Philippe Beck, une générosité têtue

texte du 29 octobre 2006


Une monographie dialoguée, grâce à la vigilante attention des éditions Argol et l’amitié de Gérard Tessier.


Ce livre je l’attendais. Lecteur de poésie, lecteur de travaux critiques, je ne trouvais pas exactement mon compte à comparer ce que, lisant Philippe Beck, je pouvais ressentir et ce que d’autres tout savants qu’ils fussent et sans doute des mieux intentionnés disaient d’une oeuvre certes formellement novatrice mais à ce qu’il me semblait bien attelée à cette tâche de donner le sens de l’important.

Ainsi le chapitre XIII (il y en a trente-deux), Didactique.

Voici la question de Gérard Tessier [1] :

D’où la nécessité du « courage d’être didactique » (Roberto Rossellini) malgré les surdités et les puissances du pire ? La surdité à de la vie musicale serait moderne et, selon Agamben, « nous sommes les premiers humains qui ne soient pas accordés par une STIMMUNG (...), absolument non-musicaux ». L’ambition héroïque du poète s’entend dans ce que dit Mallarmé : « ce que je dis est vrai - ce n’est pas seulement musique » plutôt que dans le « ça ne veut pas rien dire » de Rimbaud ? Ou dans les propos si forts de Rossellini, retrouver et redonner « la joie de penser ».

La réponse de Philippe Beck (une partie) :

La didactique a une origine, le coeur Je suis chargé de pensées, comme X. ou Y. a des pensées sur le coeur. Des pensées pour, hommagiales. Le coeur est gros et lourd. Impressif Lourd d’impressions. Le désir de dialogue a pour cause un coeur lourd et dépendant, visité, chercheur. Le dialogue amical appuie sur le coeur, qui est la bibliothèque vivante, musicale, des archives de l’amour, en tant que l’amour donne à penser. Dans l’amitié, la source de la pensée apparaît ; c’est l’amour, qui est le sujet de réflexion des amis. (On pourrait dire que l’idée de toutes les idées, le transcendantal, c’est l’Idée d’Amour. Avec un sens fidèle et chaste, l’esprit spéculatif en trouve des preuves expérimentales.) Par exemple, des humains absents sont des centres de la discussion. Ce ne sont pas seulement des thèmes particuliers. L’expérience d’amour affecte tout sujet de la conversation. Le transcendantal, c’est l’admirable. Et le désir d’enseigner, c’est le désir de faire connaître l’admirable, ni plus ni moins. D’où des chants didactiques.

Je reprends la parenthèse : (On pourrait dire que l’idée de toutes les idées, le transcendantal, c’est l’Idée d’Amour. Avec un sens fidèle et chaste, l’esprit spéculatif en trouve des preuves expérimentales.) et je me transporte au chapitre XXX : Journal.

J’y apprends au milieu de la longue question (exercice de lecture questionnante) de Gérard Tessier que le Journal mis en ligne une année durant chaque samedi sur sitaudis.com, a été entrepris après la lecture d’Etty Hillesum. Gérard Tessier relève un extrait d’« Une vie bouleversée » : Les rapports de la littérature et de la vie. Trouver ma voie sur ce terrain.

Je note que Benoît Lobet titre sa recension du livre de Sylvie Germain : Etty Hillesum ou le coeur pensant :

Au milieu de la barbarie qui se préparait, souhaitant étouffer en elle et autour d’elle tout sentiment de haine, elle déclarait vouloir être « le coeur pensant de tout un camp de concentration ». Sylvie Germain commente : « Un coeur pensant est plus qu’un coeur simplement aimant, c’est un amour en veille, en alarme, en action constantes. Un amour dénué de sensiblerie, qui fait front à la réalité dans toute sa sauvagerie, brave le mal avec ténacité, pugnacité. »

Il me semble que c’est éclairer un propos, une intention. L’hommage de Ph. Beck à Derrida concluait :

Rudolf Vrba est un cas de phrases qui libèrent dans la réalité. [2]

Cela vous est actuellement hermétique ? alors le chapitre XXV : Ellipse, est fait pour vous, et vous saurez pourquoi un poète, praticien de l’ellipse matérielle peut enseigner la philosophie [3].

A ce point, je présume qu’il est clair que pour le lecteur que c’est l’existence impersonnelle de Beck que révèle cet entretien. Ce qui lui donne sa tenue, littéraire, et offre la joie de penser, en compagnie. Une manière de répondre peut-être de rejoindre la communauté de ceux qui sont sans communauté (Derrida, entretien dans la revue Europe), la communauté désoeuvrée (Nancy) ou inavouable (Blanchot) ? On conçoit alors que Ph. Beck dise du poète qu’il est un "communicant paradoxal".

J’« illustre » en empruntant au livre, cet inédit de Chants populaires, à paraître chez Flammarion en 2007 :

Chants sont des contes refaits.
Des rédifications.
Morale vient dans la suggestion.
Elle est populaire, car des publics
la cherchent parmi des morceaux
de religion à terre.
Des contes refusent la clé,
comme le dernier, sur une clé
qui tourne et tourne.
Ici, il y a des postcontes,
des morales dramatiques,
intermédiaires.
Après l’ère des variétés.
Moralité va et vient,
comme en électricité.
Quelqu’un peut allumer un chant
comme une ampoule dans la chambre
du particulier.

Pour terminer, un Eloge (chapitre XVII) :

Lacoue-Labarthe dit ceci : « Il n’y a pas d’écriture, ni même de discours, en première personne - jamais. » C’est la sensation que j’ai éprouvée en écoutant Nathalie Stutzmann dans la Deuxième Symphonie de Mahler.

Le travail d’édition, dans la collection Les Singuliers qu’a initiée il y a quelques années Catherine Flohic, et qui nous a donné de mieux connaître Quignard, Djian, Nizon, Bergounioux, Stefan (et sur la table Frédéric-Yves Jeannet) est fidèle à cette sensation.

Puisse cet abrégé de lecture l’être aussi !

© Ronald Klapka _ 29 octobre 2006

[1Bibliothèque Municipale de Nantes

[2Il faut préciser une phrase citable et risquée : " Si je ne lisais pas, la vie serait laissée à elle-même, c’est-à-dire à rien du tout. " Il va mieux en le disant que la vie n’est pas rien aux yeux de tout le monde. Donc, à mes yeux aussi. Aucun mépris de la vie dans l’hypothèse provocante et succincte. Il s’agissait de dire que " la vie elle-même " est une chimère. La chimère même est un être composite, un mixte inaperçu d’écureuil et de kangourou, par exemple. Cela n’existe pas. La vie nue, muette et suffisante, est une abstraction, comme le rocher qui tiendrait sa forme de l’air et non des mouvements de l’eau. L’existence est un roc qui prend forme par fragilité. Son principe de fragilité est principe d’insuffisance. La vie même ne suffit pas à ce qui s’appelle un humain. En chacun, le langage, qui détruit de vraies promesses tenues par le silence effrayant, vient aggraver la dépendance et l’insuffisance pour leur donner un sens historique : la vie est drame, action par élaboration progressive de la pensée. Vie mérite le nom d’existence si elle accepte la loi qui dit à chacun d’être un homme d’action. Un homme d’action de la pensée. Non pas un homme d’action théorique, velléitaire. Un homme qui avance par la pensée. L’existence est l’exposition aux mouvements de l’eau. A l’humidité qui façonne sur terre. Car la terre est aérée, en feu, mouillée et l’eau va avec elle, et le feu. Les éléments donnent à penser, eux qui sont la matière diverse de la vie, jusque dans l’éclat de son abandon historique. Hédonistes abstraits (bourreaux esclaves) font des phrases. Réfugiés, esseulés, emprisonnés (victimes en action) savent des phrases de détresse, la suite mémorable de leur effort même intérieur. La vie nue leur est indéfiniment étrangère, dans l’épreuve du dénuement : il y a les phrases à eux, qui est leur action, leur instance et résistance. Rudolf Vrba est un cas de phrases qui libèrent dans la réalité.

[3Après des études de lettres, Ph. Beck passe l’agrégation de philosophie. Il est actuellement maître de conférences dans cette discipline à l’université de Nantes