"Et plus vaste en avant de moi..." lectures d’André du Bouchet

texte du 1 septembre 2003 en cours de révision


A l’occasion de la parution de l’ouvrage de Clément Layet dans la collection Poètes d’aujourd’hui chez Seghers.


Peser de tout son poids sur le mot le plus faible pour
qu’il s’ouvre et livre son ciel

Le générique "la poésie, pour apprendre à vivre" doit beaucoup à la contribution d’Elke de Rijcke [1] au collectif de la Rivière échappée 8-9, 1997 animée par François Rannou.

Elle s’intitulait Comment la poésie nous apprend à vivre

Précisons le sous-titre :
Ouverture d’une parenthèse sur les questions posées et les
réponses données dans Et ( la nuit d’André du Bouchet
.

Pour faire bref il s’agit d’une lecture que l’on dira politique du poème d’André du Bouchet tel qu’il s’inscrit dans le recueil Qui n’est pas tourné vers nous publié en 1972 au Mercure de France . On peut dire que la figure d’Alberto Giacometti y occupe une place privilégiée et cela n’est pas indifférent pour saisir (ou plutôt se laisser saisir par) la manière du poète.

Spectres de Marx (Galilée, 1993) de Jacques Derrida constitue la grille de lecture essentielle adoptée par Elke de Ricjke, une approche de « cet autre qui hante notre langage et qui nous hante comme un spectre [et qui], est désigné dans Et (la nuit par le terme de cela.  »

Et de Spectres de Marx, Jean Birnbaum dans son entretien avec Jacques Derrida publié dans le Monde du 19 aôut 2004 mettait en avant cet exorde énigmatique : "Quelqu’un, vous ou moi, s’avance et dit : je voudrais apprendre à vivre enfin." [2]

Clément Layet à qui on doit un récent et lumineux « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers s’attarde volontiers sur une note développant cet aspect, dans son étude de « Poussière sculptée » la version 1998 pourrions-nous dire de Et (la nuit (in l’Ajour, Poésie/Gallimard). Il ajoute ceci, à quoi nous tenons :

« Tout en partageant sans réserve cette interprétation, il ne faudrait pas surinterpréter un texte qui [...] ne dit jamais, au moins explicitement, quoi faire ou comment se comporter. André du Bouchet ne professe rien. Il place simplement le niveau d’exigence au plus haut ».

Au travers de ce qui est dit, cela        qui doit se faire jour,
est à dire déjà

Voilà donc qui permet de resituer ce « Comment la poésie nous apprend à vivre », c’est « selon André du Bouchet », dans le désaisissement, dans le dénuement, dans « l’emportement du muet ».

Dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » était déjà paru en 1979 un « André du Bouchet » sous la plume de Pierre Chappuis (Son essai reparaît aujourd’hui chez José Corti , avec un autre consacré à Michel Leiris, mais sans le choix de textes auquel il servait d’introduction).

Clément Layet a repris à nouveaux frais - et avec le parrainage de Pierre Chappuis- l’introduction à André du Bouchet au travers de cinq études très convaincantes et d’une anthologie qui en fait aussi une lecture personnelle en quatre parties : les poèmes et proses ; les traductions, les textes sur la peinture, les textes sur la poésie.

Alors étudiant en philosophie, Clément Layet a rencontré André du Bouchet dont il confrontait les écrits avec la pensée d’Heidegger. On doit à l’amitié qui s’en est ensuivie ce remarquable essai, à faire figurer dans toutes les bibliothèques de lycée, les BU et autres lieux de la lecture publique !

Une note de cet ouvrage (2, p 240) attirait l’attention sur André du Bouchet lecteur de Hugo :

« Sa lecture est précise, son écriture, très affirmée. Il suffit de lire à ce titre l’anthologie qu’il propose des textes de Victor Hugo, en 1956 chez GLM : L’Oeil égaré dans les plis de l’obéissance au vent. Du Bouchet isole des paragraphes, des phrases, voire quelques mots des poèmes et romans, puis compose à partir d’eux un recueil inédit, susceptible de renverser toute lecture antérieure de l’oeuvre de Hugo. Les éditions Seghers viennent de rééditer ce recueil , suivi d’un article, L’Infini et l’inachevé, publié en novembre 1951 dans le n° 54 de la revue Critique, ou du Bouchet élabore les principes de son approche.

Cela est parfaitement juste à quoi il faut ajouter la prière d’insérer [3]
d’Yves Peyré, de cet essai de très haute tenue : A hauteur d’oubli (Galilée, 1999). On sait qu’il a souvent accueilli des poèmes d’André du Bouchet, dans sa revue l’Ire des Vents.

Le petit livre édité chez Seghers (on regrettera son prix pour un quasi poche) particulièrement probant est sans doute susceptible de lectures dans un ordre différent de ce qui nous est proposé. Ce qui tendrait à démontrer si besoin était que lire c’est aussi se lire, tout en sachant que « telle doit être notre lecture, de reprise en reprise libre sans cesser d’être rigoureuse, vigilante, à son tour refusant, face à l’inconnu, tout encadrement, soucieuse seulement, dans le silence intérieur, de servir d’écho à cette voix dont nous attendons qu’elle continue de nous accompagner » ainsi que l’exprime Pierre Chappuis, en avril 2001 en postface à la réédition de l’essai de 1979.

Ces reprises, on les retrouvera dans trois notes de lecture de Tracés d’incertitude du même auteur qui mettent comme un point d’orgue à cet essai :

—La parole en avant d’elle-même (à propos de Qui n’est pas tourné vers nous)
—L’instant irréductible (Rapides, Défets, les Hauts de Bühl)
—Réitération dynamique (Peinture, Ici en deux, Une tache, Axiales)

Si c’est à la lecture des essais récents que l’on conviera en priorité, l’on n’omettra pas de signaler un entretien d’Antoine Emaz avec Emmanuel Laugier dans le Matricule des Anges à l’occasion de la parution de Ras où l’auteur de C’est nous indique sa dette envers son aîné. [4]

On n’aurait garde d’oublier le numéro 96 de la revue Po&sie (2°trim. 2001) qui comporte des hommages à André du Bouchet, mais aussi celui qu’il avait réalisé pour son ami Louis-René des Forêts.
(homme              enfant           rien)

Enfin ceux qui aiment à conjoindre espace du poème et espace de la peinture pourront parcourir le catalogue de l’exposition de Toulon (Hôtel des arts nov 2002-janv 2003). Ils y trouveront outre les peintres aimés des pages des carnets manuscrits et aussi l’état des derniers poèmes écrits (composés ?) à Paris et à Truinas. . [5]

© Ronald Klapka _ 1er septembre 2003

[1ELKE DE RIJCKE est née à Gand en 1965 et vit actuellement à Bruxelles. Romaniste, spécialisée en sciences de la littérature, elle est l’auteur d’une thèse sur André du Bouchet (L’Expérience poétique dans l’oeuvre d’André du Bouchet. Matérialité, matière et immédiatisation du langage, Katholieke Universiteit Leuven, 2002). Elle enseigne la langue et la civilisation françaises à l’Université d’Anvers. Essayiste, traductrice de poésie d’auteurs néerlandais, elle a commencé en 2002 un travail poétique avec troubles. 120 précisions, expériences, et gouttes ! lacets, pieds presque proliférants sous soleil de poche, double volume en cours de finition, écrit en français et en néerlandais. Elle travaille également en ce moment à un projet de poésie documentaire (écriture, audio et vidéo) intitulé Visions du quotidien et de l’intime. Notice de la revue L’étrangère, 8-9, Sur la critique

[2En lire cet extrait : « l’écriture poétique et la justice »

[3Le mot initial de distance (vis-à-vis de soi, sujet, au regard de tout objet réel ou supposé du discours) et celui, en apparence contradictoire, quoiqu’exprimé à l’égal telle une visée nécessaire, de rejoindre semblent s’interpeller et se répondre dans l’oeuvre d’André du Bouchet.

L’écriture repose en effet pour lui sur ces deux piliers antithétiques, ces deux expériences fondamentales (successivement éprouvées mais données simultanément) et, pour finir, elle est l’acte par lequel celui qui a pris la plus grande distance réussit, pour cela même, à rejoindre, le monde entier des choses ayant été, dans l’intervalle de ce bond exorbitant, vérifié et embrassé et jusqu’au sujet lui-même qui, comme les choses, ni plus ni moins, a trouvé son assise dans ce passage.

[4Antoine Emaz a donné depuis un "Debout sur le vent" dans la collection Jean-Michel Place / Poésie.].

[5On lira avec émotion Truinas-le 21 avril 2001, de Philippe Jaccottet, La Dogana. J’aime, pour ma part, ces simples mots "Nous avons les mêmes raisons" de la première rencontre entre André du Bouchet et l’auteur de la semaison.