilité, mieux de cette gestalt d’infinies réciprocités ? : nous sommes, effectivement, loin de la conception sarrautienne d’une telle structure : aucun étouffement ici, aucune agressivité : l’opaque de ce qui est, s’illumine, s’ouvre, tend sa transparence vers l’autre, cesse de vivre la claustrophobie du distinct.

Nous sommes ici, bien sûr, dans le domaine de l’intuition, de l’instinct sachant, enfin, se détacher de ce qui pourrait les démoraliser. Si le poème amorce vue interrogation de sa propre "vision" ‹ et il n’a pas peur d’une telle autocritique ‹ il n’est pas prêt à tomber dans ce piège qui consiste, implacablement, ironiquement, par un sentiment presque pervers de nécessité sceptique, à saper la base de ses propresimpulsions, ses propres clartés. Vivre la pertinence de l’expérience palpablede cette gestaltfusionnelleoù domine le principe de l’amour, l’idée del’entretissage principieldes phénomènes, c’est se vivre simplement, c’est vouloir accéder de plus en plus à sa propre profondeur au lieu de s’égarer dans les dédales d’un cynisme intransitif qui stagne et qui vient d’ailleurs. La question ‹ "Où est le lieu réel" ‹ se pose ainsi sans angoisse, sans agressivité : elle correspond à un besoin d’affirmation, de confirmation, plutôt que de contestation : tout au plus pousse-t-elle à articuler la réponse, restée jusqu’ici latente, mais qui ne tarde guère à surgir : "Dans l’amour qui perdure".

Si cette redéfinition de nos façons de concevoir et de vivre l’espace (et le temps) ‹ et cette recatégorisation s’accompagne d’une repsychologisation, on l’a vu, où l’amour l’emporte hiérarchiquement ‹ si de telles transformations perceptives permettent de voir un monde où différence,pluralité,multiplicité peuvent être vécues sous l’angle de l’unicité, de l’indivision, Heather Dohollau reste sensibleà une certaine douleur résiduelle ‹ qu’elle évoque ici, mais avec ambiguïté et sans pour autant se laisser déstabiliser par la conscience qu’elle en a. "L’identité est dans la douleur" : vers énigmatique à certains égards où il faut, je crois, tenir compte des points qui suivent : 1. le mot identité ici est-il synonyme d’équivalence, unité, mêmeté et constitue-t-il ainsi une mise en doute de cette psychologie de l’ubiquité transcendante mais partout immanente de l’amour ? La gestalt même de l’unité amoureuse plonge-t-elle, est-elle, "dans la douleur" ? 2. s’agit-il plutôt de l’individu, se concevant en tant qu’individu, oubliant si souvent cette plénitude identitaire, cette infinité même qui, même dans cet oubli qui l’accable de douleur, le définit à son insu comme acte et lieu/non-lieu d’amour ? Le vers se juxtaposerait ainsi de façon oppositionnelle, paradoxale aux deux vers qui précèdent : Où est le lieu réel ? : Dans l’amour qui perdure..., (mais) l’identité est dans la douleur... 3. mais s’il y a identité, fusion, réciprocité de preuves amoureuses dans le vrai lieu du réel, et si, également, l’identité de l’individu se concevant comme isolé, exilé, risque de plonger dans la douleur, n’est-ce pas une façon de dire à quel point nous comprenons mal ce que nous sommes, à quel point nous assumons peu ou mal la plénitude amoureuse qui nous habite, que nous habitons mais aveuglément : "Nous sommes", écrit Heather Dohollau dans Matière de lumière, "les hiéroglyphes de la profondeur / Dans la profondeur même" (ML, 60). Les trois derniers vers du poème, rattachés en quelque sorte grammaticalement et logiquement à celui qu’on vient d’examiner, gardent à leur tour, malgré leur très belle simplicité, un caractère énigmatique. Ils parlent de cette identité de ce qu’on voit, de tout ce qu’on voit (en ce moment) et de ce qu’on éprouve, ressent : double convergence, d’abord de ce qui est épars, distinct, éparpillé, ensuite du monde perçu et de l’émotion, de ce qu’on projette et reçoit simultanément, dans un échange, rousseauesque, extériorisant-intériorisant, mental et senti-mental. Cette double convergence crée cette "seule rose" qui est décrite. Phénomène de beauté sans aucun doute ; mais la rose, est-elle, ici, rose aussi de la douleur ? Ici, sous l’angle d’un cÒur qui souffre, oui ; mais ce cÒur, dans ce poème, dans cette Òuvre, s’il ne peut oublier la douleur qui le traverse, n’oublie pas que le lieu réel est dans l’amour même là où l’identité risque de se brouiller, de se définir selon d’anciens critères.


Le dernier des sept poèmes que j’aimerais vous lire est le texte liminal, sans titre, de la sixième suite de La Terre âgée, "Un temps de Velléda" :

La route est encore là
Elle penche, remonte et reste
Un lieu de regard
Et vers la fin
Là où se creusent à droite
Les ornières
Près d’une ancienne ferme
À gauche une barrière
Donne sur un pré si vert
Les yeux s’abreuvent
D’une eau absente
La preuve

Si ce poème n’a pas de titre, comme les six autres qui, en quelque sorte, le complètent, l’ensemble des poèmes en a un : "Un temps de Velléda". Velléda, s’agit-il de cette prophétesse germaine qui, au temps de Vespasien, prédit la victoire de Civilis et des Bataves révoltés contre l’empire romain en 69, et qui, après avoir été trahie par les siens, figure dans le triomphe de Domitien ? Ou Velléda, serait-elle ce personnage des Martyrs de Chateaubriand, cette druidesse infidèle à ses vÒux de chasteté qui finit par se suicider, emblème par excellence de la passion malheureuse ?
Le poème, effectivement ‹ et en cela il ressemble a tous ceux qui suivront ‹ paraît vouloir prendre ses distances par rapport à toutes ces références historiques ou littéraires, d’autres même que je n’arrive pas à cerner. Il fuit toute tendance allusive ou emblématique et cherche à s’installer dans la plus simple des optiques descriptives et méditatives. Voici, ainsi, le poème de la transparence aveuglante de ce qui est là ‹ une simple route ‹, sa paradoxale quasi-imperceptibilité, son innocence dans l’espace et le temps, sa persistance malgré le temps, sa fidélité, ce geste qui consiste à s’offrir comme "lieu de regard", d’ouverture, comme signe de ce qui est possible, des formes possibles de l’être. Tout, d’ailleurs, est paix, acceptation, accueil du simple, qualités se reflétant dans cette structure prosodique et strophique si peu prétentieuse, si peu criarde, si peu préoccupée de ses propres prestiges esthétiques. Le poème comme un simple cheminement, une simple progression sur cette route-ci de l’être dans la discrète flagrance de son déploiement, de sa spécificité révélée mais si facilement oubliée ‹ ses mouvements qui penchent et remontent, ses ornières, ses juxtapositions (forme, barrière, pré). Puis, tout d’un coup, le poème du banal, de l’insignifiant s’ouvre sur la fraîcheur, la beauté de l’ordinaire, d’un paysage vécu comme temps et lieu d’émerveillement, d’intensité inattendue mais qui attend et qui redynamise l’acte de voir le visible, d’être avec le visible, et ceci d’une façon radicale. Car ici le voir, et l’être, puisent dans les ressources d’un invisible, d’un indicible pourtant là, s’offrant comme preuve à la fois de ce qu’il est (l’absent de tous prés ?) et de ce qu’il soulève et porte (ce pré si vert)... Règne cependant une discrétion, une réserve qui fuit toute intellection trop méticuleuse, trop fastidieusement contraignante. Mais, simultanément et paradoxalement, cette même discrétion encourage la méditation, pousse à éprouver, soupeser la légèreté qu’elle génère, à vivre non pas une dérive de la pensée mais ce flottement du sens obscur des choses qui sont.

© Ronald Klapka _ 3 juin 2005