Dans le vertige nu d’avoir été ce rêve

texte du 31 janvier 2005 texte en cours de révision


« il arrive que nous hissions de la beauté vers le ciel »
Mais « ciel et lilas », c’est tout de même beaucoup.


Voir est dévorant. Les choses que nous voyons sont moins les emblèmes de ses victoires que des limites à son expansion. Elles nous en protègent, tels des esquifs dont les bords fragiles arrêtent - mais pour combien de temps ? - son océanique avancée. Les peintres savent le danger. Ils jouent avec ce feu. Vous devez connaître aussi, chez vous, ceux qui entourent d’un trait lumineux certains objets opaques, à la manière dont la blancheur d’une vague limite sur le rivage d’une terre l’omnipotence solaire de la mer. Il y a ceux qui combattent la clarté en y jetant des ombres. Mais parmi les peintres, il y a également les captifs de la passion de voir ; ils livrent les choses à la lumière et ils les perdent, naufragées dans la visibilité. Au fond, nous sommes tous des peintres, même si nous ne construisons pas des théâtres où se déroule cette lutte entre le voir et les choses. Certains résistent à cette fascination vorace ; d’autres n’y cèdent qu’un moment, saisis d’une vision qui ne sait plus ce qu’elle perçoit ; beaucoup se hâtent - inconscients ? - vers l’extase qui sera la fin de leur monde.
Michel de Certeau, Extase blanche ; La faiblesse de croire, Seuil, 1987

Gérard Titus-Carmel, peintre et poète, indissociablement

Gérard Titus-Carmel est dessinateur, peintre et poète. Essayiste également. A l’occasion de la parution de Manière de sombre (Obsidiane, 2004, collection Les Solitudes) , Marc Blanchet s’est rendu chez l’artiste à Oulchy-le-Château (Aisne) d’où il a ramené un substantiel entretien pour le Matricule des Anges n° 58. On relèvera assurément l’expression d’une poétique dans la réponse ci-après à une question pointant quelques aspects formels du dernier recueil : deux ensembles de 33 poèmes de 12 vers de 12 pieds (Fougères, Ronces) encadrant une prose en trois parties égales : Serré dans le jour, à la manière d’un rétable :

« Un désir d’équilibre, je ne sais pas - plutôt d’unité, en effet. En tout cas, la recherche d’un dispositif formel par quoi le livre se fermerait sur le vœu exaucé d’un corps recomposé qui n’aurait rien d’autre à imaginer que son propre silence. Ce qu’on appelle ailleurs l’évidence. Ainsi j’utilise les fragments, je les organise, j’accueille les bribes éparses d’un discours sans ordre et les assemble dans le projet d’une forme qui leur fera avouer du sens. Je pense ici, incidemment, à cette phrase de Novalis : « C’est sous la forme du fragment que l’incomplet apparaît encore le plus supportable ". L’incomplet, c’est la conscience du corps démembré, cet épuisant travail qu’on doit faire, sans relâche, qui sans cesse demande qu’on l’inscrive dans un récit. Car le fragment a ceci de douloureux qu’il n’est pas seulement une bribe arrachée dans le hasard du monde, il se présente à nous avec toute la mémoire de ce qui est irrémédiablement perdu à ses bords, et dont il demeure chargé.

Ainsi le souvenir cuisant de ce que nous fûmes, c’est-à-dire notre propre histoire, que nous ne pouvons reconstituer que dans le remords, sûrs que nous sommes de notre foncière incomplétude. Je ne peux que rassembler les fragments d’une mémoire qui toujours plus m’échappe et se diffracte en mille éclats, et offrir à cette charpie une enveloppe où elle tentera de se trouver un sens. L’entreprise est désespérée, je sais, mais c’est bien la seule qui, à mes yeux, vaille sa peine. Aussi suis-je soucieux de la forme qui, par son autorité, prétendra à la nécessité. La nécessité : l’autre nom de la beauté. »

Nous ne reviendrons pas sur l’analyse de ce recueil, qu’a réalisée aussi Claude Adelen, pour le compte de la Quinzaine littéraire n°887, 1/15 nov. 2004. Notons que Claude Adelen participait au colloque Titus-Carmel de Villeneuve sur Yonne (septembre 2004), en compagnie de Christian Doumet, Antoine Émaz, Bernard Vargaftig, Marie-Claire Bancquart,, Pascal Commère, Jean-Marie Perret, colloque qui atteste qu’une vue d’ensemble de l’œuvre, de ses lignes de force, de sa place dans le concert poétique et dans l’époque est éminemment possible et surtout bienvenue.

Disons simplement que Manière de sombre et manière noire ne sont pas étrangères, et que le graveur s’est souvenu « d’un chemin creux, un de ceux qu’il parcourait parfois dans son enfance en été, quand il allait aux mûres ». II était étrangement sombre et bordé de hauts talus. Et plus tard, ce sillon s’identifiait à l’estafilade qui raye la surface polie du cuivre. »

Du sombre aussi retenons la tonalité élégiaque telle qu’on la retrouve dans « Semper dolens » (Elégie de la nuit coye) à la mémoire de Patrick Casson, parue dans le Nouveau Recueil n° 73 (décembre 2004-février 2005), un texte poignant et beau :

[...]

    Larmes antiques coulant pour se lier
En nœud de violence   (traîtrise & abandon-
Il n’y aura donc eu que ce clignement des yeux face au large
Ce savoir étendu au domaine
    les phalanges écartées pour mémoire

En signe de deuil et
De si total désappointement
Faisait ombre sur le sol et qu’alors montait en thrène
« Grant dommaige est que la terre le coeuvre »
Ou que la chair ne s’offre au luxe de la cendre)

[...]

Mais c’est sur la forme fragmentaire que nous voudrions revenir au travers de deux ouvrages parus aux éditions Le Temps qu’il fait : Epars, qui rassemble des écrits très divers et Feuillées (ou plutôt En présence de Feuillées, tel que le mentionne l’intérieur du livre), une méditation d’Yves Bonnefoy qui englobe bien davantage que l’une des dernières séries du peintre.

Du titre du premier ouvrage, Gérard-Titus Carmel précise en sa préface :

« Il me plaît de penser qu’épars est le nom qu’on donne aux barres transversales qui maintiennent également écartées deux pièces plus longues d’un même assemblage. Qu’il désigne aussi la traverse servant à fermer une porte. Et si cela n’était pas assez, qu’on se souvienne que dans le langage de la marine - l’ancienne, celle de l’époque de la voile -, on utilisait ce mot pour nommer les petits éclairs, non accompagnés de tonnerre, qu’on observait parfois le soir lorsque, la chaleur enfin retombée, ils parvenaient encore à électriser le ciel et les âmes... »

Une trentaine d’entre eux (parus entre 1990 et 2003) y ont été réunis ; ils proviennent de revues diverses : Nouveau recueil, L’Animal, Mâche-Laurier, Rimbaud Vivant, Atelier contemporain, catalogues d’exposition : H.M., le guetteur absolu ; il y a des poèmes (admirable Vagho), des proses, l’expression d’une poétique comme dans cette lettre sur les fragments du Songe (de Vaux de Jean de La fontaine) , ou Le retrait, le surcroît (qui convoque Du Bouchet et évoque les Nielles), ou encore cette contribution aux Compagnies de Pierre Michon autour d’une stupéfiante dédicace de Rimbaud le fils : « Donné à ... par ... avec une mise en garde solennelle : qui n’aime pas ce livre n’est plus mon ami » . La pluralité des modes d’intervention de Gérard Titus-Carmel ne reflète aucunement une dispersion telle que le mot Epars pourrait le signifier, mais bien la solidité de l’assemblage au travers de multiples éclairages.

Pour appréhender le parcours de l’homme Titus-Carmel, on ne pouvait rêver meilleure entrée que ce rassemblement opéré par les éditions du Temps qu’il fait, mais attention il ne s’agit pas d’entrer en distance savante vis-à-vis de lui, mais en dialogue, et se préparer à aborder plus fraternellement encore le poème lorsqu’il a pris l’étendue de « Manière de sombre » ou se désigne à l’aide du mot « estran » , comme le dit Bonnefoy : un beau vocable rare qui dit cet espace devant la mer où des débris d’objets gisent çà ou là en désordre, tristes autant qu’insolites, avant qu’une marée haute, une parole vivante, ne fassent oublier ces épaves dans l’élan heureux de la nage. (Feuillées p.57)

De Feuillées, huit chapitres dans lesquels alternent des détails de La Grande Feuillée et des dessins intitulés Feuillées, Yves Bonnefoy nous dit : « Feuillées », c’est un très beau mot car sa matérialité sans substance suggère moins la masse des feuilles qu’un creux qui s’ouvre en elle pour abriter des désirs, voire même les chants et danses des soirs de fêtes. Alors que « feuillage » a des tons froids, « feuillée » en a de plus chauds, et à travers ce qui reste un mot la lumière a ainsi de quoi faire gracieux accueil aux élans des corps.

Ces « Feuillées », Titus-Carmel les évoquait ainsi dans Epars :

« Ces derniers temps, une flore inconnue s’est sournoisement développée dans l’espace de l’atelier. Des conditions particulièrement favorables ont sans doute aidé sa forte croissance, presque monstrueuse : palmes souples et alanguies, feuilles acérées achevant un fouillis de tiges tordues qu’on devine élastiques et difficilement cassantes, bouquets épineux et buissons fous sont montés à l’assaut des murs, les couvrant déjà à demi. Il s’agit maintenant d’élaguer, d’étêter, de couper et d’égaliser : je ferai, me dis-je, une haie droite et bien taillée de cette forêt sans âge et si peu respirable que l’envie de border de bandes de couleur, en haut et en bas, ces grands fusains noirs, afin d’en contenir l’expansion, m’est naturellement venue à l’esprit. Comme s’il s’agissait d’intimer à cette touffeur l’ordre de s’en tenir là, à une hauteur qui n’est pas à dépasser et, du même coup, d’en estimer la formidable vitalité à la seule échelle de mon corps. Autrement dit, j’ai pris mesure de mon corps à toiser cet exubérant jardin.

Et puisqu’il est question de rompre, ce sera avec les seules armes de la couleur que je trancherai. Contenir ce foisonnement en portant un coup d’arrêt brutal et définitif et, dans le même geste, doter ces jeunes pousses maintenant privées de toute mémoire, d’une terre et d’un ciel. »

Mais Yves Bonnefoy en vient aux « Feuillées » dans la toute dernière partie de son essai, au terme d’un parcours de l’œuvre de Titus-Carmel et une forte réflexion sur ce tournant de 1984 qui « ramène » la couleur. Néanmoins un examen attentif montre que la rupture n’est qu’apparente, de même que l’ouvrage La Part du livre qui rassemble la période 1965-1994 témoigne de la constance d’un projet, de ses reprises, mais de sa fidélité à un élan initial, que l’on songe au premier « livre d’artiste » réalisé avec un Matthieu Bénézet de 19 ans ! (cf. Gérard Titus-Carmel : la part du livre, textes de Patrick Casson et Eddy Devolder, Dumerchez éditeur, 1995).

Dans cette conclusion, Yves Bonnefoy rejoint Titus-Carmel le poète, et le « besoin poétique », ce « débat entre soi et soi », avec une très belle définition de l’espace d’écriture : « ce lieu du moi qui ne désarme jamais » :

« Mais, et c’est là, finalement, ma question, ce peintre si manifestement au seuil du meilleur de soi - bien que rien ne laisse entrevoir ce qui fera suite aux Feuillées - ne s’attache-t-il pas tout de même au grand problème, le seul qui compte : celui du rapport de l’artiste et de la vie comme celui-ci la retrouve quand il quitte son atelier, sous le signe à nouveau du temps, du hasard des lieux, de sa destinée personnelle ? À cette lumière qui vient parfois jusqu’à nous, pour des instants d’éclaircie, Titus-Carmel n’ouvre-t-il pas maintenant non seulement sa pensée, qu’a aguerrie le vertige, mais ce que l’être humain a de plus intime, sa capacité d’espérance ? Dans ses émotions, dans ses affections, il en viendrait à considérer non seulement des énigmes mais aussi quelques évidences, elles simplement mystérieuses. S’ouvrant, s’offrant, se refusant à nouveau, bien sûr, mais s’offrant et offrant encore. Un débat, entre soi et soi, même si c’est encore et toujours dans l’espace d’une écriture, ce lieu du moi qui ne désarme jamais.

Un débat, et non sa résolution. Un art pour questionner, non quelque affirmation utopique. Mais déjà de quoi déplacer du négatif vers le positif le grand besoin poétique, qui est non d’oublier le premier - le négatif, l’inquiétude - mais de désirer, d’apprendre à désirer, le second. Toutefois, venant ainsi à Gérard Titus-Carmel, avec admiration, avec affection, je vois aussi que je ne puis rien dire de lui, rien prétendre avoir droit d’en dire, si je n’entreprends pas d’agréger à mon hypothèse les enseignements de sa poésie, - de ces livres de poésie qui sont l’autre moitié de sa vie ».

Et Yves Bonnefoy de comparer les accents d’Ici rien n’est présent (avant-dernier recueil de Gérard Titus-Carmel, Champ Vallon, 2003) avec ceux de Mégères de la mer, rappelant que dans le poème de Louis-René des Forêts il est semblablement question d’un rivage où, "dans des remous contre des récifs, tonnent des bruits d’en dehors des mots, fracas du néant, peur que ne sait conjurer aucun bonheur d’enfant à se jeter dans la vague".

Mais de citer aussi ce poème :

Cet arrière-fond de nuit
A tant dévasté ma langue
Qu’il ne m’est plus alliance avec le monde
Que dans les seuls mots
Ciel et lilas

Et d’ajouter :

Mais « ciel et lilas », c’est tout de même beaucoup ...

Fidélité de Gérard Titus-Carmel : pour conclure, ces phrases de « Temps de parole », une intervention au Forum de Budapest sur la Culture (avec quelques notes en regard) le 24 octobre 1985 (éditée par L’Echoppe, Caen, 1986) :

« Je voudrais dire enfin aux artistes eux-mêmes qui travaillent dans l’amitié du silence et confient leurs oeuvres au grand jour des regards qu’ils ne doivent pas mésaimer ni dédaigner cette frange de vide qui les suit comme une ombre. Qu’ils doivent, au contraire, la préserver et la cultiver, même et surtout si, par ailleurs, leur vie d’homme les engage naturellement dans les réalités quotidiennes de la lutte avec le jour. Il faut qu’ils sachent que rien, jamais, ne pourra combler cet espace qui est celui de leur vraie liberté - et qu’il n’est pas de liberté sans celle, première, de cette essentielle solitude où les discours ne peuvent qu’achopper. C’est la leçon de cette solitude qu’ils donnent au monde, c’est son exemplarité qu’ils offrent au monde contre tout ce qui tente de les en conjurer. André Breton disait « qu’il n’est pas de grande expédition, en art, qui ne s’entreprenne au péril de la vie ». C’est la saveur de cette ineffable victoire, offerte, sans partage, à tous ceux qui sauront en estimer (et apprécier) les risques qui nous importe. On appelle cette victoire la Beauté. Osons, pour une fois, la nommer. »

Bibliographie sommaire (de cet article) :

Epars, Le temps qu’il fait, 2003
Manière de sombre, Obsidiane, 2004 (collection Les Solitudes)
Temps de parole, L’Echoppe, 1986

Gérard Titus-Carmel : la part du livre, (P. Casson et E. Devolder), Dumerchez, 1995
Feuillées, Yves Bonnefoy, Le temps qu’il fait, 2004
Titus-Carmel, Nielles, 1996/1998, ADACS, musée de Soissons
Entretien dans le Matricule des Anges n° 58, novembre-décembre 2004 avec Marc Blanchet
Recension de Claude Adelen : Manière de sombre, Quinzaine Littéraire, n° 887,1-15/11/2004
Nouveau recueil n° 73, Semper dolens, élégie, pp. 86-98, décembre 2004-février 2005

Ajoutons que L’Atelier contemporain, Automne-Hiver 2002, numéro cinq (diffusion éditions Le Temps qu’il fait) propose un Dossier Gérard Titus-Carmel, avec au sommaire :

GÉRARD TITUS-CARMEL À l’affût ;
CORINNE BAYLE Deux rivages écartés
 ; JEAN-LOUIS BAUDRY Accompagnement
ZÉNO BIANU Jour d’infini ; FRANÇOIS BODDAERT Le Goût de la folie
 ; MARCEL COHEN Lettre à propos de Joaquin’s Love Affair ; EMMANUEL LAUGIER Coupes réglées ; BERNARD VARGAFTIG Seule la distance circule ; DOMINIQUE VIART Envoilements de mémoire

© Ronald Klapka _ 31 janvier 2005