De l’Iliade, Rachel Bespaloff

texte du 6 mai 2004


Mais les mots "une autre voix" ne rappellent pas seulement la multiplicité des personnes, ils appellent, ils demandent une autre voix : "une autre voix, encore, encore une autre voix". C’est un désir, un ordre, une prière ou une promesse, comme on voudra : "que vienne à cette heure, encore, une autre voix ...". Un ordre ou une promesse, le désir d’une prière, je ne sais pas, pas encore.
Jacques Derrida [1]


La revue Conférence a offert à ses lecteurs de façon très régulière des textes de Rachel Bespaloff (1895-1949) [2] et en particulier dans le numéro 10-11 : De l’Iliade
Nous extrayons de la présentation - remarquable - de ce texte donnée par la revue, ces deux paragraphes initiaux :

De l’Iliade paraît en 1943, à New-York, chez Brentano’s, sous l’égide de Jacques Schiffrin, qui avait fondé à Paris, avec Charles Du Bos, les éditions de la Pléïade ; la collection, exclusivement française, à laquelle appartenait le petit volume, voulait rappeler outre-Atlantique qu’il était possible de résister à cette sorte de démantèlement des esprits qu’on avait vu corrompre l’avant-guerre, et triompher si tragiquement dans le conflit.

Jean Wahl en avait écrit la préface ; pour l’édition en langue anglaise, qui suivrait bientôt, grâce à Schiffrin encore, en 1947, le préfacier serait Hermann Broch. Mais de tels accompagnements n’ont pas suffi à faire connaître encore ce texte majeur, à nos yeux le plus beau, le plus profond et le plus juste qu’on ait écrit sur Homère.

Les éditions Allia viennent cet été de donner cet essai dont on souhaite qu’il rejoigne de nombreux lecteurs. (6 euros 10 centimes !)

Dans sa notice sobre et précise en postface, Monique Jutrin souligne que sa démarche consiste à deviner les êtres derrière les oeuvres, il s’agit d’une lecture existentielle centrés sur ce qu’elle nomme une "expérience éthique". Pour Rachel Bespaloff, la lecture implique nécessairement le lecteur et l’"engage" profondément.

En six parties : Hector, Thétis et Achille, Hélène, La comédie des dieux, De Troie à Moscou (la réflexion croise aussi Guerre et paix), Le repas de Priam et d’Achille, l’ouvrage est complété par un chapitre qui en redonne l’éclairage particulier : Source antique et source biblique, ce qui le rapproche particulièrementde "L’Iliade ou le poème de la force" de Simone Weil (Quarto, pp. 527-552).

Force dont Rachel Bespaloff nous dit qu’elle apparait dans l’Iliade, à la fois comme la suprême réalité et la suprême illusion de l’existence. " Ce bondissement souverain, cette fulguration meurtrière où le calcul, la chance et la puissance ne font qu’un pour défier la condition humaine, en un mot, la beauté de la force [...]"

L’écriture de Rachel Bespaloff est précise, élégante, limpide. On l’a dite mue par un souci pédagogique (son enseignement à Mount Holyoke, mais aussi l’éducation de sa fille). La formule y est fulgurante, telle par exemple en quatrième de couverture :

Le déroulement de l’inévitable a pour théâtre, simultanément le coeur de l’homme et le Cosmos. A l’éternelle cécité de l’histoire s’oppose la lucidité créatrice du poète désignant aux générations futures des héros plus divins que les dieux, plus hommes que les humains. (Hector, p.18)

ou encore :

Car, enfin - et contrairement à ce qu’affirment nos économistes - les peuples qui s’affrontent pour les débouchés, les matières premières, les terres fertiles et leurs trésors, se battent toujours d’abord et toujours pour Hélène. Homère n’a pas menti. (Hélène, p. 34)

Les portraits : Hector, Hélène, Thétis, Achille, Priam sont de toute beauté, celui de Priam venu fléchir Achille de lui rendre le corps de son fils est particulièrement émouvant. Il nous est aussi présenté ainsi :

Se tenant un peu en retrait, au point de jonction de l’ordre tragique et de l’ordre contemplatif, Priam apparaît comme le délégué du poète dans l’épopée, comme l’incarnation de la sagesse homérique.

Du dialogue d’Hélène avec Priam sur les remparts, il nous est suggéré : Sans doute est-ce là ce que Nietzsche voulait, épiait -ce dialogue de le Beauté et de la sagesse au-dessus de la vie, si près d’elle cependant.

Quant à la conclusion, elle a de particulièrement intéressant son "remonter plus haut" pour établir correspondances, résonances :

Le christianisme a opéré une prodigieuse synthèse entre la religion messianique et les philosophies mystiques de la Grèce au moment où l’écart entre le judaïsme et l’hellénisme était le plus considérable. Mais il faut remon­ter plus haut, jusqu’aux grands lyriques de Judée, jusqu’aux Tragiques et à Homère, pour découvrir le fondement commun de la pensée grecque et de la pensée juive. Il y a plus d’affi­nités réelles entre le pessimisme robuste d’un Hésiode et la stimulante amertume d’un Osée, entre la révolte de Théognis et les apos­trophes d’Habakuk, entre les lamentations de Job et les thrènes d’Eschyle, qu’entre Aristote et l’Evangile. [...]

Rachel Bespaloff écrivait cela, en exil. Elle avait précisé à Gabriel Marcel : "Je me suis accrochée à Homère. C’était le vrai, le ton, l’accent même de la vérité. Je considère d’ailleurs la Bible et l’Iliade comme des livres véritablement inspirés - à prendre à la lettre. C’était aussi une purification, et, dans le noir, une lumière qui ne vacillait pas".

Pourtant, ces lueurs d’espérance ne suffirent pas, elle mit fin à ses jours en 1949, alors qu’elle avait entrepris une vaste étude sur la liberté et l’instant.

© Ronald Klapka _ 6 mai 2004

[1Jacques Derrida, Feu la cendre ; éditions des femmes, 1987.

[2On trouve la biographie de Rachel Bespaloff sur le site des éditions Claire Paulhan, qui a édité en 2003 Les lettres à Jean Wahl (1937-1947, sous-titré « Sur le fond le plus déchiqueté de l’histoire ».