Reconnaissances / Antelme, Blanchot, Deleuze

09/11/2003 — Christophe Bident, Robert Antelme, Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Gérard Haller


« Fin / baisers / fin et on recommence. Lèvres sur lèvres. Bouches. Sexes. Souffles. Mots. Cris. Corps l’un à part l’autre toujours allant et venant. Se mêlant un temps puis se retirant. Chaque corps ainsi présentant à l’autre le cœur secret de la communauté.

“Cœur” : ce n’est pas un lieu, bien sûr, auquel il s’agirait d’accéder. Mais c’est un seuil, une extrémité ; c’est ce bord extrême du corps où, parce que j’y suis affronté à la mort, se nouent tout ensemble mon intimité et mon rapport à autrui. Dans chaque corps, c’est cette place vide qui l’abandonne au commun et à la passion du commun.

Se faire l’écho de ce chœur. Patiemment, laisser le battement s’inscrire. Consentir à l’insauvable nudité du monde qu’il nous confie. »
Gérard Haller [1]


Annoncé dans le Magazine Littéraire d’octobre 2003, consacré à Maurice Blanchot, sous l’intitulé « Question de reconnaissance », le livre de Christophe Bident a pris celui, plus heureux, de Reconnaissances, et vient de paraître chez Calmann-Lévy [2]

Reconnaissances, ce pluriel ne désigne pas les exercices d’admiration des trois auteurs rassemblés dans le sous-titre : Antelme, Blanchot, Deleuze. Une problématique commune de la reconnaissance les réunit ici, selon différentes acceptions que peut prendre ce mot mais dans un cadre précis qui est bien celui d’un travail de pensée -s’y faufile celle du neutre- dans un siècle marqué comme l’on sait, et une époque (la nôtre) où ce terme semble de plus en plus voué à l’insignifiance.

Aussi, emblématique de ce travail, la place prise par la citation de Robert Antelme donnée comme épigraphe et dont nous citerons l’essentiel :

« C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. [...] Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême [...] de comportements, de situations qui sont dans le monde [...]. »

D’emblée on voit donc évoquée « la force extrême avec laquelle l’œuvre de Robert Antelme maintient la nécessité de la reconnaissance au moment où tout porterait à l’abandonner. » et ce sera l’objet du chapitre III : Y-a-t-il une reconnaissance en propre ? Les rémois (mais aussi les autres) ne manqueront pas de noter (p. 85) le texte consacré à l’ange au sourire de la cathédrale, figure du témoin, : « Etre sans pouvoir, c’est son essence : son sourire ne peut être celui du règne » ! [3]

Les deux chapitres qui précèdent : Faute de reconnaissance et Soutenir la figure pointent la maladie de la reconnaissance (autre nom de la maladie de la mort) : troc verbal et approximation généralisés, pour en appeler à une responsabilisation de la responsabilité, pour un reconnaître qui porte sur tous les fronts, traversé par le neutre mais sans la neutralisation.

Et de rappeler que les esthétiques du siècle (Artaud, Brecht, Kandinsky, Picasso, Giacometti... « auront aussi effeuillé les possibilités d’abstraction comme autant de puissances secrètes de la reconnaissance de la figure ». Le chapitre V, y reviendra avec Deleuze et la déterritorialisation de la pensée.

Mais c’est au « partenaire invisible » [4], Maurice Blanchot, que revient la part belle tout au long de l’ouvrage mais plus particulièrement dans ce chapitre IV : Hors de tout rapport (de police, d’hôpital etc., voir p. 96). On aura rappelé préalablement sa loi secrète de l’écriture : « Être autrui pour soi-même » (L’entretien infini ; p. 198, article de 1962).

Un chapitre éclairant qui rend limpide un parcours de pensée et d’écriture. Le dernier homme fait bien le lien avec la figure d’Antelme évoquée précédemment, et le commentaire sur la phrase : « Je me suis persuadé que je l’avais d’abord connu mort, puis mourant », phrase décrite comme la matrice narrative de tous les textes de Blanchot, sera à insérer dans les Lagarde et Michard de l’avenir, et propre à un travail de visite de l’œuvre ! ou à proposer comme sujet de concours ! en effet voilà l’occasion d’une belle relance de la lecture des récits de Blanchot, grâce à quelques aperçus ou phrases qui y invitent résolument (en attendant les œuvres complètes), l’occasion aussi d’apprendre ce qu’est excrire en récrivant.

Faisant suite au chapitre, où Deleuze aidant, la reconnaissance demande de penser l’événement en son lieu de pleine mer, « avant-goût d’île déserte », l’avant-dernier chapitre « Dérèglements d’ambiance » nous fait revenir sur certaines manières d’époque (concernant en particulier la réception de l’œuvre de Blanchot) et nous invite à propos de « l’affaire Rushdie » à gagner le « Sud ». On se souvient peut-être de ces mots :

« J’invite chez moi Rushdie (dans le Sud). J’invite chez moi le descendant ou successeur de Khomeiny. Je serai entre vous deux, le Coran aussi.
Il se prononcera.
Venez. »

Christophe Bident d’ajouter in fine : « contre la domination du « monde », l’invitation au « Sud » indique ainsi ce que la reconnaissance a de plus démesuré et d’incommensurable. »

Extravagance. C’est le nom de ce dernier chapitre, lié à ce vers de Baudelaire :

« Moi, je buvais, crispé comme un extravagant ... » [5]

Quelle plus belle évocation de la reconnaissance au sens où l’on aura entendu tout au long de l’ouvrage, aurait-on pu trouver ? l’auteur d’ajouter qu’elle n’exclut pas "cette extravagance étranglée, qu’au contraire elle la respecte, y puise sa force réservée, son effeuillement certain, son sursis permanent."

On l’a deviné, on quitte le domaine de l’essai pour celui de l’amour ; d’ailleurs on lit dans la conclusion du livre que « reconnaître est le sens du sens » (cf. Jean-Luc Nancy) et que respectant « la retenue des choses en leur état latent » (L’attente l’oubli), cela oblige à poser le fond de l’autre, du milieu et de l’objet comme un malentendu heureux.

Puisse ce bonheur de lecture en être un pour chaque un (all/ein) !

© Ronald Klapka _ 9 novembre 2003

[1Gérard Haller, all/ein, éditions Galilée, 2003 ; quatrième de couverture de l’auteur.

[2Christophe Bident, Reconnaissances, Calmann-Lévy, 2003.

[3La cathédrale de Reims est une ville, comme les autres cathédrales gothiques ; rigueur, désordre, passion romane sublimées, elle a de la ville l’achèvement, la vibration des visages, la puissance et la tolérance, l’oeil qui brille comme l’a vu Malraux, le rythme. Le désordre est intégré, les statues gothiques ont la souplesse de l’idée, elles se connaissent, aucun des personnages n’est enfermé dans sa passion solitaire, c’est l’édifice d’un lyrisme et aussi d’une société qui se tient et se contient en lui. Édifice sublime du pouvoir qui s’élance et s’étale comme le seul.

À l’écart, il y a cet ange qui sourit, la tête penchée. Il n’appartient pas au monde qu’il côtoie : statues qui sont des cariatides, sereines sans doute, car la vérité qu’elles expriment est déjà bien affirmée, moins lourde à porter, familière, mais les cariatides tout de même de cet ensemble, de ce corps qu’elles constituent à elles toutes, immuable. Lui ne porte rien. Des anges de la chrétienté, il est sans doute le seul qui n’appartienne pas à cette histoire. Il n’est pas surpris des larmes des femmes, il n’est pas non plus dans la joie commune, dans la gloire de tous, ni dans le peuple des délicieux musiciens, il ne triomphe d’aucun mal : en rien, il ne participe au Pouvoir. Il ne règne pas.

Le sourire de Reims fait mieux saisir combien celui du Bouddha et de l’extrême Orient est le sourire de l’autorité. Tout est renvoyé à la lourde égalité, tout est par essence dans la vanité de tout, et sans doute ce mouvement de renvoi ne pouvait-il s’incarner que dans un sourire, et sans doute aussi ce sourire ne pouvait-il être que celui de l’autorité.

Si le sourire de Reims n’est pas celui de l’autorité, c’est que l’ange est dans la ville, comme perdu et pourtant le seul visible. Il n’est pas la pierre qui avec d’autres pierres porte l’ensemble de cette famille serrée sur elle-même, énorrme, diverse et étroite, où chacun garde un nom et qui a couronné de ces noms tant de postérité. Ce qu’il est, c’est écrasé. Pourtant, il n’est pas écrasé par cet édifice-là, par cet événement, par ce pouvoir-là, il est écrasé de toujours pour toujours.

Être sans pouvoir, c’est son essence : son sourire ne peut être celui du règne. Être de toujours, mais surtout devoir être toujours, et ce sourire ne peut être celui de l’ironie.

La légère inclination de la tête, où sont la connaissance et l’obéissance : l’habitude. Le commandement auquel il obéit, c’est le regard, n’importe quel regard, sur n’importe quoi. De l’homme à l’herbe, de l’homme à l’homme, de l’homme à l’absent, ce qui est là, c’est sa figure. Étouffée ou radieuse, elle est là, obligée. Parole, image, musique, tout le dit et rien. Il est au cœur du domaine où toute relation va naître. Éternellement recommencée. Ne possédant rien, ne pouvant rien, il est obligé d’être là toujours. Et s’il arrive que l’on dise : “ la seule transcendance c’est la relation entre les êtres ”, dans le bonheur et dans les larmes, c’est lui que l’on voit. Otage régulier de cette prodigieuse bastille, ni maître ni frère, il est dans ce qui se passe, ce qui ne peut pas ne pas être reconnu.

Robert Antelme, revue Lignes, 1994

[4Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Champ Vallon, 1998, 2008.

[5Le poème in extenso.