Restituer la présence absente

texte du 6 juin 2005 (Pierre-Alain Tâche)



par Pierre-Alain Tâche
Champ Libre (Poésie 97 n° 68 / juin)


L’oeuvre poétique laisse en nous une trace d’encre et de lumière qui ne peut être figée : elle garde la fluidité féconde du vivant - ou alors, elle ne compte pas. Nous n’avons pas à l’expliquer, mais à la comprendre, car elle se suffit à elle-même. D’ailleurs, elle refuse de se laisser dire en peu de mots. Nous pouvons tout au plus témoigner ; avec l’espoir de convaincre qu’il est urgent d’aller aux livres.

Il y a, dans le cas particulier d’Heather Dohollau, que les premières pages publiées étaient - sans y prétendre l’aboutissement d’un long chemin intérieur. Je les découvrais centrées sur l’essentiel et comme exemptes de faiblesses. Que cette réussite fût le fait d’une poétesse d’origine galloise ne manquait pas d’interroger d’autant plus fortement qu’il est rare de voir l’usage de la poésie s’accommoder d’une langue qui " n’est pas la langue de la mère ". J’indique ainsi une première singularité de Heather Dohollau : elle écrit en anglais, dès l’enfance et jusque dans les années soixante, des poèmes qu’aimait Henri Thomas, qui fut aussi le lecteur de ses premiers essais poétiques en français. Ces derniers constitueront Seule enfance, son premier recueil. Nous sommes en 1978. Quatre ans plus tôt - et ce n’est pas un hasard -, elle a confié au Centro Studi R.M. Rilke, à Duino, une monographie - Les cinq jardins - qui donne son titre au dernier livre publié.

Une particularité de l’oeuvre me paraît être le corollaire de cette entrée tardive en poésie française : le livre inaugural, de dimensions modestes, contient en germe les thèmes majeurs et les préoccupations récurrentes des futurs écrits. D’une manière non fortuite, car Heather Dohollau ne tâtonne pas. Elle traduit d’entrée de jeu sa volonté de faire face en posant les questions les plus nues : " D’où part le cri / Quel est le tir, la cible " ? (Michaël Bishop note pertinemment à ce sujet que " nous comprenons que ce cri et les flèches qui seront évoquées plus tard révèlent un souci de la logistique de l’être : son origine, sa trajectoire, son intentionnalité ). Le recueil apparaît ainsi comme une orée bien dégagée, qui rend lisible la forêt. Il constitue le modèle à la fois fragile et cohérent d’une oeuvre capable d’advenir pleinement. C’est déjà beaucoup quand tant de tentatives échouent à définir une aire crédible. À partir de là, on peut s’interroger sur la cause de l’investissement inouï qu’une telle expérience implique. Et la trouver, précisément, dans une enfance unique, heureuse et bercée de livres, qui pressent l’invisible comme une chance d’équilibre ; dans une enfance troublée déjà par le sentiment d’une privation liée à la fuite du temps, qui dérobe en passant la réalité, dont il ne resterait rien si les mots échouaient à la retenir. La part du réel défaillant ailleurs dit " peu sûr " - est ainsi très tôt entrevue. Elle ne donnera pas champ libre à l’imaginaire ; sa fonction est d’ordonner une urgence, d’instaurer une responsabilité, de délimiter l’espace premier, fût-il vide, d’une manière telle qu’il devienne impossible de le perdre, quoi qu’il arrive, même si, dès L’adret du jour il est question de réunir ses "traits épars", selon Novalis. (En effet, s’en tenir au seul recensement serait déjà admettre l’idée de la perte du paradis ; ce qui semble foncièrement étranger à la démarche positive de Heather Dohollau).

Le monde est réel "dans l’entre-deux" seulement. La fonction du vide, ouvert par ce qui passe, est de porter en avant (" Vivre, c’est parcourir un espace ") et de créer le besoin, qui ne peut être satisfait, de "vivre entre les bords du temps comme dans une coupe ". Il ne s’agit pas d’habiter ; ce serait nier ou, du moins, entraver le mouvement d’adhésion si caractéristique de la poésie de Heather Dohollau - qui dit d’ailleurs de sa maison qu’elle est " celle dont chaque instant est le seuil ", esquissant ainsi une poétique dont on ne s’étonne pas qu’elle ait attiré l’attention d’Yves Bonnefoy. Il s’agit de faire face en se souvenant. D’où cette constatation :

Aime ce que tu aimes
Est la loi qui révèle
La distance vraie
Entre regard et mémoire,

La mémoire, ainsi, n’altère ni ne compromet le ferme dessein de se tenir, précisément, sur le seuil, dans l’ici et le maintenant. Tel est le lieu véritable de cette parole et son attache ontologique, puisqu’il offre une chance de " restituer la présence absente ", une présence qui, venant sans cesse au-devant, nous constitue. Tel est son centre, puisqu’aussi bien " nous sommes faits de ce qui est autour de nous ".

Si la finalité que la poétesse assigne à l’écriture est de capter ce qui peut l’être par les mots, pour retenir ce qui passe, elle est aussi (et peut-être même surtout) de permettre de voir " ce qui reste à l’extérieur, qui vient s’appuyer contre la vitre du texte". Le poème, en quelque sorte, facilite la vision, rend possible l’accueil et la sauvegarde, par un acte conscient. Et cette attitude exprime une force qui ouvre et dégage un espace, plus qu’elle ne sollicite une réponse. Elle parvient aussi, par une inversion significative de l’approche (elle entraîne les êtres et les choses du " visible vers l’invisible d’une terre sans faille "), à dépasser l’attention inhibée face à la présence offerte et à revendiquer " le droit à l’éphémère de ce qui dure ".

Une originalité essentielle de l’oeuvre doit encore être signalée impérativement -faute de pouvoir multiplier ici les perspectives. Elle tient à la conversation constante que Heather Dohollau entretient au coeur même du poème, dans la proximité des textes et la reconnaissance active des lieux (Venise, Sils-Maria, Soglio, Orta), avec quelques grands pairs (Hôlderlin, Rilke, Jouve, Pavese, Tsvetaeva, Akhmatova, parmi d’autres) comme avec des peintres, dont l’usage a fonction d’exercer et d’ajuster le regard " sur la balance de l’être " (Morandi, Balthus, Bonnard, Cézanne, Music, Poussin, pour m’en tenir à ceux dont la présence est comme un fil rouge de recueil en recueil). Comme elle le dit elle-même, " il s’agit moins d’illustrer une démarche que de cerner un regard ", ajoutant : " Nous écrivons souvent par les interstices dans les oeuvres des autres ". Il y a là comme une basse continue soutenant le chant libre d’une oeuvre qui (c’est l’occasion de le relever) ménage une place constante à la musique, quand bien même elle y fait peu souvent référence explicite.

Le dialogue est une chance que se donne la parole sereine de Heather Dohollau. Il l’accroît en l’autorisant à créer ses traces, en la portant vers la lumière, en la détournant de l’obscurité. Alors, dans la mouvance du monde, l’absence, la mort même, sont tenues pour preuves. Et le vide désirant apparaît comme une chance de plénitude. Le combler est un acte d’amour accompli par la quête des signes et qui invente le " geste qui sauve en liant tout au tout". J’aime que dans La terre âgée cet élan tende à restaurer " le sens / D’une gamme de l’être". Car, dans le désarroi du monde, il n’y a pas plus noble dessein, plus nécessaire entreprise. Et seule la poésie, hors de tout dogme, peut cela.

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© Ronald Klapka _ 3 juin 2005